En cette fin de XIXe siècle, la domination économique de l’Angleterre sur les autres puissances européennes est indiscutable.
En 1880, le Royaume-Uni est la première puissance industrielle du monde. Londres, ville la plus peuplée de l’époque, est aussi la première place financière mondiale. S’étendant notamment en Afrique et aux Indes, l’Empire britannique, lui, est à son apogée (il contrôlera jusqu’à 25 % des terres émergées). Dans les domaines militaires, culturels et scientifiques enfin, l’Angleterre s’impose comme une puissance incontournable.
C’est dans ce contexte qu’une virulente anglophobie va se faire jour dans toute une partie de la presse française. En France, l’hostilité antibritannique n’est certes pas entièrement nouvelle : elle s’appuie entre autres sur le souvenir de la Guerre de Cent Ans, de l’exécution de Jeanne d’Arc, des affrontements sous Louis XIV ou plus récemment, des guerres napoléoniennes.
Mais divers épisodes de l’expansion coloniale britannique vont donner du grain à moudre aux contempteurs journalistiques de la « perfide Albion », prompts à dénoncer l’impérialisme anglais.
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Crime, misère, prostitution : quand la presse plongeait dans les « bas-fonds » de Londres

En juillet 1882, lorsque une vive tension franco-britannique éclate à propos de l’Égypte (la presse française accuse l’Angleterre de vouloir s’emparer du canal de Suez), le tonitruant Henri Rochefort s’exclame en Une de L’Intransigeant : « L’Angleterre, voilà l’ennemi ! ».
« La France [...] a tout à craindre d’une victoire de l’Angleterre, qui, une fois maîtresse de l’Égypte, tiendrait dans ses mains crochues tout le commerce de la Méditerranée, et régnerait sans partage sur la mer des Indes. Son échec nous permettrait, au contraire, de prendre là-bas la situation qu’elle y a perdue par ses exactions et ses habitudes d’usure [...].
Pour nous, l’ennemi, c’est l’Angleterre ! Qu’elle soit battue à plates coutures : tel doit être le plus ardent de nos vœux ; car nous nous arrangerons toujours avec celui qui l’écrasera. »
Dans de nombreux articles parus alors, le refrain est le même : nation brutale et cupide, l’Angleterre asservirait les peuples par pur intérêt mercantile (à la différence de la France, puissance coloniale éminemment « civilisatrice »). Dans La Vie moderne du 2 octobre 1884, on lit ainsi cette attaque :
« Ces pauvres Anglais n'y comprennent plus rien. Certes, ils sont les plus puissants égoïstes, les plus intraitables corsaires, les plus insupportables gêneurs de cette globule terrestre. Chacun connaît cette vieille fable qui représente un Anglais voyageant en pays inconnu ; il rencontre une grande étendue d'eau, y met le doigt et la goûte :
— Aoh ! cette eau est salée ; ce pays appartient à l’Angleterre !
Les voilà bien, pleins de suffisance et d’insolence, ces croque-mitaines à grosses voix qui font peur aux petits citoyens des petites nations [...].
Comme le verre inclassable, quand il se brise, se réduit en mille morceaux qui ne sauraient être raccordés, cet empire sera pulvérisé d'un coup, mais d’un coup puissant ; il faut que le choc soit violent, sous crainte d’être vain. »
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La crise de Fachoda en 1898 : choc des impérialismes français et anglais

Autre leitmotiv de l’anglophobie d’alors : les Britanniques seraient « hypocrites ». En 1885, quatre articles publiés dans le Pall Mall Gazette par le journaliste William Thomas Stead font scandale en dénonçant la prostitution infantile qui règne dans la capitale anglaise. Pierre Aubry, chroniqueur de La Petite République, exulte dans son éditorial du 13 février 1886 :
« Elle va bien, la vieille Angleterre !
L’hypocrisie anglaise, le puritanisme anglais n'avaient que dédain et mépris pour l'immoralité française, pour Paris, la Babylone moderne, et voici que l'an dernier, dans ce milieu de puritanisme et d’hypocrisie éclatent les abominables scandales dénoncés par la Pall Mall Gazette.
C’est en vain que la presse anglaise, à de très rares exceptions, s'est efforcée de nier, d’atténuer, d’étouffer par la conspiration du silence, les révélations déshonorantes.
La vérité s’est fait jour, les faits publics, patents, n'ont pas pu être sérieusement contestés ; sous le masque du puritanisme et de l’hypocrisie, l'affreuse pourriture est apparue dans son plein. »
Dans un article de décembre 1886, Le Petit Journal fustige également la mode française de « l’anglomanie». Une façon de dénoncer l’influence culturelle du voisin d’outre-Manche auprès d’une certaine élite hexagonale :
« L’imitation des Anglais, l’anglomanie est une rage. Tous les échappés du collège s’ingénient à se donner la raideur du ‘gentleman’ ; [...] ils apprennent quelques mots anglais et les laissent tomber négligemment de leurs lèvres allongées et pincées [...].
Mais regardez-vous donc, hommes et femmes du beau monde, vous êtes tout ce qu’il y a d’antifrançais.
Car les Anglais sont nos pires ennemis ; leur influence néfaste est toujours et partout sensible ; c’est à eux que nous devons la poussée belliqueuse de ces derniers jours, laquelle favorisait une spéculation à la baisse, tout en servant les intérêts anglais. »
Une décennie plus tard, à l’automne 1898, c’est la crise de Fachoda qui cristallise l’hostilité anti-britannique en France. A un moment où les deux pays sont traversés de forts courants nationalistes (la France est en pleine affaire Dreyfus), un incident diplomatique dans le poste militaire avancé de Fachoda, au Soudan, met le feu aux poudres.
Articles à charge et caricatures fleurissent dans les journaux français. Dans une Une célèbre, Le Petit Journal du 20 novembre figure l’Angleterre en loup guettant le Petit Chaperon rouge (la France) portant une galette au nom de « Fachoda » :
Dans la presse la plus violemment antidreyfusarde, les Anglais se voient même assimilés aux défenseurs du capitaine accusé de trahison. La presse britannique, en effet, soutient majoritairement Dreyfus. En avril 1899, La Patrie parle carrément de « complot » anglo-dreyfusard contre la France :
« De toutes les nations qui se sont occupées de ce qui ne les regardait pas, à savoir : de l’affaire Dreyfus, l’Angleterre est celle qui a le plus poussé au développement de la campagne menée par les traîtres pour la dislocation ou la ruine de notre malheureux pays.
Déjà, sa complicité avec les dreyfusards lui a rapporté quelque profit. L’incident de Fachoda démontre, en effet, que le gouvernement britannique n’a pas attendu longtemps pour recueillir le fruit de son active intervention dans l’affaire qui a bouleversé la France [...].
Cette politique si antinationale démontre une fois de plus le complot formé contre nous par l’Angleterre et les dreyfusards. »
Certains chroniqueurs, pourtant, appellent à l’apaisement. C’est le cas de ce journaliste du Rappel qui, le 18 octobre 1898, dénonce l’exploitation populiste, par la classe politique, d’un sentiment anti-anglais construit de toutes pièces. Il pointe notamment le rôle (avéré) des manuels d’enseignement d’histoire de l’époque qui, fortement teintés de nationalisme, tendent à désigner l’Angleterre comme « l’ennemi héréditaire » :
« Parmi les ennemis plus ou moins irréductibles que l'Angleterre trouve en notre pays, il en est beaucoup qui doivent leurs sentiments à la déplorable manière dont l'histoire est enseignée.
Par leurs récits incessants de batailles, d'expéditions militaires, de guerres, de conflits royaux et impériaux, nos historiens et les maîtres de notre jeunesse ne font qu'entretenir dans le peuple, aussi bien de l'autre côté du Détroit que du nôtre, des haines de races et de peuples que tout dans notre civilisation condamne [...].
Tout cela ne serait pas bien dangereux si nos politiciens n'exploitaient pas, au profit de leur ambition, cette tournure d'esprit ; ils savent que, est-on le dernier des imbéciles, on devient un grand homme dès que l'on ‘tape’ sur l'Anglais, et tous, à qui mieux mieux, même parmi ceux qui ne sont point sans valeur, se font un jeu de ‘taper’ sur l'Anglais. »
La seconde guerre des Boers, entre 1899 et 1902, entretiendra encore un certain sentiment antibritannique dans une partie de la presse. Dans son ouvrage Histoire de l’anglophobie en France, l’historien Jean Guiffan notait pourtant en 2004 que cette multitude d’articles à tonalité anglophobe n’eut que peu de prise sur l’opinion publique.
Signée en avril 1904 entre les deux pays, l’Entente cordiale mettra très largement fin à ce discours propagé essentiellement par les journaux. Dans les années 1930, à l’extrême droite, on assistera néanmoins à une résurgence anglophobe qu’illustre par exemple cet article d’Henri Béraud paru dans Gringoire le 18 octobre 1935. Le journaliste y fait ironiquement la liste exhaustive de ses griefs à l’encontre de l’Angleterre :
« Nous proclamons ici que la rumeur publique, le dictionnaire Larousse et la misérable engeance des historiens ont abusé de notre bonne foi. Jamais, à aucun moment, l’Angleterre n’a fait montre envers ses voisins de violence et de perfidie.
Jamais au grand jamais, elle ne fut surprise à mener chez autrui la discorde, à soudoyer la trahison, à opprimer les faibles, à profiter du bien d’autrui, à décimer les races conquises, à torturer l’ennemi vaincu, à renier sa parole, à menacer la paix du monde. Il est très vrai que Jeanne d’Arc est morte de sa bonne mort, sur un lit de roses, et que Napoléon finit ses jours, entouré d’égards, dans un château du Sussex [...].
Fachoda n’a jamais existé que dans l’imagination d’un fasciste en délire [...]. Il faut, en outre, se garder de croire aux récits des voyageurs et des reporters qui parlent d’atrocités commises par les vaillants soldats de sa majesté en Irlande, en Égypte, au Transvaal et dans les Indes. »
Pendant la Seconde Guerre mondiale, la presse vichyste sera elle aussi anglophobe. Les articles antibritanniques dans la presse française se feront ensuite de plus en plus rares, à mesure que le Royaume Uni perdra sa prépondérance économique au profit des États-Unis – eux-mêmes cible d’une hostilité de plus en plus prégnante dans toute une partie de la presse...
Pour en savoir plus
Jean Guiffan, Histoire de l’anglophobie en France, de Jeanne d’Arc à la vache folle, Terre de brumes, 2004
Jean Guiffan, « L’anglophobie en France dans la culture savante et dans la culture populaire des années 1880 à la Seconde Guerre mondiale », 2006, in : Recherches anglaises et nord-américaines, n°33
« L’anglophobie, rumeur populaire ou arme diplomatique ? », France Inter, émission du 26 mars 2019
Ecrit par
Pierre Ancery est journaliste. Il a signé des articles dans GQ, Slate, Neon, et écrit aujourd'hui pour Télérama et Je Bouquine.