Armée de guérilla fondée en 1942, à l’héritage aujourd’hui vivement controversé, l’Armée insurrectionnelle ukrainienne s’était donné pour but l’instauration d’un État ukrainien indépendant. Pour comprendre les circonstances de sa naissance, il faut remonter à l’entre-deux guerres.
Après une éphémère proclamation d’indépendance en 1917, le territoire ukrainien est depuis 1919 divisé entre la Pologne et l’URSS. C’est dans ce contexte que naît l’Organisation des nationalistes ukrainiens (OUN), mouvement ultranationaliste prônant la libération du pays contre les occupants polonais et russes. Idéologiquement proche des thèses fascistes, l’OUN commet dans les années 1930 des attentats contre les autorités polonaises, dont le meurtre en 1934 du ministre de l’Intérieur.
C’est à la suite de cet assassinat que Stepan Bandera (1909-1959), membre de l’OUN et futur leader de l’Armée insurrectionnelle ukrainienne, est arrêté et mis en prison.
Au même moment, l’Allemagne nazie, qui vise l’expansion à l’Est, suit de très près la situation en Ukraine, dont elle entend tirer parti. C’est d’ailleurs ce que note en janvier 1939 le quotidien Le Temps dans un article consacré à l’Europe centrale :
« Il y a enfin le fait nouveau d'un mouvement d'indépendance ukrainienne s'étendant aux millions d'Ukrainiens de Pologne et de Russie, mouvement auquel les Allemands sont particulièrement attentifs, et qui trouve une base de départ et de développement grâce à l'organisation d'une Ukraine subcarpathique autonome. »
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En septembre 1939, l’Allemagne et l’Union soviétique lancent conjointement l’invasion de la Pologne. Stepan Bandera est libéré. En février 1940, l’OUN se scinde en deux courants rivaux : l’OUN-M et l’OUN-B, ce dernier, le plus radical, étant dirigé par Bandera (on parlera de banderivtsi, « bandéristes »).
Bandera choisit alors de collaborer avec l’Allemagne nazie en espérant – non sans naïveté – que celle-ci va l’aider à mettre en place un État ukrainien indépendant. On retrouve en France, dans la presse collaborationniste, par exemple dans cet article paru à l’été 1941 dans Le Petit Journal, cette idée que le IIIe Reich et les nationalistes peuvent ainsi marcher main dans la main :
« Demain, l'Ukraine aussi bien que l'Irak ou la Turquie, peuvent être le point de départ d'une poussée allemande sur les chemins de l'Orient, vers l'Afghanistan, les Indes et la Sibérie même.
Le but ? Économique sans doute. Car ce n'est probablement pas l'annexion que l'Allemagne voudrait réaliser, là-bas, mais plutôt une série de protectorats économiques, avec garanties politiques.
Mesures qui se concilieraient davantage avec les jeunes et ardents nationalismes ukrainien et proche-oriental. Il s'agirait d'attirer vers les centres industriels d'Allemagne, premier pays industriel d'Europe, les matières premières qu'elle retournerait en produits manufacturés. »
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L’OUN-B considère les Russes et les Polonais comme ses premiers adversaires, mais le mouvement a aussi une dimension antisémite. En 1941, les bandéristes organisent des pogroms contre des civils juifs, qu’ils estiment complices de la répression des nationalistes ukrainiens par le NKVD, la police secrète soviétique. L’OUN-B collabore aussi avec les nazis en s’engageant dans les unités de la police auxiliaire, participant à l’exécution de milliers de Juifs.
Les bandéristes vont pourtant rapidement déchanter. En juin 1941, huit jours après le début de l’invasion allemande de l’Union soviétique (l’opération Barbarossa), l’OUN-B proclame à Lviv la création d’un État ukrainien indépendant. Les nazis, qui ne veulent pas de cette indépendance et veulent faire des territoires de l’Est de simples colonies allemandes, arrêtent ou tuent les dirigeants de l’organisation.
Stepan Bandera est alors interné dans le camp de concentration de Sachsenhausen, près de Berlin. Il y restera jusqu’en septembre 1944. Suite à cette répression, l’OUN-B va progressivement se retourner contre les Allemands.
En 1942, l’Armée insurrectionnelle ukrainienne, ou UPA, est fondée par Bandera (depuis sa prison) et Roman Choukhevytch. Forte de plusieurs dizaines de milliers d’hommes, l’UPA combat par les armes à la fois les nazis, les soviétiques, et parfois même, les rivaux nationalistes de l’OUN-M. Entre 1942 et 1944, elle commet en outre des massacres de civils polonais (entre 70 000 et 100 000 tués) dans la région de la Volhynie, au nord-ouest de l’Ukraine.
En 1944, face à l’avancée inexorable de l’Armée rouge, les nazis libèrent Stepan Bandera en espérant qu’il pourra les aider face aux Soviétiques. Bandera collabore alors brièvement avec eux. Après la défaite nazie, il doit s’exiler en Allemagne.
Mais l’UPA n’abandonne pas la lutte. Le journal Combat raconte en septembre 1946 comment les membres de l’Armée insurrectionnelle ukrainienne, désormais au nombre de 5 à 10 000 hommes, mènent des actions armées contre les Soviétiques. Le quotidien raconte également l’histoire « curieuse » et « très peu connue » de Bandera (ici orthographié « Bendero »).
« Les opérations de terrorisme auxquelles se livrent des organisations secrètes ukrainiennes et polonaises continuent à retenir l’attention. Le maquis ukrainien est particulièrement vivace et dangereux. Ici, en effet, il faut parler de maquis, car la résistance de l’U.P.A. (armée insurrectionnelle de libération ukrainienne) — c’est le nom de l’organisation — se manifeste sous la forme la plus classique de la guerre de partisans [...].
Les Benderovistes, du nom de Stefan Bendero, chef suprême de l’U.P.A., constitue une force non négligeable [...]. On ne sait plus rien de précis de la vie de l’U.P.A, si ce n’est que les confins polonais et slovaques (région des Carpathes : Przemysl et Sanok particulièrement) sont infestés de partisans résolus et bien armés, qui vivent sur le pays, brûlant de temps en temps un village polonais qui leur a refusé le logement ou le ravitaillement, ou qui a dénoncé leur présence aux autorités de la ville la plus proche.
Quant à Bendero lui-même, on ne sait pas ce qu’il est devenu. Certains disent qu’il s’est enfui en 1943 du camp où les Allemands l’avaient interné ; d’autres, qu’il a été libéré l’an dernier par l’armée américaine. D’autres encore croient qu’il est mort ; beaucoup, cependant, pensent qu’il dirige toujours son mouvement, soit en Ukraine même, soit de l’étranger. »
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Roman Choukhevytch, l’une des deux têtes de l’UPA, est tué en mars 1950. L’organisation sera progressivement écrasée par les Soviétiques, même si des raids sporadiques ont lieu jusqu’au milieu des années 1950.
Journal hostile au communisme, L’Aurore évoque encore (en les glorifiant) les efforts des maquisards en août 1954, replaçant leur lutte dans le contexte de l’aspiration à l’indépendance ukrainienne :
« Ah ! les Ukrainiens, pourtant les premiers d'entre tous les Slaves que toucha jadis la civilisation de Byzance, éprouvent le sentiment d'une amère et profonde déchéance. Leurs efforts pour sauvegarder, à défaut de la liberté politique, du moins l'autonomie culturelle, n’ont-ils pas malheureusement avorté ?
Pour les mater, pour prévenir une révolte, leurs maîtres de Moscou [...] installent d'authentiques Russes dans les principaux centres, Kiev, Kharkov, Dnipropetrovsk, Odessa pour ‘désukrainiser’ ces cités.
Mais ni les efforts opiniâtres afin d'étouffer l’âme d’un peuple groupant quarante millions d'êtres, ni les manœuvres machiavéliques telle l'exhibition récente d'un ‘émigré repenti’, le renégat Krutij, ne sauraient entamer la farouche volonté de résistance qu'attestent, dans le maquis, les exploits des ‘banderovtsy’, héroïques mainteneurs de l'indépendance ukrainienne. »
Stepan Bandera, quant à lui, sera assassiné par le KGB, à Munich, le 15 octobre 1959. L’indépendance de l’Ukraine n’aura lieu que 32 ans plus tard, en août 1991.
Bandera laisse un héritage évidemment polémique. Sa mémoire est en effet célébrée aujourd’hui en Ukraine par l’extrême droite, et parfois par certains autres pans de la société ukrainienne – surtout depuis les événements de 2014. Une commémoration qui est à l’origine d’une controverse mémorielle avec la Pologne.
En outre, la figure de Bandera est aujourd’hui toujours utilisée par la propagande russe pour justifier l’invasion de l’Ukraine au nom de sa prétendue « dénazification », alors même que le président ukrainien Volodymyr Zelensky a pris ses distances avec la célébration du leader nationaliste.
Pour en savoir plus
Serhii Plokhy, Aux portes de l’Europe, histoire de l’Ukraine, Gallimard, 2022
Arkady Joukovsky, Histoire de l’Ukraine, des origines à nos jours, Éditions du Dauphin, 2005
Pierre Lorrain, L’Ukraine, une histoire entre deux destins, Bartillat, 2019
Guerre en Ukraine : quatre questions sur Stepan Bandera, article publié sur Franceinfo, 20 mars 2023
Ecrit par
Pierre Ancery est journaliste. Il a signé des articles dans GQ, Slate, Neon, et écrit aujourd'hui pour Télérama et Je Bouquine.