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Un entretien avec Napoléon, empereur déchu, à l’île d’Elbe

le 15/11/2023 par Lord Ebrington
le 14/11/2023 par Lord Ebrington - modifié le 15/11/2023

En 1886, alors que la France semble en avoir définitivement fini avec la famille Bonaparte, Le Constitutionnel publie une archive ahurissante tirée d’un temps pas si lointain : l’interview politique d’un Napoléon « retiré » quelques mois avant les Cent jours.

Plus de 70 ans après les faits, Le Constitutionnel publie une bombe dans ses colonnes : les traces écrites d’une rencontre entre le parlementaire britannique lord Ebrington et Napoléon. « Dites-moi franchement : sont-ils contents ? » C’est une question faussement naïve de Bonaparte enfermé au sujet de ses concitoyens français, de la part de l’homme qui fut autrefois empereur et responsable d’avoir plongé l’Europe dans quinze années de guerre.

Il est exilé sur l’île d’Elbe, au large de l’Italie et de la Corse, depuis huit mois. Installé dans son palais suite au traité de Fontainebleau, Bonaparte a prétendument « abdiqué ». Nous sommes au mois de décembre 1814. Quelques mois plus tard, il s'évadera et tentera de revenir au pouvoir – une dernière fois.

Napoléon Ier interviewé par Lord Ebrington, à l’île d’Elbe

Après l’interview du Prince Victor par M. Chincholle, du Figaro, il n'est pas sans intérêt de rapporter, à titre de documents historiques, deux entretiens qu'eut Napoléon Ier avec lord Ebrington pendant son séjour à l’île d'Elbe.

Autres temps, autres interviews !!

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PREMIER ENTRETIEN

Je voyageais en Italie ; je ne voulus pas la quitter sans me rendre à l'île d'Elbe, pour tâcher d'y voir l'homme le plus extraordinaire de notre temps. J'en fus bien accueilli et j'ai eu avec lui deux conversations de plusieurs heures. A l'issue de ces entretiens, je me suis hâté de prendre note de ce qu'il m'avait dit de plus remarquable. Ce sont ces notes que je publie.

Je crois pouvoir garantir que je n'ai jamais altéré le sens des discours que m'a tenus l'empereur Napoléon et que, le plus souvent même, ce sont ses propres expressions que j'ai reproduites. J'ai volontairement omis tout ce dont je n'étais pas parfaitement sûr.

Personne ne sent mieux que moi combien ces souvenirs sont inférieurs à ceux qu'ont publiés les nobles compagnons de l'exil de Napoléon à Sainte-Hélène. Une partie des sujets dont il est question dans mes notes sont traités avec bien plus de développement dans les ouvrages de MM. de Las Cases, Gourgaud et Montholon. Ce sont les superbes contributions du riche qu'ils ont apportées à l'histoire, tandis que je ne puis lui donner que le denier du pauvre. Mais il m'a paru que tout ce qui était de nature à jeter quelque lumière sur cet homme prodigieux ne pouvait pas être entièrement dépourvu d'intérêt, et que le moyen le plus sûr de connaître ses véritables sentiments, c'était de comparer les conversations qu'il a eues à différentes époques, telles qu'elles ont été rapportées par des personnes inconnues les unes aux autres.

Ce fut le 6 décembre 1814, à huit heures du soir, heure indiquée par la lettre de rendez-vous que le grand-maréchal m'avait adressée, que je me présentai au palais de Porto-Ferrajo. Après avoir attendu quelques instants dans le salon de service, je fus introduit dans la pièce où se trouvait l'empereur.

II me fit d'abord quelques questions sur moi, sur ma famille, etc., puis, s'interrompant vivement, il me dit : « Vous venez de la France ; dites-moi franchement : sont-ils contents? » – Comme cela, répondis-je.

– « Cela ne peut être autrement, reprit-il. Ils ont été trop humiliés par la paix. La nomination du duc de Vellington au poste d'ambassadeur a dû paraître injurieuse à l'armée, ainsi que les attentions particulières que le roi lui témoigne. Si lord Vellington fût venu à Paris comme voyageur, je me serais fait un plaisir d'avoir pour lui les égards dus à son grand mérite, mais je n'aurais pas été content que vous me l'envoyassiez comme ambassadeur. Il aurait fallu aux Bourbons une femme jeune, jolie et spirituelle pour captiver les Français ; c'eût été l'ange de la paix. Ils ont laissé trop prendre d'influence aux prêtres, et l'on m'a dit que le duc de Berry avait, dernièrement, fait bien des fautes. Ils ont eu de plus le malheur de signer la paix à des conditions que je n'aurais jamais consenties. Ils ont abandonné la Belgique que la nation s'était habituée à considérer comme faisant partie intégrale de la France. Vous aviez assez gagné à la paix en assurant votre repos intérieur, en faisant reconnaître votre souveraineté dans l'Inde et en mettant les Bourbons à ma place.

La meilleure chose pour l'Angleterre eût été sans doute le partage de la France ; mais, tandis que vous lui avez laissé tous les moyens de redevenir formidable, vous avez en même temps humilié la vanité de tous les Français et produit des sentiments d'irritation qui, s'ils ne peuvent pas s'exercer dans quelque contestation extérieure, produiront tôt ou tard une révolution et la guerre civile.

Au reste, ajouta-t-il, ce n'est point de la France que l'on me mande tout cela car je n'ai de nouvelles que par les gazettes ou les voyageurs, mais je connais bien le caractère des Français ; il n'est pas orgueilleux comme 'l'Anglais, mais il est beaucoup plus glorieux. La vanité est, pour lui, le principe de tout, et sa vanité le rend capable de tout entreprendre.

« Les soldats m'étaient naturellement attachés ; j'étais leur camarade. J'avais eu des succès avec eux et ils savaient que je les récompensais bien ; ils sentent aujourd'hui qu'ils ne sont plus rien. Il y a à présent en France 700 000 hommes qui ont porté les armes, et les dernières campagnes n'ont servi qu'à leur montrer combien ils sont supérieurs à leurs ennemis. Ils rendent justice à la valeur de vos troupes, mais ils méprisent tout le reste. »

Il me parla ensuite de la conscription. « La conscription, dit-il, produisait chaque année environ 300 000 hommes ; je n'en prenais guère plus de la moitié. Aucune classe n'était exempte ; les plus hautes trouvaient des remplaçants au prix de 4 000 fr. Les gens des classes inférieures sentirent maintenant que tous les soldats sortent de leurs rangs, sans recevoir les mêmes primes et sans avoir les mêmes chances d'avancement que sous moi. Au surplus, tout en ménageant le peuple, je favorisais aussi les jeunes gens des hautes classes qui voulaient servir ; je sais qu'il est dur pour un gentilhomme d'être mis au lit avec un soldat, c'est pour cela que j'avais établi des corps d'élite tels que les gardes-d'honneur. J'ai toujours désiré de rétablir les familles nobles dans leur lustre primitif et j'avais, dans mon armée, beaucoup de jeunes gens de l'ancien régime qui se sont bien conduits. J'en avais aussi plusieurs attachés à ma cour, mais à cet égard j'étais obligé d'agir avec beaucoup de circonspection, car, toutes les fois que je touchais cette corde, les esprits frémissaient comme un cheval à qui on serre trop les rênes.

La France avait besoin d'une aristocratie ; il fallait, pour la constituer, du temps et des souvenirs qui se rattachassent à l'histoire. J'ai fait des princes, des ducs, et je leur ai donné de grands biens, mais je ne pouvais en faire des gentilshommes à cause de la bassesse de leur origine. Pour remédier à cela, je cherchais, autant que possible, à les allier par des mariages aux anciennes familles, et si les vingt ans que je demandais pour la grandeur de la France m'eussent été accordés, j'aurais fait beaucoup ; malheureusement le sort en a disposé autrement.

Le roi devrait suivre la même marche que moi, au lieu de tant favoriser ceux qui ont été, pendant vingt ans, enterrés dans les greniers de Londres. Je n'ignore pas qu'un roi peut avoir des amis comme un autre homme ; mais il faut agir selon les circonstances ; et, après tout, Paris vaut bien une messe. En Angleterre, le prince peut suivre ses inclinations personnelles, en nommant, les officiers de sa cour, parce qu'il ne fait qu'une partie du gouvernement. Il peut être malade, même un peu fou, et les affaires n'en vont pas moins leur train, puisqu'elles s'arrangent entre le ministère et le parlement. En France, le roi est la source de tout, et on attache la plus grande importance à ses plus petites actions. Il est comme dans un palais de cristal et tous les yeux sont tournés vers lui. »

Il me dit ensuite qu'il considérait notre chambre des pairs comme le grand boulevard de l'Angleterre ; que sa constitution serait bientôt culbutée, s'il existait des éléments pour faire une autre chambre des pairs égale, sous tous les rapports, à la première. « Mais, en France, je leur ferais quarante sénats tout aussi bons que celui qu'ils ont. » Sur ce que j'observai qu'il me paraissait attacher trop d'importance à notre pairie, il reprit : «. En parlant de la Chambre des pairs, je veux parler du Parlement en général, qui représente la propriété commerciale aussi bien que la propriété foncière, soit par hérédité, soit par élection ; c'est .ce que j'appelle l'aristocratie du pays. C'est cette aristocratie qui a permis à. votre famille royale de se tirer de l'affaire du duc d'Yorck. En France, une affaire comme celle-là aurait peut-être été suffisante pour ébranler le trône. Mais John Bull est solide et constant ; il tient à ses anciennes institutions, et son caractère diffère tellement du caractère français, qu'on ne peut établir aucune comparaison entre les deux; pays. »

L'empereur avait lu la plupart des pamphlets publiés en France depuis son abdication ; il me dit à ce sujet : « Il y en a qui m'appellent un traître, un lâche ; mais ce n'est que la vérité qui offense. Les Français savent bien que je ne suis ni traître ni lâche. Le parti le plus sage pour les Bourbons serait de suivre, à mon égard, la même règle que j'ai suivie par rapport à eux ; de ne pas souffrir qu'on parlât de moi ni en bien, ni en mal. »

(A suivre.)