Interview

L’espionnage au féminin, du XVIIe siècle à nos jours

Photo de l'espionne Mata-Hari publiée le jour de son exécution, Le Petit Parisien, 1917 - source : RetroNews-BnF
Photo de l'espionne Mata-Hari publiée le jour de son exécution, Le Petit Parisien, 1917 - source : RetroNews-BnF

Pourquoi Mata Hari a-t-elle été fusillée ? Milady de Winter a-t-elle vraiment existé ? Via diverses sources et récits, Rémi Kauffer tente de rétablir la vérité sur les légendes de l’espionnage au féminin et sort de l’ombre les agentes dont on ne parle jamais.

Dans son dernier ouvrage, Les Femmes de l’ombre : l’histoire occultée des espionnes, le journaliste et auteur Rémi Kauffer dresse le saisissant portrait d’espionnes, parfois oubliées, et nous dévoile un pan caché de l’histoire des services secrets.

Dans un voyage à travers les époques et les pays, Rémi Kauffer, spécialiste du renseignement, retrace l’odyssée des femmes dans les services secrets. Espionnes de l’Ancien Régime,  « soldates inconnues » de la Grande Guerre, cheffes de réseau de la Résistance, il raconte la vie et les faits d’arme de ces combattantes longtemps sous-estimées.

Propos recueillis par Mazarine Vertanessian

RetroNews : Comment vous est venue l’idée d’étudier la place des femmes dans l’histoire du renseignement ?

Rémi Kauffer : Cela fait 35 ans que je travaille sur les questions de renseignement et je me suis aperçu que c’était un sujet très peu traité par les historiens. Encore aujourd’hui, je m’étonne de voir comme les livres traitant de l’espionnage ont tendance à minorer les personnages féminins. Dans la plupart des ouvrages, sur l’ensemble des personnes citées, il y a seulement 10 % de noms de femmes ! J’ai donc voulu étudier l’intégralité de leurs actions dans les activités de renseignement – qu’elles soient louables, comme l’engagement des résistantes pendant les deux guerres mondiales, ou condamnables lorsque certaines espionnes ont choisi de trahir leur pays. Mon but était de voir, de quelle manière objective, les femmes ont opéré dans l’univers spécifique des renseignements.

Exposition à la BnF

L'Invention du surréalisme : des Champs Magnétiques à Nadja.

2020 marque le centenaire de la publication du recueill Les Champs magnétiques – « première œuvre purement surréaliste », dira plus tard André Breton. La BnF et la Bibliothèque littéraire Jacques-Doucet associent la richesse de leurs collections pour présenter la première grande exposition consacrée au surréalisme littéraire.

 

Découvrir l'exposition

Il est étonnant que cette dimension de l’histoire soit si peu documentée…

Cela s’explique notamment par le fait que l‘histoire du renseignement est écrite par des hommes et que les femmes s’intéressent peu aux questions de renseignement, jugées typiquement masculines.

De manière globale, dans le passé, les femmes ont contribué à leur propre occultation en sous-estimant leur rôle. Par exemple, pendant la Seconde Guerre Mondiale, de nombreuses résistantes ont considéré qu’elles n’avaient fait « qu’aider » leur mari ou leur père – alors qu’elles avaient pris autant de risques qu’eux. Ces résistantes pensaient qu’elles avaient uniquement fait leur devoir et que ça ne valait pas la peine d’en parler outre mesure.

Après la guerre, les femmes ont été écartées. Marie-Madeleine Méric-Fourcade, qui dirigeait  un réseau de renseignement très important, ne figure pas dans les Compagnons de la Libération alors qu’en toute logique elle aurait dû y être nommée. En tout, vous avez 1 033 Compagnons de la Libération dont six femmes. On voit bien qu’il y a eu une sous-estimation de leurs actions…

Selon vous, de quand date l’entrée des femmes dans les services d’espionnage ?

Les plus anciennes sources, précises et fiables, remontent au XVIIe siècle, et datent de la guerre civile anglaise qui a opposé royalistes et partisans des communes – le parti de Cromwell. Les femmes jouent alors un rôle considérable, dans les deux camps.

Chez les royalistes, ce sont principalement des dames de l’aristocratie qui s’engagent et agissent pour des raisons idéologiques en récoltant des informations ou en faisant passer des messages cryptés.

Dans le camp de Cromwell, les femmes qui se mobilisent sont d’extraction sociale moins haute et ont besoin d’être rémunérées. Il est intéressant de voir que dans les livres de compte, elles sont cataloguées comme « nurses » (infirmières). On craignait qu’en ne les inscrivant sous le terme « d’agente de renseignement », certains puritains croient à de la prostitution cachée quand bien même il s’agissait d’infiltration et de contre-espionnage au sein des cercles royalistes.

A partir de quand les femmes sont-elles entrées de plein pied et en grand nombre dans les services de renseignement ?

En général, les femmes se sont engagées par patriotisme. Beaucoup ont intégré les services de renseignement pendant la Première Guerre Mondiale dans le nord de la France et en Belgique, envahis par les Allemands. Le phénomène s’est amplifié lors de la Seconde Guerre, pendant l’Occupation. Les Allemands se méfiant moins des femmes que des hommes, leur rôle s’est trouvé démultiplié car elles pouvaient se déplacer plus facilement à proximité des zones interdites comme les ports ou les gares.

Certaines figures du renseignement féminin sont passées à la postérité. Quelles sont leurs particularités, selon vous ? 

Déjà, il faut rappeler que lorsque vous travaillez dans les services de renseignement, par essence, votre activité est censée rester secrète. Pendant la Seconde Guerre mondiale, des noms d’agentes sont sortis car elles avaient été arrêtées. Suite à leur capture, certaines sont devenues des héroïnes nationales comme Andrée De Jongh, la résistante belge cheffe d’une filière d’évasion de pilotes alliés, qui a été envoyée aux camps de Ravensbrück et Mauthausen.

Il y a aussi des espionnes qui sont entrées dans l’histoire, non pas par leurs actions, mais parce qu’une légende s’est forgée autour d’elles. C’est le cas de Mata Hari qui dansait nue et avait des liaisons, ce qui a beaucoup fait fantasmer…

Vous écrivez, d’ailleurs, qu’elle représente un stéréotype « diabolisé » de l’agente de renseignement

Mata Hari est une espionne hollandaise qui, pendant la Première Guerre mondiale, travaille pour trois services de renseignement – allemand, français et russe – qui savent tous qu’elle est agente triple et qui l’utilisent pour véhiculer de fausses informations.

On ne la fusille pas parce qu’elle représenterait une menace – elle est incompétente en tant qu’espionne – mais pour rassurer les Poilus qui s’inquiètent de la vie de débauche que mènent les « embusqués » à l’arrière en compagnie de leurs femmes, leurs filles et leurs sœurs. Quand elle est arrêtée, Mata Hari a cette image de l’agente futile qui utilise la sexualité pour parvenir à ses fins ; elle est donc sacrifiée pour montrer aux soldats que la justice militaire fait régner « l’ordre moral » à l’arrière.

Si nous avons retenu son nom, c’est que sa mort a brisé un tabou : on ne tue pas les femmes. Une photo d’elle a été prise devant le peloton d’exécution le 15 mars 1917, et a largement été diffusée dans les médias, ce qui a contribué à forger sa légende.

A l'opposé de l'espionne supposée séductrice, certaines agentes sont des modèles de patriotisme, comme Gabrielle Petit.

À l’adolescence, Gabrielle Petit mène une vie un peu déréglée, elle fugue, traîne dans les bals. On pense qu’elle va mal tourner, qu’elle est de la mauvaise graine. Mais pendant la Première Guerre mondiale, les allemands envahissent la Belgique et Gabrielle Petit, qui se découvre une fibre patriotique, se met à travailler pour les réseaux de renseignement britanniques en collectant des informations.

Elle va jusqu’au sacrifice suprême puisqu’elle se fait arrêter et emprisonner. Sa conduite est exemplaire, elle refuse de répondre aux questions des enquêteurs et chante l’hymne national dans sa cellule pour remonter le moral des autres prisonnières. Finalement, elle est fusillée le 1er avril 1916. Le jour de son exécution, elle refuse qu’on lui bande les yeux et crie « Vive la Belgique ! » avant de tomber sous les balles.

Vous évoquez aussi le cas de Gertrude Bell. Elle est l’une des rares femmes à être devenue officier dans les services de renseignement…

Gertrude Bell est une aristocrate britannique. Elle voyage beaucoup, visite une partie du Moyen-Orient toute seule et parle couramment arabe. En 1914, elle participe à des fouilles archéologiques qui se trouvent, comme par hasard, le long du chantier d’un chemin de fer allemand et turc que les anglais surveillent…

Pendant la Première Guerre mondiale, elle intègre le Bureau Arabe, un service de renseignement britannique. Elle est mutée au Caire, où elle œuvre indirectement contre la Turquie. Avec Lawrence d’Arabie, elle pousse les Hachémites, une famille puissante, à se révolter contre les Ottomans.

À la fin du conflit, la France, l’Angleterre et la Russie se partagent le Moyen-Orient et les Anglais nomment Fayçal ben Hussein al-Hachimi roi du nouvel Etat irakien. Celle qui va être la tutrice de cet Etat, c’est Gertrude Bell ! Elle meurt en 1926 et a des obsèques nationales à Bagdad. Sur son cercueil, on déposera à la fois les drapeaux britannique et irakien.

Quelles sources avez-vous utilisées pour préparer cet ouvrage ? 

J’ai consulté les archives du service de renseignement français ou étranger et j’ai eu la chance de rencontrer beaucoup d’anciens résistants. Cela m’a permis de confronter leurs souvenirs aux écrits, qui sont parfois inexacts ou simplistes.

À notre époque, il est facile de savoir comment les réseaux se sont mis en place mais plus on remonte dans le passé, moins nous avons de sources. Par exemple, dans La Guerre des Gaules, on peut lire « César a appris… ». Cela laisse entendre que César avait des espions –  cependant, comme nous n’avons aucun détail, nous ne pouvons qu’émettre des suppositions…

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Les Femmes de l’ombre : l’histoire occultée des espionnes de Rémi Kauffer est publié aux éditions Perrin.