Interview

Vue d’ailleurs : l’URSS idéalisée par la France, selon Sabine Dullin

le 14/02/2022 par Sabine Dullin , Arnaud Pagès
le 31/01/2022 par Sabine Dullin , Arnaud Pagès - modifié le 14/02/2022

« Les Soviétiques ont mis en place un système de relations publiques qui présentait une image idéalisée du régime ». Jusqu'à la mort de Staline en 1953, le culte de la dissimulation fut la marque de fabrique du régime soviétique. Qu’en savait-on en France ?

Historienne et professeure à Sciences-Po en histoire contemporaine de la Russie et de l'Union soviétique, Sabine Dullin est une spécialiste reconnue de l'histoire politique de l'Etat soviétique. Elle travaille sur l'URSS comme fédération, ainsi que sur le concept de « frontière épaisse » qui visait, sous Lénine puis sous Staline, à permettre à la fois l'exportation de la révolution et la protection du territoire russe.

On lui doit notamment Histoire de l'URSS, 1917-1991, paru en 1994 aux éditions de La Découverte et réédité depuis, Des Hommes d'influences : Les ambassadeurs de Staline en Europe (1930-1939) publié en 2001 chez Payot, La frontière épaisse. Aux origines des politiques soviétiques (1920-1940) en 2014 aux éditions de l’EHESS, Atlas de la guerre froide. Un conflit global et multiforme en 2017 aux éditions Autrement et tout récemment L'ironie du destin : Une histoire des Russes et de leur empire (1853-1991) sorti en novembre 2021, également chez Payot.

Propos recueillis par Arnaud Pagès

RetroNews : En 1924, comment est perçue l'arrivée de Staline au pouvoir ? Est-il considéré comme quelqu'un de potentiellement dangereux et autoritaire ?

Sabine Dullin : Lorsque Lénine meurt, Staline est un membre éminent du bureau politique du parti, mais à l'extérieur des frontières, Léon Trotski est davantage connu parce que c'est lui qui a dirigé l'Armée rouge pendant la guerre civile et qui a remporté la victoire finale contre les Blancs. De même que Zinoviev, le chef de l'Internationale communiste. C'est pour cette raison que Staline ne suscite pas de craintes particulières. D’autant que 1924 est aussi l’année de la reconnaissance de l’URSS par la France, alors gouvernée par le Cartel des gauches.

Une étape est franchie à partir de 1928. Un culte de la personnalité se met en place, à l'occasion du cinquantième anniversaire de Staline. Surtout, le Grand tournant, qui vise à accélérer l'industrialisation de l'URSS en lançant le plan quinquennal et la collectivisation, a contribué à le faire connaître à l'étranger. Henri Barbusse, qui a rencontré Staline en 1930, a publié en 1935 une biographie complètement hagiographique. Il dit de Staline, et cette phrase est restée célèbre, qu'il est « l'homme à la tête de savant, à la figure d'ouvrier et à l'habit de simple soldat ». Le mythe commence. Le successeur de Lénine y est représenté comme un dirigeant autoritaire, mais aussi comme un grand homme et un constructeur.

Au même moment, toujours en 1935, Boris Souvarine, un des premiers communistes français à prendre ses distances vis-à-vis du régime, fait paraître une biographie à charge. Il dépeint Staline comme un véritable Machiavel et comme le fossoyeur de la révolution. Il y a ces deux options sur la table. Cependant, l'image qui s'impose, c'est celle d'un homme qui modernise au forceps la Russie et qui paraît moins révolutionnaire que Lénine, et de ce fait, moins inquiétant.

Pour autant, que sait-on ici de ce qui se passe en URSS ?

On sait très peu de choses. L'information circule mal et est très orientée. Il y a véritablement un mystère qui entoure l'URSS. Des diplomates en poste, des journalistes, des voyageurs rapportent leurs impressions, mais les Soviétiques ont mis en place un système de relations publiques particulièrement efficace qui présentait une image idéalisée du régime.

Parmi ceux qui dénoncent le stalinisme, il y a les fonctionnaires du régime qui ont fui à l'étranger. En France, le livre de Boris Bajanov qui raconte en 1930 ses souvenirs d’ancien secrétaire de Staline, lance le genre littéraire du transfuge. Ce sont des succès de librairie et leurs témoignages comptent pour les services secrets et les chancelleries occidentales. Toutefois, ce qui façonne l'image que l'on a en France de la Russie stalinienne dépend surtout de la conjoncture française du moment. L‘impact de la crise de 1929 et de la récession dans laquelle s’enfonce la société française contraste avec l’entreprise de modernisation soviétique. Ernest Mercier, un grand patron français qui n'est absolument pas de gauche, va en URSS en 1935, et revient en décrivant un pays animé par le culte de la technique et entrainé par une énergie folle. La montée en puissance des ligues d'extrême droite, et la menace hitlérienne vont de fait favoriser une position plus conciliante des partis de gouvernement pour l'URSS car celle-ci apparaît alors  comme un allié potentiel.

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A partir de 1933, les Français sont inquiets de la menace allemande et cherchent à restaurer l'alliance franco-russe. Louis Barthou, le ministre des Affaires étrangères, se rapproche de Litvinov, son homologue soviétique, avec l'idée de créer un pacte d'assistance mutuelle. Il parie sur la normalisation de l'URSS, considérée comme plus patriote que révolutionnaire et qu’il fait entrer à la Société des nations. Il paraît en effet opportun de compter sur la puissance soviétique pour lutter contre Hitler. De ce fait, au milieu des années 1930, la dimension terroriste du régime passe à la trappe.

Les organisations antifascistes et de lutte pour la paix qui se structurent sous la houlette plus ou moins ouverte de Moscou rallient de plus en plus d’intellectuels, qui prennent leur carte au Parti communiste français ou deviennent des compagnons de route accueillis comme des rois au pays du prolétariat. Louis Aragon et Romain Rolland, André Malraux et André Gide suivent ce chemin.

Il y a cependant quelques ratés... En 1936, Gide part en Russie, où il prononce un discours lors des funérailles de Maxime Gorki, mais il revient fortement désenchanté. Retour d'URSS est le premier livre d’un compagnon de route qui critique la société stalinienne. Pour la première fois, quelqu'un qui avait déclaré son amour pour l’URSS, décrit un pays vassalisé, craintif, qui a perdu toute liberté. C'est évidemment un pavé dans la mare.

Le régime moins révolutionnaire et plus patriote mis en place par Staline fait parfois moins peur chez les conservateurs que l’URSS de Lénine. L'avant-gardisme des mœurs après la Révolution russe de 1917 avec le droit au divorce et à l'avortement, est en partie remis en cause dans la deuxième moitié des années 30. Et c'est une inflexion qui rassure dans la droite traditionnelle. Tout d'un coup, la Russie n'est plus le pays dénoncé comme celui qui collectivise les femmes !

Avant la Seconde Guerre mondiale, les Occidentaux ne savent donc rien du goulag ?

Rien ou si peu. En France, il y a eu la campagne contre le dumping soviétique en 1930. En 1929, la crise provoque l’effondrement des cours mondiaux des matières premières. Les Français dénoncent alors la vente à prix sacrifiés du bois soviétique exploité par la main-d’œuvre gratuite des prisonniers des camps. Il faut dire qu’entre 1927 et 1932, les relations entre l’URSS et la France sont très tendues. On n’a pas trouvé de solution pour que soient remboursés les emprunts russes et on s’accuse mutuellement d’ingérence : l’ambassadeur Rakovsky à Paris a été expulsé du territoire en 1927 et en 1930, le procès du Parti industriel à Moscou accuse la France de préparer une nouvelle intervention militaire contre l’URSS.

Tout change comme je l’ai dit en 1933 avec l'arrivée d'Hitler au pouvoir. Dès lors, ceux qui veulent s’allier à l’URSS contre les nazis taisent la répression du régime. Edouard Herriot, leader du Parti radical, visite l’Ukraine à l'été 1933 et il écrit à son retour qu’il a vu des champs de blé prospères. La famine fait pourtant au même moment au moins quatre millions de morts. Et les témoignages et les informations circulent sur cet épisode dramatique par le biais des milieux ukrainiens, des consuls italiens et allemands en poste en Ukraine, de l'Eglise catholique qui relaye les dires de ceux qui ont fui en Pologne... Seulement voilà, Herriot voulait considérer Moscou comme une alliée de revers dans un contexte où l'Allemagne devenait de plus en plus menaçante.

Au milieu des années 1930, il y a bien en France la campagne de soutien à Victor Serge, déporté dans l’Oural, qui lève le voile sur la répression pour ceux qui veulent entendre.

Mais ils ne sont pas si nombreux. Les procès de Moscou, qui s’appuient sur les aveux tous plus insensés les uns que les autres des accusés, sont plutôt validés par la Ligue des droits de l’homme. L’ennemi principal est alors le fascisme et le procès du communiste Dimitrov à Berlin, accusé d’avoir incendié le Reichstag, a plus d’impact. Dans la Grande Terreur, des pans entiers  de la répression sont de toute façon restés secrets jusqu’à la fin du régime. Personne ne connaissait les opérations d’élimination de masse qui ont décimé les populations des différentes régions et républiques de l'Union soviétique.

La purge des officiers de l'Armée rouge en 1937, relayée par la presse,  inquiète cependant car elle met à mal la puissance militaire soviétique dans le contexte d'une éventuelle guerre sur le sol européen.

A partir de 1945 et la victoire sur le Troisième Reich,  comment est perçue l'URSS jusqu'à la mort de Staline huit ans plus tard ?  

Avec le pacte Molotov-Ribbentrop, l'image antifasciste de l'URSS s’effondre. Bien des communistes français déchirent leur carte du parti. Après l’entrée de l’Armée rouge en Pologne orientale et l’attaque de la Finlande, les Français sont les premiers à vouloir exclure l’URSS de la Société des nations dans laquelle ils l’avaient fait entrer. L’anti soviétisme est alors très fort dans l'opinion française.

Mais tout change avec l’attaque d’Hitler contre l’URSS en juin 1941 et surtout avec la bataille de Stalingrad et les contre-offensives qui mènent l’armée soviétique jusqu’à Berlin. Il y a alors un moment de soviétophilie très fort et le PCF devient le premier parti de France en 1946.

En 1947, le déclenchement de la Guerre froide et l'exclusion du Parti communiste du gouvernement de la Quatrième République ne font pas disparaître l’image d’un Staline vainqueur du nazisme, et la propagande pour la paix menée par le camp stalinien contre l'impérialisme américain séduit de nombreux artistes, scientifiques et intellectuels.

Le général de Gaulle contribue à maintenir bien au-delà des rangs communistes, avec sa vision d’une Europe de l’Atlantique à l’Oural, une certaine russophilie. Mais celle-ci n’a rien à voir avec l’adhésion au communisme. L’idée est que la France a besoin de la Russie et que la puissance stalinienne est une puissance « russe » plutôt que soviétique. Cette vision gaulliste est très importante car elle a orienté le regard des Français sur l'Union soviétique – et encore aujourd’hui.

Il faudra attendre la déstalinisation pour que la vérité sur le goulag commence à émerger et que la dimension répressive du régime, de même que les échecs de la modernisation économique et sociale soient documentés. Ce n'est qu'à ce moment que les failles de l'URSS commencent à apparaître au grand jour dans les sociétés européennes et en France.

Historienne et professeure à Sciences-Po en histoire contemporaine de la Russie et de l'Union soviétique, Sabine Dullin est une spécialiste reconnue de l'histoire politique de l'Etat soviétique.