Interview

La gloire oubliée des Rochambelles, ambulancières du général Leclerc

Le groupe des Rochambelles au Jardin de Bagatelle, août 1944 - source : Musée de la Libération de Paris-musée du général Leclerc-musée Jean Moulin
Le groupe des Rochambelles au Jardin de Bagatelle, août 1944 - source : Musée de la Libération de Paris-musée du général Leclerc-musée Jean Moulin

Après la débâcle de 1940 l’Américaine francophile Florence Conrad créé le « groupe Rochambeau » pour aider et soigner les FFL sur les côtes nord-africaines. Un an plus tard, elles participeront activement au Débarquement en Normandie.

D’octobre 1943 à septembre 1945, les Rochambelles, groupe d’ambulancières créé à New York en mai 1943, participent à la guerre au sein de la 2e DB du général Leclerc : débarquées en Normandie, elles prennent part à la libération de Paris et iront jusqu’en Allemagne.

Retour, avec Ellen Hampton, sur l’histoire de ce groupe de femmes qui a compté au total 51 membres.

Propos recueillis par Alice Tillier-Chevallier

RetroNews : Comment est né ce groupe des Rochambelles ?

Ellen Hampton : La création du groupe revient à Florence Conrad, une riche Américaine de 57 ans, veuve par deux fois, qui vit en France jusqu’en 1941. Engagée volontaire comme infirmière pendant la Première Guerre mondiale, elle s’active sur tous les fronts quand éclate le conflit en 1939 : elle organise un convoi de camions chargés de mettre en lieu sûr les joyaux du Louvre, notamment la Vénus de Milo et la Victoire de Samothrace ; puis ouvre des cantines pour les soldats français sur le front ; met sur pieds un service d’ambulances pour évacuer les blessés en mai-juin 1940 ; achemine le courrier des soldats prisonniers en Allemagne pour qu’ils puissent faire savoir à leur famille qu’ils sont vivants…

Menacée par la Gestapo, elle rentre à New York au cours de l’hiver 1941. C’est là qu’elle décide, dans les mois qui suivent le débarquement des Alliés en Afrique du Nord de novembre 1942, de créer un groupe d’ambulances qui pourrait, en temps voulu, participer à la libération de la France. 

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Comment met-elle sur pied ce groupe d’ambulances conduites par des femmes ?

L’idée est en effet de ne pas mobiliser inutilement des hommes qui pourraient prendre part aux combats. Florence Conrad se tourne alors vers son entourage, des associations, des clubs d’université, et grâce à leurs dons, réussit à acquérir 19 ambulances Dodge, qu’elle commande en Indiana. Elle recrute ensuite les ambulancières grâce au bouche-à-oreille et aux affiches qu’elle placarde dans les départements de français des universités américaines.

Après d’âpres négociations avec les autorités françaises, notamment le général Émile Antoine Béthouart, chef de la mission de la France libre à Washington, elle réussit à faire intégrer son groupe de 14 ambulancières dans les Forces Françaises Libres en juillet 1943. Florence Conrad s’attribue le grade de commandant ; elle fait de Suzanne Torrès son adjointe, avec le grade de lieutenant.

D’où vient leur nom de Rochambelles ?

A cette date, les ambulancières s’appellent « le groupe Rochambeau ». Cherchant un nom français qui soit facilement reconnaissable pour les Américains et ne pouvant choisir La Fayette, déjà utilisé par une escadrille de volontaires américains de la Première Guerre mondiale, elles optent pour un autre nom de la Révolution américaine : le comte de Rochambeau, commandant des troupes d’infanterie française à la bataille de Yorktown en 1781. 

Le surnom de « Rochambelles » viendra plus tard, fin 1943-début 1944, alors qu’elles sont stationnées avec la 2e DB en Afrique du Nord. Il faut dire que l’époque était aux surnoms : il y avait notamment les Marinettes – les Services féminins de la Flotte de la 2e DB –, et aussi les Merlinettes, sous les ordres du général Merlin, commandant des transmissions du Corps expéditionnaire français.

À partir de New York, quel est leur parcours ?

Les ambulancières quittent New York en septembre 1943 pour la Virginie où, à Camp David Henry, elles apprennent à marcher en rang, avant d’embarquer avec 6 000 soldats américains et 15 infirmières à bord du Pasteur, un paquebot français cédé aux Anglais. Au bout de 11 jours de traversée, elles débarquent à Casablanca, au Maroc. 

C’est là que le groupe Rochambeau, installé d’abord dans une école, puis à bord d’une péniche à Rabat, poursuit son entraînement, et apprend notamment à conduire ces lourdes ambulances à double levier de vitesse, qui pèsent chacune 1,5 tonne, et ont une vitesse de pointe de 85 km/h ! C’est là aussi que le groupe s’agrandit avec de nouvelles recrues : elles seront surnommées « les Marocaines », pour les distinguer des engagées de la première heure, « les Archipures ». 

Depuis le Maroc, Florence Conrad et Suzanne Torrès se rendent à Alger auprès du général Koenig qui est en train de mettre sur pied une armée destinée à reconquérir le continent européen, et obtiennent leur rattachement à la 2e DB du général Leclerc, en octobre 1943. L’ensemble de la division s’installe en avril 1944 à Assi Ben Okba, près d’Oran, puis s’embarque pour l’Angleterre le mois suivant, et de là, pour la Normandie, le 30 juillet 1944, quelques semaines après le débarquement du 6 juin.

Qui sont ces femmes qui se portent volontaires ?

La majorité d’entre elles ont à peine 20 ans : c’est d’ailleurs la raison pour laquelle Florence Conrad, sentant bien la différence de génération et préférant assurer la liaison avec les autorités militaires françaises et américaines, laisse bientôt les rênes à son adjointe, Suzanne Torrès, surnommée Toto. 

Socialement, les Rochambelles viennent pour la plupart de milieux favorisés, ce qui explique d’ailleurs qu’elles n’aient pas travaillé et aient pu s’engager. Les premières recrues sont plutôt des citadines ; les « Marocaines », elles, sont plus physiques et habituées au grand air. À quelques exceptions près – une Autrichienne, une Roumaine, deux Américaines en plus de Florence Conrad –, elles sont toutes françaises : celles que l’on surnomme « Marocaines » sont en réalité issues de familles qui ont quitté la France en 1938 ou 1939.

Quelle a été le quotidien de ces ambulancières, une fois débarquées en Normandie avec le reste des troupes du général Leclerc ?

Les Rochambelles étaient non pas derrière les lignes, mais véritablement intégrées aux unités combattantes de la 2e DB, chaque ambulance étant détachée auprès d’une unité spécifique et de ce fait très exposée. 

Dès la nuit du 6 août, quelques jours après leur débarquement en Normandie, elle reçoivent leur baptême du feu, alors que leur camp est visé par l’aviation allemande. Tout au long de la campagne militaire, elles conduisent de nuit, sans aucun éclairage, pour aller récupérer les blessés ; les half-tracks du bataillon médical les remplacent parfois là où leurs ambulances, qui n’ont pas de blindage, ne peuvent se rendre. 

Les trois Rochambelles qui ont écrit leurs mémoires, et toutes celles que j’ai pu interroger, évoquent la peur bien sûr, à laquelle elles répondent en mettant toute leur concentration sur leur mission : l’important est de conduire les soldats blessés à l’hôpital.

Comment les Rochambelles étaient-elles considérées par les hommes de leur division ?

D’abord regardées avec hostilité de la part d’hommes qui ne voulaient pas de femmes dans leurs rangs, les Rochambelles ont conquis le respect, et ce dès l’Algérie où les soldats français commencent à les désigner comme « nos filles », puis, plus encore, à l’épreuve du combat. Exemple parmi d’autres de la reconnaissance à l’égard de leur engagement et de leur courage, Christiane Petit et Ghislaine Bechmann seront autorisées à porter le calot rouge distinctif des spahis auxquels elles sont rattachées, à la suite d’une intervention particulièrement risquée.

Toutes recevront la Médaille militaire, dévolue en principe aux sous-officiers et aux soldats, et beaucoup d’entre elles seront également décorées de la Croix de guerre. Dix d’entre elles suivront Leclerc en Indochine.

Docteure en histoire (EHESS), Ellen Hampton a enseigné l’histoire à l’IEP de Paris et de Reims. Elle est l’auteur de Les Rochambelles. Ambulancières de la France combattante, 1943-1945 (éditions Tallandier, 2022).