Interview

Le mythe de la Résistance en France : « une réécriture du passé »

le 06/09/2023 par Laurent Douzou, Marina Bellot
le 14/06/2023 par Laurent Douzou, Marina Bellot - modifié le 06/09/2023

La Résistance a-t-elle donné lieu à un récit unificateur qui a permis d'oublier la collaboration pour privilégier l'union nationale ? L'historien Laurent Douzou revient sur ce qu'il nomme le « mythe du mythe résistancialiste », estimant qu'il n'existe pas une mais des mémoires, parfois antagonistes, de cet épisode de l'histoire française.

RetroNews : Vous écrivez, dans vos travaux sur la Résistance, que le concept de « mythe » est aujourd’hui utilisé sans réflexion ni sur ce qu’il désigne, ni sur ses implications. Qu’est-ce qu’un mythe historique ? Et en quoi n'existe-t-il pas, selon vous, de mythe de la Résistance ?

Laurent Douzou : Un mythe est un récit qui traverse les âges et qui a pour fonction de fournir à une société une stabilité, une cohésion, de faciliter la vie commune, l'acceptation des règles. Ce récit peut varier dans le détail mais a un cadre qui reste à peu près immuable. C’est une clé identitaire. Le mythe s’étudie scientifiquement, c’est quelque chose de très profond, très ancré dans les sociétés et les populations.

L'usage qu’on en fait quand on parle de la Résistance est très différent : c’est un usage trivial, banal. Le mythe ne désigne plus du tout un récit unificateur et partagé : là, le terme est employé au sens de ce qui n’est pas conforme à la réalité des faits, ou ce qui est exagéré à des fins qui peuvent être idéologiques, politiques, partisanes. En l’occurrence, le mythe résistancialiste a consisté à dire que la Résistance avait été le fait de quasiment l’ensemble de la population : on comprend bien qu’il s’agit de gommer les clivages très profonds de l’Occupation et d’atténuer les dissensions qui travaillaient la société de l’immédiat après-guerre. Or on sait bien que la Résistance n’a jamais regroupé l'ensemble de la population française.

Le mythe est ici une réécriture du passé pour que le présent soit plus acceptable. Ce sont deux usages du mot radicalement différents.

Quelles différences établissez-vous entre le mythe et la légende, le légendaire ?

La Résistance s’est développée en créant au fil de son action un légendaire : elle a mené des actions limitées mais magnifiées à mesure qu'elles se déroulaient. Autrement dit, l’une des armes de la Résistance est le légendaire. Par exemple, on va construire la légende d’un chef ou d’un groupe courageux et inventif, en magnifiant ses faits et gestes. Cela fait apparaître la Résistance beaucoup plus puissante qu’elle ne l’est en réalité. Il y a l’action elle-même et l'écho qu’elle suscite, la puissance prêtée à la Résistance. La légende, le bluff, sont inhérents à la Résistance.

De même, la Résistance s’appuie surtout sur la « propagande diffusion », c’est-à-dire sur la rédaction, la conception, l’impression et la diffusion de feuilles clandestines et de tracts. C’est un aspect très important : le journal clandestin est le meilleur recruteur qui soit.

À la Libération, le légendaire ne se transforme-t-il pas en mythe au sens où vous l'entendez, à savoir un récit unificateur ?

Sous la plume de Henry Rousso, le mythe résistancialiste a été unificateur dans le sens où il a servi à minimiser les crimes de Vichy et à exalter la Résistance comme un phénomène qui aurait unifié la population… Pour moi, on est ici dans le mythe du mythe. J’estime en effet qu’il n’a jamais existé un tel mythe cohérent porté par des gens unis d’un bout à l’autre. Il y a bien un respect et une admiration voués aux résistants mais il existe autant de mythes que de familles politiques ! Les récits sont différents, selon que l’on est communiste, gaulliste, démocrate-chrétien… Les communistes vont par exemple mettre en avant une figure comme celle de Guy Môquet, tandis que les gaullistes loueront Honoré D'Estienne d’Orves ou Jean Moulin… À chaque famille ses héros.

Cette mémoire, éclatée après la guerre, l’est devenue encore plus avec la Guerre froide, puis avec les conflits des colonisations. Pendant la guerre d’Algérie, par exemple, on trouve dans les deux camps des gens qui étaient résistants ensemble entre 1940 et 1944. Ainsi, l’un des chefs de l’OAS, Georges Bidault, successeur de Jean Moulin à la présidence du Conseil national de la Résistance (CNR), est dans le camp de l'Algérie française – ce n’est pas celui de Germaine Tillion, par exemple. Et pourtant, tous deux étaient unis dans la Résistance.

 

Est-ce l'une des raisons pour lesquelles la mémoire résistante a eu du mal à se frayer un chemin après la guerre ?

Tout à fait. Il y a bien sûr des commémorations officielles, notamment la panthéonisation de Jean Moulin qui est une tentative de présenter une Résistance unie autour d’un personnage. Mais c’est très exceptionnel car commémorer la Résistance est très difficile : comment commémorer un phénomène clandestin d’un bout à l’autre, qui a laissé très peu de traces et d’archives ?

Si l’on prend les journaux numérisés sur RetroNews, on constate qu'il y assez peu de matière produite par la Résistance ; en revanche, on trouve de nombreuses sources collaborationnistes qui assimilent la Résistance à du terrorisme. Les résistants ont eu du mal à faire vivre leur mémoire puisqu’ils ont été pris dans une contradiction : soit ils disaient que la Résistance avait été un phénomène minoritaire – et ce faisant ils désignaient le reste de la population comme n’en ayant pas fait partie. Soit au contraire, ils disaient avoir été appuyés par la population, ce qui revenait à dissoudre la nature même de la clandestinité. Ils ont donc été obligés de naviguer entre ces deux écueils...

On a toutefois assisté à une libération progressive de la parole...

C’est une mémoire qui, longtemps, ne s’est pas partagée. Mais les résistants, comme les déportés, se sont peu à peu rendu compte que l’on pouvait travestir leur expérience, voire la nier. C’est pourquoi, dans la deuxième moitié des années 1970, ils ont commencé à prendre la parole pour s’opposer à ce négationnisme, et ont évoqué la réalité du fonctionnement de la société clandestine, leur intimité, leurs émotions... Ainsi, le temps passant, on a assisté à un rapprochement des différentes mémoires.

Un bon exemple de cela est le fait que Nicolas Sarkozy, quand il était président, a demandé à ce qu’on lise en classe la dernière lettre de Guy Môquet. C’est un exemple très étonnant car, jusque-là, il ne serait venu à l’idée de personne à droite de se revendiquer d’un résistant communiste. Or à partir de ce moment-là, la figure de Môquet tombe dans le domaine commun.

Y a-t-il, encore aujourd’hui, des controverses sur la réalité de la Résistance française ?

La question de savoir quelle est la place du mythe dans cette histoire se pose encore. Une vision assez majoritaire est portée par des gens comme Henry Rousso, pour qui il y a bien eu un mythe de la Résistance, qui ne s’est défait qu’à partir des années 1980/90, dans le sillage d’oeuvres telles que le film Le Chagrin et la pitié de Marcel Ophüls, qui est une chronique sans complaisance d’une ville pendant l’Occupation. Le mythe se serait ensuite délité peu à peu. En 1987, Henry Rousso crée le concept de « Syndrome de Vichy », qui désigne la volonté d'oublier la collaboration pour privilégier l'union nationale. C’est un récit assez convaincant, qui a la grande vertu de la simplicité. Ce récit irrigue très largement l’enseignement secondaire.

Selon moi, c’est plus compliqué : on ne peut comprendre la Résistance sans tenir compte du fait qu’elle n’a pas pu se développer sans légendair. Si tout un chacun a admiré – et admire – la Résistance, c’est bien parce que chacun a conscience que ce fut un choix aussi risqué que minoritaire.

Spécialiste de l'histoire et de la mémoire de la Seconde Guerre mondiale, en particulier de la Résistance intérieure française, Laurent Douzou est historien et professeur émérite d'histoire à l'université Lumière Lyon-II et à l'Institut d'études politiques (IEP) de Lyon.