Christian Ingrao, historien et directeur de recherches au CNRS, est l’auteur aux côtés de Johann Chapoutot et Nicolas Patin du livre-somme Le monde nazi paru en 2024 aux éditions Tallandier. Il est également l’auteur notamment de La Promesse de l’Est. Espérance Nazie et génocide, 1939 -1943.
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RetroNews : On entend très rarement parler du destin des prisonniers soviétiques. Qu’est-il advenu d’eux après leur capture par les soldats allemands ?
Christian Ingrao : Tout dépend de leur date de capture. Lors de la campagne éclair Barbarossa, les prisonniers tombent en masse entre les mains de la Wehrmacht. L’armée allemande opère de grandes batailles d’encerclement. Or dès avant la guerre, il avait été décidé de ne pas nourrir les prisonniers. En d’autres termes, les quelque 2,5 à 3 millions de prisonniers de guerre soviétiques qui sont capturés entre juin 1941 et février 1942 sont peu ou prou voués à la mort.
Ceux qui sont encerclés par les armées de la Wehrmacht et sont faits prisonniers, sont envoyés dans d’immenses zones de rassemblement. Ce peut être des zones quasiment en rase campagne avec simplement des barbelés ; à Minsk, c’est une usine de machines agricoles ; à l’arrière, en Pologne par exemple, ce sont d’anciens terrains d’exercice de la Wehrmacht des années 1939-1940 qui sont transformés en camps de prisonniers. Et à partir de ce moment-là, on ne les nourrit plus, on ne leur donne plus d’eau. Ils ont entre trois semaines et trois mois d’espérance de vie.
Existe-t-il des variantes à ce schéma funeste ?
D’autres soldats n’ont pas un sort meilleur… Au départ, dans ces zones qu’ils ont envahies – la Biélorussie, les États baltes, l’Ukraine – les nazis mettent en place un système d’occupation qui est le plus léger possible et qui se concentre essentiellement sur les villes et sur les voies de communication. Mais, à partir de l’automne 1941, les politiques d’occupation nazies se radicalisent : des dizaines de milliers de soldats, estimant que le combat est vain, essayent de rentrer en Russie en prenant les axes routiers et les nazis mettent en place des politiques de chasse contre ce qu’ils appellent les « Ostfremden », les personnes qui sont extérieures aux localités qu’ils tiennent. Ils installent alors des barrages sur les axes routiers, inspectent les cheveux des gens : s’ils ont les cheveux coupés trop court, ils les fusillent…
Troisième destin possible ? Celui des soldats qui ont vu les autres se faire fusiller et qui décident de se retirer des axes de communication. Ils rentrent dans les forêts. Et ils vont récupérer les armes qui jonchent leur sol pour essayer de se nourrir en « demandant » aux paysans à manger. Ce sont les premiers partisans ; et ce sont les nazis qui ont littéralement suscité la première génération des mouvements de partisans !
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Mais ces soldats russes n’étaient-ils pas protégés par la Convention de Genève ?
L’URSS n’est pas membre de la Convention de Genève parce que les Soviétiques considèrent que cette convention s’intègre dans un ordre capitaliste et conservateur qu’ils récusent. Dès lors, les Allemands estiment avoir les mains libres. Et quand ils pensent qu’ils pourraient ne pas avoir les mains libres, il ne faut pas oublier qu’ils ont mis en place des ordres qui excluent de toute juridiction militaire l’ensemble des actes qui sont commis dans le cadre du plan Barbarossa. Une zone non juridique parfaitement organisée a été mise en place ! On fait donc des prisonniers ce qu’on en veut…
Vous dites que même ces 2,5 millions de prisonniers sont en réalité des « survivants ».
Oui, car les régiments de la VIe armée allemande ne font plus de prisonniers au bout de quinze jours d’offensive ! Si un petit groupe de cinq ou six soldats russes se rend, tous sont morts dans les deux heures. Si une compagnie est isolée, les soldats ont un peu plus de chances, mais il est parfaitement possible que trois ou quatre heures après, ils aient été désarmés et abattus. Ce n’est que quand un régiment se rend et parce que cela prend beaucoup de temps de tuer cinq cents personnes, que les prisonniers sont envoyés dans un camp de regroupement. Il faut bien se représenter que des batailles d’encerclement comme celles de Briansk ou de Viazma, c’est 400 à 500 000 personnes qui tombent prisonnières en même temps. Ce sont des chiffres hallucinants !
Pour expliquer ces 2,5 millions de morts, il faut comprendre la conjonction de deux éléments : l’utilisation projetée de l’arme de la famine par la Wehrmacht et puis cet effondrement de l’Armée Rouge initial dans les cinq ou six premiers mois de la campagne.
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Cette barbarie s’insère-t-elle dans « quelque chose de plus grand » à l’Est ?
Elle est en tout cas l’indice de quelque chose de plus grand à l’Est. Barbarossa est une campagne qui n’est pas du tout de la même nature que celles qui ont été menées jusqu’ici. Peu ou prou, les guerres que mettent en place les Allemands entre 1939 et 1941 sont des guerres de revanche. La Pologne, c’est une création de la défaite de la Première Guerre mondiale. La France, inutile de faire un dessin… Idem pour la Yougoslavie : c’est une armée d’Autrichiens qui envahit les Balkans. On rejoue 1914.
Mais ce qui se dessine à partir de l’été 1940 et qui va devenir Barbarossa en juin 1941 est d’une tout autre nature. Pour deux raisons. La première, c’est que le nazisme est un antagonisme : il est fondé sur un régime d’historicité qui assigne à l’avenir d’abord une guerre fondamentale contre l’ennemi racial total et absolu, l’ennemi juif, qui a pour incarnation principale le « judéo-bolcheviste ». Les Juifs sont censés être les marionnettistes du bolchevisme. La seconde raison, c’est que le combat contre l’URSS est la condition sine qua non de la réalisation de l’utopie nazie.
Celle-ci s’incarne dans trois concepts principaux. Le premier, c’est le Lebensraum, le biotope, l’espace vital. Le deuxième, c’est Volksgemeinschaft, cette société à venir, apaisée, heureuse, frugale mais prospère, dont les nazis s’assignent la construction. Le troisième et dernier concept, c’est le grand Reich de mille ans, qui ne peut advenir que si on arrive à accomplir et la conquête de toute l’Europe et la construction d’une nouvelle société. Si l’on y parvient, alors le résultat ne peut durer que mille ans. Et donc, pour les nazis, le topos de la réalisation de cette espérance impériale, c’est l’invasion de l’URSS.
Une fois que vous avez mis ça en place, vous comprenez qu’aux « grands maux les grands remèdes » et que les moyens qui se mettent en place sont des moyens radicaux.
Cette « pensée nazie » est, on l’imagine, complétée par un argumentaire d’ordre économique…
Vous avez toute une génération d’experts économiques qui considèrent en effet que les appareils productifs européens ne sont « pas suffisants » pour l’ensemble des populations vivant là. En juillet 1940, Herbert Backe, le ministre de l’Agriculture, sort un mémorandum disant que près de 65 des 512 millions d’Européens – parmi lesquels 17,2 millions de personnes vivant dans le Grand Reich – dépendent des importations pour leur nourriture. De fait : on ne peut pas les nourrir !
Les nazis prennent donc la décision en février-mars 1941 de ne pas nourrir le Ostheer, c’est-à-dire l’armée de l’Est, qui devra vivre sur les pays conquis. À partir de ce moment-là, les villes de l’arc occidental de l’empire soviétique sont peu ou prou vouées à mourir de faim. « Des dizaines de millions d’individus doivent mourir de faim » : c’est écrit comme cela dans le compte rendu de la réunion ! Donc, par extension, les soldats des armées soviétiques. L’armée allemande n’est elle-même pas nourrie ! Feront donc partie des premiers contingents dont la mort est implicitement attendue les prisonniers soviétiques…
Pour en savoir plus
Le monde nazi, rédigé conjointement par Johann Chapoutot, Christian Ingrao et Nicolas Patin, est publié aux éditions Tallandier.
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