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La libération de Buchenwald à travers la presse française

le par - modifié le 19/02/2021
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Entre avril et mai 1945, les Alliés libèrent le tristement célèbre camp de concentration nazi. Cet événement est abondamment commenté dans la presse française, et pour cause : quelque 24 000 prisonniers français y ont été déportés.

Après avoir été, avec Dachau et Sachsenhausen, l’un des premiers camps de concentration construits sur le sol allemand par le régime nazi, le camp de Buchenwald fut le premier à être libéré. Il aura fonctionné du mois de juillet 1937 au 11 avril 1945, date à laquelle il fut découvert par l’armée américaine qui se dirigeait vers Weimar. Sa libération retint particulièrement l’attention de la presse française dès lors qu’entre 1943-1944, près de 24 000 prisonniers français y avaient été déportés (cf. Olivier Lalleu, La Zone grise ?, Tallandier).

Destiné à y regrouper les opposants au système nazi, Buchenwald avait concentré le plus grand nombre de détenus politiques, essentiellement des communistes et des sociaux-démocrates allemands. Cette donnée explique que, par comparaison avec les autres camps, la résistance clandestine, dont firent partie des cadres du Parti communiste français comme Marcel Paul, y fut plus forte et mieux organisée.

Cycle : 1945, l'ouverture des camps

Il y a 75 ans : la découverte des « camps de la mort » nazis

Avec un collège de spécialistes de la période, retrouvez une série d’articles pour revenir sur la couverture par la presse de la découverte des camps de concentration et d'extermination.

 

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Soixante-quinze ans après la fin de la Seconde Guerre mondiale, l’histoire de Buchenwald reste un domaine controversé. Le rôle des détenus politiques, qui assuraient la gestion interne du camp, et leur participation à la libération du camp ont pu faire l’objet d’interprétations différentes – souvent à relier aux enjeux idéologiques du moment. Mais à confronter les premiers articles publiés dans presse française avec l’état actuel de la recherche, on mesure surtout le déplacement des centres d’intérêt et l’évolution des sensibilités.

Ce qui frappe d’emblée le lectorat d’aujourd’hui, c’est l’absence de référence au camp d’Auschwitz, pourtant libéré près de deux mois auparavant, le 27 janvier 1945. Comme si, avec Buchenwald, la presse française découvrait l’horreur des camps :

« La puissante imagination de Dante est, dans son Enfer, en deçà de ce que les nazis ont été capables de réaliser dans le camp de Buchenwald », peut-on ainsi lire dans le quotidien chrétien La Croix, le 21 avril.

La description du « Petit camp », surpeuplé depuis l’été 1944, y était pour beaucoup. Cette enclave était devenue un véritable mouroir lorsque Buchenwald, vers lequel affluaient les rescapés des « marches de la mort » évacués des camps de l’Est à l’approche de l’armée soviétique, outrepassa largement ses possibilités d’ « accueil ».

Quant à  l’organe central du Parti communiste, L’Humanité, il relaiera le 21 avril (p.1/2) ce qui allait devenir l’un des topoï de l’imaginaire des camps en titrant :

« Les SS se faisaient des abat-jour en peau humaine... »

La fabrication d’abat-jour à partir de tatouages de détenus qui auraient plu à Ilse Koch, la femme du premier commandant du camp de Buchenwald Karl Koch, devint le symbole de la barbarie nazie. Quoiqu’attestée par deux témoins dignes de foi, la fabrication d’abat-jour en peau humaine n’aurait pas été le fait que de celle qu’on appela « la chienne de Buchenwald », titre du livre que lui consacra l’ancien déporté Pierre Durand. Après guerre, Ilse Koch fut jugée et condamnée à perpétuité mais, faute de preuve, décida-t-on alors, ce fait ne fut pas reconnu contre elle.

Employant le terme d’ « extermination », le journal France, du 27 avril 1945 (p. 12), contribuera à la confusion entre camp d’extermination et camp de concentration :

« À Buchenwald, la mort participait au quotidien. Après quelques mois, le contingent auquel j’appartenais avait perdu 50% de ses éléments.

Une volonté délibérée d’extermination progressive présidait à l’organisation des moindres actes de nos vies. »

La mise sur le même plan d’Auschwitz et de Buchenwald est clairement établie dans Les Étoiles du 29 mai 1945 (p.3/6), qui titre :

« Auschwitz, Buchenwald, les médecins français ont rapporté des précisions accablantes sur ces gigantesques usines à fabriquer des cadavres.

Dans les camps de la mort, les nazis avaient mêlé toutes les races, toutes les nationalités alités, toutes les conditions sociales : médecins, magistrats, journalistes, Tziganes, hommes politiques, détenus de droit commun, résistants, membres du clergé, Israélites, assassins... »

La distinction entre les camps d’extermination, qui produisaient de la mort sur le mode industriel, et les camps de concentration où l’on mourrait en masse mais dont, chance, hasard et solidarité aidant, on pouvait survivre, n’a été faite qu’ultérieurement (cf. Annette Wieviorka, Déportation et génocide. Entre la mémoire et l’oubli, Plon, 1992).

Contrairement à Auschwitz, la moitié des prisonniers français revinrent de Buchenwald. Mais, à tout prendre, avançait-on alors, ne valait-il pas mieux périr dans une chambre à gaz que de mort lente dans un commando de travail sous les coups ou sous la torture, comme les 56 000 morts recensés à Buchenwald ? Cet argument, qui fut notamment avancé par David Rousset, ancien déporté et auteur du magistral roman-document Les Jours de notre mort (1947), explique, en partie, l’absence de référence à la déportation des Juifs en tant que tels et le retard de la prise de conscience de la spécificité du génocide. Le mot « juif » lui-même ne figure pas dans les articles de presse, ou alors sous la forme jadis usuelle d’« Israélites ».

Ainsi Combat, dans son édition du 21 avril (p.2/2), soit dix jours après la libération du camp, informe-t-il que le champion de natation, Alfred Nakache, a survécu mais ne mentionne pas les raisons de sa déportation, ni celles de la mort de sa femme et de sa fillette, sans doute immédiatement dirigées vers la chambre à gaz :

« ALFRED NAKACHE est en vie […]

Malheureusement, il n'en est pas de même de sa jeune femme – professeur de culture physique à Toulouse – et de sa fillette, âgée de 4 ans, qui avaient été emmenées avec lui au camp d'Auschwitz.

Étant tombées malades, elles ont toutes deux été gazées par les Boches. »

Ce mélange de pudeur, étrange à nos yeux aujourd’hui, et de volonté de ne pas distinguer des catégories d’êtres humains à l’instar de ce qu’avaient fait les nazis, a pour résultat qu’on oblitère le sort particulier de ceux d’emblée voués à la mort : les Juifs et « Tziganes », ces derniers presque jamais mentionnés.

Dans l’article que lui consacre l’organe socialiste Jeunesse le 18 mai 1945 (p.3/7), la qualité de « Juif » de Léon Blum, libéré de Buchenwald, est évoquée, mais en passant et de façon erronée :

« Les Jeunesses socialistes saluent avec respect et émotion le retour tant attendu de leur grand ami Léon Blum. (…)

Léon Blum fut arrêté en France par Pétain et conduit par Hitler à Buchenwald, ce camp où voisinaient des milliers de cadavres amassés et de vivants décharnés. Il fut séparé des autres hommes politiques déportés, parce qu'il était Juif. »

On sait que l’ancien président du Conseil ne dut pas ce traitement de faveur – il vivait dans un logement situé à l’écart du camp, des coups, du typhus et de la faim – à sa condition de Juif, mais à son statut d’éventuelle monnaie d’échange pour les nazis.

L’administrateur de la Bibliothèque Nationale, Julien Cain, autre personnalité déportée à Buchenwald, mais qui partagea les conditions de tous les déportés, ne sera pas davantage signalé comme une victime juive de la déportation dans le journal communiste Ce soir,  du 20 avril :

« Julien Cain, administrateur de la Bibliothèque Nationale, révoqué par Vichy, arrêté par les Allemands, a fait partie du premier convoi des évacués de l'affreux camp de Buchenwald, est arrivé, hier, par avion.

M. Julien Cain a tenu également à rendre hommage à la conduite magnifique de M. Marcel Paul, conseiller municipal de Paris, “qui a été, dit-il, épatant”. »

Ce dernier sera naturellement le héros de la presse communiste. Il est vrai que son action en faveur des « nationaux » est reconnue dès les premiers témoignages des survivants. Elle pourra être contestée plus tard, mais restera confirmée généralement dans les témoignages de médecins déportés que rassembla David Rousset pour rédiger Les jours de notre mort.

C’est dans ce semblant d’infirmerie appelé « Revier » que pouvait se décider le sort du déporté, selon qu’on le proclamait apte ou non au travail et, dans ce dernier cas, destiné à la mort.

L’Humanité du 22 avril évoque le rôle de Marcel Paul dès son retour  et titre : « Les déportés de Buchenwald avaient organisé la résistance à leurs bourreaux ».

« Marcel Paul a bien voulu, malgré sa fatigue, nous consacrer quelques instants pour nous parler de la résistance au camp de Buchenwald et du Comité des Intérêts Français, dont il était le secrétaire.

– Nous avions réalisé à Buchenwald, nous dit-il, une organisation clandestine dont le but était l’entraide et la défense en toutes circonstances, dans les conditions évidemment les plus difficiles, des intérêts des internés. Dès l’arrivée dès deux gros convois communistes, en mai 1944, nous avons réclamé la transformation du Comité trop restreint qui existait, de façon que tous les groupements de la Résistance française y soient représentés. C’est ainsi que s’est réalisé un large front unique dans le Comité des Intérêts Français (C.I.F.).

Quel était le rôle des communistes dans ce Comité ?

– Le Parti communiste, qui disposait de moyens d’action et de liaison très importants, du fait de la puissance de son organisation et de la discipline de ses membres, a mis toutes ses possibilités au service du “collectif” français tout entier. »

Mais le plus grand fait de gloire du Comité international de la Résistance reste sa préparation d’une insurrection, ce qui lui permit ultérieurement de revendiquer sa participation à la libération du camp.

C’est La Gazette provençale, organe de la fédération socialiste du Vaucluse, du 15 mai, qui publiera le témoignage sans doute le plus détaillé dans les semaines qui suivirent l’événement :

« Le lendemain matin [le 11 avril, NDLR], nous nous attendions à être évacués à notre tour. Mais une alerte aérienne (elles étaient constantes à cette époque) a été sonnée (…), elle a empêché l’évacuation. À 11 heures, a été sonnée l’“alarme aux chars”. Un silence complet a régné dans le camp.

Vers une heure de l’après-midi, la garnison est descendue se mettre en position dans la plaine. Les S.S. et le commandant du camp sont partis. Le courant électrique a été coupé, et la radio ne fonctionnait plus : cela embarrassait visiblement les gardes restés dans les miradors, car c’est par cette voie qu'ils recevaient les ordres.

Vers 3 heures, nous entendons les Diesel et la pétarade. Des obus et des balles passent au-dessus du camp. Les gardes des miradors s’enfuient. Nous voyons les S.S. remonter de la plaine, longer le camp, ayant gardé leurs armes, mais abandonné leur paquetage.

Trois détenus s’approchent d’un mirador vide, franchissent les barbelés et s’emparent du F.M. [poste de contrôle, NDLR] que les gardes ont abandonné. Les détenus occupent alors le camp, franchissent les barbelés et se mettent à pourchasser les S.S. : 150 environ ont été fait prisonniers par nous (…), pas le moindre geste de défense ou de révolte. Les prisonniers S.S. ont été mis dans les cachots ; nous les avons obligés à nous saluer.

II était temps que les Américains arrivent. »

On trouve dans ce témoignage de la première heure la part de vérité que contient le récit de l’auto-libération du camp par les détenus, quand bien même le chiffre des SS arrêtés ait été, semble-t-il, exagéré. (On parle désormais de 76.) Une chose est certaine : c’est dans ce laps de temps de quelques heures, entre le moment où (par hasard ?) deux tanks de la 6e division de la 3e armée américaine passent en lisière du camp, entraînant la fuite éperdue des SS, que la résistance clandestine sort les armes et achève la libération.

L’armée américaine, témoignages et archives concordent sur ce point, trouva à Buchenwald un camp dans lequel la direction de la résistance, principalement aux mains des communistes allemands, avait été capable  de limiter le nombre de personnes évacuées dans ces « marches de la mort » au cours desquelles plus de 20 000 déportés moururent, et de préserver la vie des 21 000 prisonniers qui se trouvaient encore dans l’enceinte du camp. Parmi eux, 904 enfants.

Combat, dans son édition du 19 avril 1945, avait déjà signalé la présence du plus jeune d’entre eux :

« Par quel hasard un enfant de trois ans se trouvait dans notre camp ?

À deux reprises, cet enfant a été appelé avec les condamnés à mort. À deux reprises, on l’a fait disparaître. Il est maintenant sain et sauf. »

L’histoire de Stefan Jerzy Zweig, dit « l’enfant de Buchenwald », a été popularisée par le roman-document d’un ancien détenu, Bruno Apitz. Publié à Berlin-Est en 1958 et traduit en 30 langues, Nu parmi les loups relate l’action de sauvetage de cet enfant juif polonais de 3 ans par les prisonniers politiques allemands dont il était devenu la mascotte. Inscrit sur la liste de 200 enfants juifs et tziganes destinés à Auschwitz, il bénéficia d’une substitution de nom, échappant ainsi à la mort.

Un procédé auquel pouvaient avoir recours, non sans danger, les détenus politiques grâce à leur fonction dans l’administration du camp. Stephane Hessel en parlera dès son retour dans Les Temps modernes, en mars 1946. Plus tard, dans Dans le mort qu’il faut (2001), Jorge Semprun relatera à son tour ce procédé dont il bénéficiera, de même que le futur prix Nobel, Imre Kertesz.

De ces 904 enfants sauvés, notamment par le communiste tchèque Anton Kalina, qui ne reçut la « médaille du juste parmi les nations » de Yad Vashem qu’en 2012 et à titre posthume, L’Humanité du 5 mai 1945 en fait son titre :

« Mille petits à sauver !

Buchenwald ! […] C'est dans ce décor d’épouvante que les Américains ont découvert un millier d’enfants. Mille gosses de 3 à 14 ans ! Français pour la plupart. D'où venaient-ils ? Quelques-uns, déportés comme “sujets d’expérience”.

Les autres ? Ceux à qui l’on n’a pas tordu le cou, sous les yeux de leur mère, à leur naissance, dans les camps de femmes. […]

Mille enfants affamés, enflés d'œdème, mourant par paquets ; quatre cents ont dû être hospitalisés “dans un état grave”. »

Ils n’étaient pas Français pour la plupart et la majorité avait plus de 14 ans. Mais qu’importe. L’Aurore pourra annoncer le 4 mai 1945 l’œuvre de l’OSE – Organisation au secours des enfants –, l’organisme juif qui accueillit plus de 400 enfants rescapés de Buchenwald :

« Enfin la Commission a émis le voeu, dans un souci d'humanité que les enfants se trouvant actuellement au camp de Buchenwald ou dans les camps voisins, soient accueillis en France, sans distinction de nationalité. »

Dans son livre Une enfance à nulle autre pareille (2019), l’un des plus récents témoignages de Buchenwald, David Perlmutter décrit son sort de garçonnet juif polonais, alors âgé de 8 ans, qui devint de la sorte Français.

Par delà les divergences d’appréciation du rôle des prisonniers politiques à Buchenwald, par delà la différence des expériences selon qu’on avait survécu au mouroir du « Petit camp », à un commando de la mort comme la carrière de pierres ou à l’envoi dans le camp de Dora pour construire sous terre les fameux missiles V2, ou bien selon qu’on avait eu le « privilège » de rester dans le camp principal où les chances de survie étaient nettement supérieures, un souvenir fera l’unanimité dans les mémoires. Combat  le mentionne dès le 20 avril (p.1 et 2) :

« Il y avait à Buchenwald un chêne sous lequel Goethe aimait à venir rêver. Une légende allemande voulait que le jour où cet arbre serait abattu, l’Empire subirait le plus grand désastre de son histoire.

En août 1944, le chêne fut incendié et dernièrement, il fut abattu... »

C’est d’ailleurs à la faveur de cet incendie consécutif au bombardement allié (involontaire) du camp que des armes furent collectées en prévision de l’insurrection.

Sonia Combe est historienne, spécialiste du monde communiste, et ex-conservateure du département des archives de la Bibliothèque de documentation internationale contemporaine (BDIC). Elle est l’auteure d’Une vie contre une autre - Échange de victime et modalités de survie dans le camp de Buchenwald, paru en 2014 chez Fayard.