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Mars 1939 : le pacifisme français échec et mat à Prague

le par - modifié le 27/04/2022
le par - modifié le 27/04/2022

Tandis que le régime nazi se joue des Accords de Munich signés quelques mois plus tôt en envahissant les restes d’une Tchécoslovaquie amputée, la presse française, bonne pâte, se demande : Hitler se moquerait-il de nous ? La réponse est connue.

Le 30 septembre 1938, le président du Conseil Edouard Daladier atterrit à l’aéroport du Bourget. La veille encore, l’Europe était au bord de la guerre ; de Paris à Prague, les réservistes avaient été mobilisés.

Il rentre de Munich, où il a apposé sa signature aux côtés de celles d’Adolf Hitler, Benito Mussolini et du Premier ministre britannique Neville Chamberlain sur un accord conclu in extremis. La France respire, la guerre est éloignée, peut-être définitivement. Le prix de la paix, c’est le jeune État tchécoslovaque qui le paiera.

La dernière démocratie d’Europe centrale, alliée fidèle de la France et élève modèle de la SDN, a dû s’incliner face aux séparatistes germanophones et céder à l’Allemagne une superficie équivalente à la région Centre-Val de Loire. Sous le prétexte du « droit des peuples à disposer d’eux-mêmes », la Tchécoslovaquie recule ses bornes frontières, au nom de la paix de ses alliés.

Incarnation de l’indépendance tchécoslovaque et bête noire d’Adolf Hitler, le président de la République Edvard Beneš a démissionné. Mais à l’ouest, l’affaire n’intéresse plus guère. À Paris comme à Bruxelles, on démobilise ; les réservistes retournent chez eux dans la liesse.

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RetroNews | la Revue n°3

Au sommaire : un autre regard sur les explorations, l'âge d'or du cinéma populaire, et un retour sur la construction du roman national.

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La joie a pu provoquer des réactions inattendues.

Ainsi, le « patron » de la droite parlementaire française, l’Alliance démocratique, Pierre Antoine Flandin, envoie un télégramme de félicitation au Führer pour « son œuvre de paix ». Il reçut en retour les remerciements aimables d’Adolf Hitler, satisfait de ses efforts « en faveur d’une entente et d’une collaboration complètes entre la France et l’Allemagne ».

Si la gauche crie au scandale, le courageux épistolier se justifie par ces mots : « J'aime mieux échanger des télégrammes que des obus », avant de recevoir de nouveau la confiance de son groupe.

Et qu’importe si, au même moment, quelques jours à peine après la signature de l’Accord de Munich, la Pologne puis la Hongrie exigent également leur lambeau de Tchécoslovaquie.

Depuis Vienne, c’est l’Allemagne nazie qui orchestre désormais le dépeçage et se targue d’être « un facteur de paix et d'ordre dans la politique européenne ».

Les Français n’en ont cure et attendent impatiemment une visite très inédite : la réception officielle d’un représentant du Troisième Reich. On en parle depuis une semaine. En effet, à Munich l’Allemagne nazie a solennellement promis de signer avec la France une déclaration de bon voisinage.

L’Excelsior rappelle que tout avait été conclu à Berlin, entre Hitler et l’ambassadeur français, depuis le 7 novembre et qu’il « eût été signé plus tôt sans le malheureux incident de l'ambassade d'Allemagne, où le conseiller Vom Rath tomba sous les balles d'un fanatique ». Car voilà, à Paris, un jeune juif polonais a tiré sur un diplomate nazi.

Le « malheureux incident » avait donné lieu à la Nuit de Cristal, c’est-à-dire le déchainement d’un épouvantable pogrom en Allemagne. 2 000 Juifs furent assassinés, 30 000 autres déportés tandis qu’une « amende » d’un milliard de Marks était exigée des survivants.

Le journaliste de L’Excelsior ajoute ces mots : 

« On sait que les deux gouvernements réglèrent cet incident en rivalisant de sympathie et de courtoisie réciproques. »

De fait, la France est la seule démocratie à ne pas avoir envoyé de protestations officielles. Et les réfugiés juifs arrivés en Alsace furent refoulés.

Car rien ne doit empêcher la signature de la déclaration franco-allemande, parachevant l’Accord de Munich et inaugurant une paix débarrassée, croit-on, des germes délétères hérités du Traité de Versailles signé dix-neuf ans plus tôt.

Le 6 décembre 1938, le ministre des Affaires étrangères nazi Joachim Von Ribbentrop arrive enfin à Paris. L’événement est immense, toute la presse est en effervescence pour ce qui semble être la  réalisation de la victoire de la raison sur les armes après cinq ans de tensions croissantes.

Chacun présente le plénipotentiaire nazi sous un jour chaleureux, saluant le « francophile », l’homme d’honneur, le modéré. Photographie à l’appui, Paris Soir fait le portrait d’un bon père de famille ainsi que ses bons mots tenus à Londres (à propos des auteurs dont les œuvres sont brûlées en place publique en Allemagne).

 Le Journal en tire un portait dithyrambique, et assure que le Führer lui-même regrette désormais les passages antifrançais qui parsèment Mein Kampf.

Après la signature de l’accord franco-allemand au Quai d’Orsay, l’invité d’honneur est reçu à Matignon et à l’Élysée.

Paris se met à l’heure nazie. Le représentant du Reich dépose une couronne de fleurs – ornée d’une croix gammée qu’on feint de ne pas voir – sur le tombeau du Soldat inconnu, avant d’entreprendre une visite du Louvre. Et la colonie allemande de Paris a été mobilisée pour saluer le bras levé la visite du ministre de Hitler.

Malgré tout, les sourires sont de mise. Le texte de l’accord est en Une de la plupart des titres de la presse :

« M. Georges BONNET, ministre des Affaires étrangères de la République Française, et M. Joachim von RIBBENTROP, ministre des Affaires étrangères du Reich allemand, AGISSANT au nom et d'ordre de leurs Gouvernements, sont convenus de ce qui suit lors de leur rencontre à Paris, le 6 décembre 1938 :

« 1. — Le Gouvernement français et le Gouvernement allemand partagent pleinement la conviction que des relations pacifiques et de bon voisinage entre la France et l'Allemagne constituent l'un des éléments essentiels de la consolidation de la situation en Europe et du maintien de la paix générale. Les deux gouvernements s'emploieront en conséquence de toutes leurs forces à assurer le développement dans ce sens des relations entre leurs pays.

2. — Les deux Gouvernements constatent qu'entre leurs pays aucune question d'ordre territorial ne reste en suspens et ils reconnaissent solennellement comme définitive la frontière entre leurs pays telle qu'elle est actuellement tracée.

3. — Les deux Gouvernements sont résolus, sous réserve de leurs relations particulières avec des Puissances tierces, à demeurer en contact sur toutes les questions intéressant leurs deux pays et à se consulter mutuellement au cas où J'évolution ultérieure de ces questions risquerait de conduire à des difficultés internationales.

En foi de quoi, les Représentants des deux Gouvernements ont signé la présente Déclaration, qui entre immédiatement en vigueur. »

Le Journal reprend in extenso les déclarations triomphales du signataire français, le ministre Georges Bonnet :

« C'est pourquoi je me félicite hautement de la signature de cette déclaration franco-allemande qui, en reconnaissant solennellement les frontières existantes, met fin à un long débat historique et ouvre la voie à une collaboration que doit faciliter la conviction qu'il n'existe entre les deux pays aucun différend de nature à mettre en cause la base pacifique de leurs rapports.

Cette conviction se trouve renforcée par l'appréciation mutuelle de la valeur des échanges intellectuels qui ont toujours existé entre les deux nations et par l'estime réciproque que se doivent les deux peuples qui, après avoir confronté leur héroïsme pendant la guerre mondiale, entendent travailler aujourd'hui dans une atmosphère de compréhension et de paix. »

Le Matin rapporte que de Londres à Washington et jusqu’à Rome et Varsovie, toutes les capitales se félicitent du règlement historique entre la France et l’Allemagne.

De fait, les communistes exceptés, les critiques sont rares. Les libertaires sont dubitatifs et les socialistes méfiants. Le journal radical socialiste La Lumière est un des rares à exprimer sa honte de l’accueil au pays des Droits de l’Homme d’un représentant d’un régime violemment antisémite et appelle à un sursaut antifasciste en France.

Dans Le Droit de Vivre, Pierre Brossolette dénonce lui aussi fermement la réception des nazis à Paris tandis que l’affiche préparée par la Ligue contre le racisme et l’antisémitisme (LICA) est saisie et l’association poursuivie par le gouvernement.

Dans L’Œuvre, Geneviève Tabouis relève quant à elle la faiblesse des discussions diplomatiques derrière le spectacle. Quant à l’Europe centrale, la journaliste souligne ce qu’elle croit être la position allemande : chercher à l’Est de l’Europe « l'expansion dont elle a besoin ». Car Hitler s’était montré rassurant et L’Aube avait rapporté ses propos lénifiants :

« Nous sommes reconnaissants aux hommes d’État en France et en Angleterre de vouloir s'entendre […]

Nous avons souvent déclaré que nous ne voulions rien de ces pays, excepté le retour des territoires qui nous ont été retirés autrefois, sous de faux prétextes juridiques. J’ai toujours assuré que cela, naturellement, n’était pas une occasion de guerre. C’est une question de justice. À part cela, je n’ai rien à exiger de ces pays. Nous ne voulons rien d’eux.

Au contraire, nous voulons simplement faire des affaires avec eux, c’est-à-dire poursuivre des relations commerciales, acheter et vendre. »

Qu’importent les Cassandres donc, les Français passeront Noël en paix. Annus horribilis, l’année 1938 se termine, au soulagement du plus grand nombre des Français.

Dix semaines plus tard, tout s’effondre.

Le 15 mars 1939, téléguidée depuis Berlin, la Slovaquie fait sécession. Le lendemain, ce qui reste de la Tchécoslovaquie, c’est-à-dire la Bohème et la Moravie, s’en remet à sa voisine cannibale, l’Allemagne nazie. Le drame s’est joué en 24 heures. Il était pourtant écrit depuis Munich, sur un livret français.

Dans la presse, c’est la stupéfaction.

Selon la déclaration du Führer, reproduite dans la plupart des journaux, les troupes allemandes pénètrent en Tchécoslovaquie pour désarmer « les bandes de terroristes et les forces tchèques qui les couvrent ».

Le Petit Marseillais se désole : « Que vaudra désormais la parole allemande ? »

La stupeur française trouve aussi son origine dans une bien naïve incompréhension. On pensait les réclamations hitlériennes fondées sur la « race » ; jusque-là, cela s’entendait. Or, il est désormais question de territoires, et non plus de peuples, comme le résume ingénument Paris-Soir sous le titre curieux de « Hitler contre le nazisme » :

« [...] c'est même un attentat contre les principes du nazisme. M. Hitler nous a expliqué vingt fois qu'il était le Führer des Allemands – de tous les Allemands, mais seulement des Allemands.

Voici cependant qu'il étend aujourd'hui son autorité sur des peuples qui ne sont pas de race allemande, alors que lui-même a toujours dénoncé une telle politique comme une tyrannie pour ceux qui la subissent et un élément de faiblesse pour ceux qui la pratiquent. »

Vu de France, l’acte est incompréhensible. Pour La Dépêche, il s’agit d’une « capitulation » sans guerre.

Naturellement, Le Populaire, pourtant hier munichois, se moque de Flandin et de son télégramme servile :

La consternation est générale. Pour Le Petit bleu de Paris, c’est « une morte de vingt ans » que l’on enterre.

Beaucoup de parisiens se précipitent à la représentation tchécoslovaque en France. Ils découvrent un spectacle navrant que L’Œuvre retranscrit : un immense catafalque aux couleurs exactement communes des deux pays est déployé et porte la déclaration suivante : « Comme les corps, les États meurent. Comme les âmes les nations survivent ». Par-dessus, sur un drap funèbre est inscrit en lettres blanches :

« Français. En descendant au tombeau, la Tchécoslovaquie vous crie : si vous avez perdu 40 divisions, il vous reste 11 millions d'amis malgré tout. »

La honte est dissimulée derrière une bien fade dénégation. L’annexe signée à Munich stipulait la garantie internationale des nouvelles frontières de l’État tchécoslovaque contre toute agression non provoquée. La Dépêche affirme bien fort qu’on ne laissera pas faire.

Le Petit Parisien confirme : « des notes énergiques de protestation ont été remises à Berlin par les ambassadeurs ». Le Petit Courrier signale que Washington a adopté des mesures de rétorsion économique.

Alors, est-ce la guerre désormais ?

Le Midi socialiste demande au gouvernement qu’il s’exprime clairement : est-ce ce que le refus de l’annexion signifie la guerre :

« Si ces accords n'existent plus c'est la loi de la force qui reprend vigueur, fatalement, puisque les litiges s'accroissent en nombre, en étendue, en acuité.

D'autre part le refus d’entériner l’annexion de la Tchécoslovaquie nous conduit à un conflit armé, si ce refus signifie quelque chose. »

Mais le ministre Bonnet botte en touche et « déclare que la France n’avait pas à intervenir en Tchécoslovaquie puisque les gouvernements de Prague et de Berlin s’étaient préalablement entendus ». Et le Premier ministre britannique Neville Chamberlain se contente de déclarer que « le Reich regrettera amèrement l’acte qu’il vient de commettre ».

En justification de la position franco-britannique de ne pas agir, le texte laconique de l’humiliante « convention » imposée par l’Allemagne nazie figure dans la plupart des journaux :

« Les deux partis ont exprimé d’un commun accord leur conviction que le but de tous les efforts doit être d’assurer la tranquillité et la paix dans cette partie de l’Europe centrale.

Le président de l’État tchécoslovaque a déclaré que, pour servir ces buts, et pour parvenir à une pacification définitive, il remet le destin du peuple et du pays tchèque en pleine confiance entre les mains du Führer allemand.

Le Führer a accepté cette déclaration et a exprimé sa décision de prendre le peuple tchèque sous la protection du Reich allemand. Il lui assurera un développement autonome conforme à son caractère propre. »

En France, les pleins pouvoirs sont donnés à Daladier, ce que Le Progrès de la Somme appelle une « loi de salut public ». Les pouvoirs spéciaux sont largement adoptés par le Sénat, malgré l’opposition des communistes et de Léon Blum. De fait, ils serviront essentiellement à la répression des mouvements sociaux. Une semaine plus tard, cinq décrets-lois sur la défense sont soumis à la ratification du président de la République Albert Lebrun.

Mais le fatalisme domine : la France n’est pas « prête » à la guerre. Dans une tribune parue dans Le Petit bleu de Paris, Paul Saurin, député d'Oran soupire :

« Dans la coalition franco-anglaise, la France a trop d’idées. L’Angleterre n’a pas d'armée, toutes deux sont en retard de deux années. »

Alors, à qui la faute ? Regards déroule le fil de la prévisible tragédie. Mais, de gauche à droite, les pacifistes intégraux n’en démordent pas.

Le Libertaire continue d’attribuer la responsabilité à la France et aux « impérialistes » :

« Après avoir tué la jeune république weimarienne, les impérialistes français, anglais, etc., ont contraint l’Allemagne hitlérienne à s’étendre, à aller chercher la vie que lui refusaient ces derniers. C’est ce qu’elle a fait.

Quels sont donc les véritables responsables ? On peut aisément les trouver. »

L'Émancipation nationale, le journal de Jacques Doriot qui vient d’achever sa transition du communisme au fascisme, pointe du doigt l’absence de résistance de la Tchécoslovaquie :

« Elle est morte facilement, la Tchécoslovaquie, sans se débattre comme un pauvre oiseau dans la main de l’étrangleur... Pouvait-elle faire autrement ? Soyons francs. Assurément non. […] Il n’y a eu personne.

La Tchécoslovaquie, moins de six mois après Munich est effacée de la carte d’Europe sans un cri, sans un sursaut, sans un geste. Sans doute si elle avait hurlé dans son agonie, tant de clameurs joyeuses, de bruits de bottes, de roulements de tambour et de canons, de vrombissements d’avions auraient-ils facilement couvert ses appels de détresse mais, à notre pitié un sentiment d’estime se fût mêlé […].

Aujourd’hui, il n’en est rien. Si, au moment de Munich, en leur âme et conscience, certains de nos compatriotes ressentirent doutes et hésitations, ils sont fixés maintenant. Ce qui a été fait a été bien fait. On voit mal les Belges ou les Suisses, par exemple, dans la situation dramatique […] des Tchèques, dire amen et tendre le cou à la hache du bourreau... »

Belin dans Syndicats fait aussi la leçon. Celui qui n’est pas encore un ministre de Pétain est toujours le patron de la CGT. Il se justifie d’avoir demandé à des millions de travailleurs d’appuyer l’Accord de Munich. Oui, Hitler a menti. Mais la responsabilité est à rechercher dans l’origine même de la Tchécoslovaquie :

« À moins d'être aveugle ou d’une bonne foi plus que relative, on ne peut pas prétendre aujourd’hui qu’on ne sait pas ce que représentait la Tchécoslovaquie. Il n’est que d’observer les conditions inouïes de l'invraisemblable dislocation qui s’est opérée en moins de six mois.

Il est établi qu’il n'y avait aucun lien effectif, racial, ou même simplement traditionnel entre les peuples divers qui composaient la Tchécoslovaquie. Il n'y avait pas de nation tchécoslovaque, il n’y avait pas de patrie tchécoslovaque.

Il y avait un pays artificiel, portant en lui les germes de sa propre destruction, sorti du cerveau de quelques hommes qui fabriquèrent l’Europe d’après-guerre et non de la nature des choses. »

Dans L’Europe Nouvelle, sous son fameux nom de plume de Pertinax, André Géraud écrit avec lucidité : « Le décor de Munich a été renversé. Tout le monde peut voir ce qu’il dissimulait ».

Tandis que le Führer fait son entrée à Prague, Konrad Heinlein, le chef nazi des Allemands des Sudètes, celui-là même par lequel la crise était survenue en 1938, est nommé Gauleiter de Bohème. À Brno, en Moravie, la place de la Liberté s’appelle désormais « Adolf Hitler Platz ».

Édouard Sill est docteur en histoire, spécialiste de l'entre-deux-guerres, notamment de la guerre d’Espagne et de ses conséquences internationales. Il est chercheur associé au Centre d’Histoire Sociale des Mondes Contemporains.