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1953, fin de règne : la mort de Staline

le par - modifié le 04/03/2024
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Après plusieurs fausses nouvelles évoquant la mort imminente du « grand tyran » de l’URSS, le 5 mars 1953, Staline s’éteint. C’est un choc d’une portée internationale, et chacun y va de son interprétation, souvent curieusement larmoyante.

Si la mort de Staline a suscité beaucoup moins de rumeurs ou de fausses nouvelles que celle de Lénine, il n’en reste pas moins que celles-ci ont existé. En novembre 1930, alors que le dictateur paraît depuis peu le « maître tout puissant » de l’URSS, le Progrès de la Côte-d’Or fait état de mutineries militaires dans plusieurs villes soviétiques, et d’un attentat contre Staline. Pourtant démenties par l’agence Tass, pour le quotidien dijonnais, ces nouvelles, venues initialement de Berlin, semblent confirmées par d’autres venues de Varsovie :

« L’agence semi-officielle « Iskra » publie aujourd'hui une information selon laquelle l’émeute qui aurait éclaté vendredi soir à Moscou n’est pas encore réprimée. Dans la nuit de vendredi à samedi, des combats dans les rues de Moscou auraient eu lieu.

L’agence apprend, d'autre part, qu'aujourd'hui, à 11 heures du matin, les troupes séditieuses se sont emparées du Kremlin à Moscou. Dans les combats, Staline aurait succombé. »

En septembre 1936, alors que les Procès de Moscou ont débuté, Staline est bien vivant, mais, selon Le Matin (7 septembre 1936) il « souffrirait d’une angine de poitrine qui mettrait constamment ses jours en danger », ce dont profiterait la Guépéou pour « procéder à l’épuration de l’opposition ». Sa maladie serait ainsi un secret bien gardé par la police politique qui, par peur d’une guerre civile, voudrait briser les dernières formes d’opposition trotskiste avant la mort du dictateur (L’Écho d’Alger, 8 septembre 1936). Mi-octobre, certains journaux prévoient même l'écroulement du régime du fait de son proche décès.

A la même époque, on trouve aussi fréquemment le désir de voir Staline mort dans la presse anticommuniste. Entre novembre 1935 et février 1936, l’hebdomadaire d’extrême droite Gringoire publie « A travers le pays des Soviets », un (faux) reportage inédit de Motus. L’un des articles, écrit en fait sous pseudonyme par l’ex-communiste Boris Souvarine, dresse un portrait sous forme d'anecdotes au sujet du dirigeant du pays dépositaire du plus « totalitaire des systèmes de gouvernement ». S’intéressant à la popularité de Staline en URSS (faible, selon lui), Souvarine écrit :

« Un exercice classique, dans l'esprit des anecdotes, consiste à déchiffrer les initiales des noms d'institutions écrits en abrégé. Voici comment on lit U.R.S.S. qui, en russe, se dit S.S.S.R.:

— Smert Slalina Spassiet Rossiiou, c'est-à-dire : ‘La mort de Staline sauvera la Russie.’

Les initiales de la République soviétique d'Ukraine, en russe « Ou.S.S.R. », se traduisent :

— Oubeï Stalina, Spassioch Rossiiou, c'est-à-dire : ‘Tue Staline, tu sauveras la Russie.’ »

On retrouvera la même anecdote en 1942, dans La Nuova Italia, un hebdomadaire italien profasciste publié en français, qui évoque cette fois le moral des prisonniers soviétiques.

Au sortir de la guerre, c’est plutôt la question de sa succession qui revient régulièrement dans un contexte de Guerre froide naissante. Qui de Molotov ou de Vorochilov prendra la tête du pays à la mort du leader ? Selon, Yves Delbars pour Paris- Presse L’Intransigeant, Staline aurait signé un testament qui donne les réponses attendues.

Deux ans plus tard, ces hypothèses s'accompagnent aussi de réflexions sur le devenir démocratique du pays. Louis Fisher, dans un extrait d’ouvrage publié dans Carrefour le 16 juillet 1947, n’est pas optimiste. « Rien ne changera ! » C’est également l’avis de Paris-Presse L’Intransigeant en mars 1952. L’hebdomadaire d’extrême droite Rivarol se demande même si les rivalités entre les héritiers putatifs « déterminera un démembrement de l’empire soviétique ». Mais aucun des journaux français ne va jusqu’à dire que ces successeurs présumés, avant sa mort, cherchent à discréditer Staline.

En effet, si les astrologues ont faussement prédit la mort de Staline pour l’année 1947 (France-Soir, 20 décembre 1946), si des rumeurs le donnent mort en 1948 (L’Aube, 9 janvier 1948), ou en 1949 à Londres (L’Aurore, 16 mars 1949), le cacique vieillit bel et bien. Lui-même se donnerait pas plus de dix ans à vivre, selon Paris-Presse l’Intransigeant en janvier 1952, et ce, en dépit des injections du « sérum de jeunesse » élaboré par le professeur Bogomolets. L’article va plus loin en décrivant le dictateur comme un vieillard affaibli, qui ne sortirait plus guère de l’aile où il a établi ses quartiers, même s’il travaille toujours, dans un bureau surchauffé et en s’allongeant toutes les demi-heures !

On n’est en réalité pas très loin de la réalité de son isolement dans la datcha de Kountsevo les derniers mois de sa vie.

Cependant, rien ne va filtrer sur ses cinq derniers jours, lorsqu’il est découvert baignant dans son urine, de longues heures après avoir été victime d’un accident vasculaire cérébral – le protocole interdisant en effet aux gardes d’entrer dans sa chambre sans y être invité.

Ces informations, la presse française ne les a pas, au mois de mars 1953. Elle ne peut alors que se fonder sur ce qui filtre des communiqués officiels, de la presse ou de la radio soviétique.

Le 5 mars, même si « la profonde douleur du peuple de France » est déjà présente, avec des télégrammes d’affection qui affluent à Moscou, L’Humanité titre en première page sur « la grave maladie du camarade Staline », reprenant le communiqué du gouvernement soviétique diffusé le 4. Il est vrai que le journal sort à 5 heures du matin et que Staline ne meurt que dans la soirée, l’annonce officielle n’intervenant que le 6 au matin.

Les hommages communistes se font alors dithyrambes. L'organe officiel du parti, L’Humanité, est à l’avant-garde. La série d’articles qu’il consacre au dirigeant tout puissant dure plusieurs jours, avec des pages entières barrées de noir célébrant « l’homme de la victoire, l’homme de la paix, l’homme du socialisme ». Les premiers numéros sont en grande partie axés sur l’émotion et la douleur qui auraient saisi les peuples du monde entier (7 mars), avec un numéro spécial, le 6 mars, entièrement consacré au dictateur.

Le 9, les articles sont centrés sur le deuil de « tout un peuple soviétique » défilant plusieurs jours devant le corps. Le 10, c’est le récit de la cérémonie d’inhumation de la veille, décrite comme des « obsèques grandioses » qui occupe la première page. On apprend aussi que le sarcophage du dictateur rejoindra celui de Lénine dans le Mausolée. Le 12 mars encore, deux articles de la première page sont dédiés à la « promotion Staline » du parti et à la politique stalinienne de la paix. C’est seulement le 13, que les hommages commémoratifs aux héros du Normandie-Niemen prennent le relais. 

Tous les journaux communistes y compris les périodiques affiliés à la CGT comme La Tribune des fonctionnaires, publient des hommages :

« Quel que soit le jugement de nos lecteurs sur l’œuvre considérable qu'il a accomplie, nul ne saurait oublier l'immense sacrifice consenti, sous sa direction, par le peuple soviétique pour écraser l'hitlérisme et assurer la paix.

Nul ne saurait contester non plus que sa forte personnalité a dominé notre siècle et qu'il fut un grand ami des peuples.

Dès que la nouvelle de sa mort fut connue, l'U.G.F.F. a adressé un télégramme de sympathie au Comité central des syndicats soviétiques. »

Les mensuels ou les hebdomadaires sortent ensuite eux aussi des numéros presque uniquement consacrés à la gloire de celui dont « le cœur s’est arrêté d’avoir trop battu pour nous », avec des portraits en couverture comme celui de Staline en 1945 portant une petite fille dans ses bras le jour de la victoire dans Femmes Françaises du 21 mars. Sans doute plus encore que les quotidiens communistes, ils mettent en exergue le lien entretenu avec la France.

La mort de Staline provoque cependant un couac dans les rangs communistes avec la publication le 12 mars en couverture des Lettres françaises du portrait iconoclaste signé par Picasso. Si les autres hommages, sur les trois premières pages, restent dans la ligne du Parti (comme celui de Pierre Daix, « il nous a appris à grandir »), à l’ère du réalisme socialiste jdanovien, le choix de montrer un Staline jeune, aux sourcils broussailleux et au regard étonné, juste esquissé au fusain, choque une partie des communistes.

C’est L’Humanité, qui, le 18 mars, lance officiellement l’offensive en annonçant en première page que :

« Le Secrétariat du Parti Communiste Français désapprouve catégoriquement la publication, dans ‘Les Lettres Françaises’ du 12 mars, du portrait du grand STALINE dessiné par le camarade Picasso. »

Aragon doit se plier, en publiant le 19 mars un encart qui reprend la communication condamnant non l’artiste, mais son œuvre. Le 26 mars, l’hebdomadaire culturel doit aussi diffuser sur une pleine page des protestations de communistes indignés.

Mais revenons au décès, et au début du mois de mars.

La vague de louanges se traduit également par l’envoi de délégations communistes à Moscou et par de nombreuses manifestations de deuil en France, en particulier celle organisée au Vel d’hiv’, le soir du 10 mars :

« Au cours d’une cérémonie pathétique l’immense foule de Paris s’engage à suivre la voie tracée par Staline pour la paix l’indépendance nationale et la démocratie par le socialisme. »

Les témoignages poignants sur la douleur ressentie par les militants et les sympathisants pleuvent, comme celui de cette malade dans un sanatorium, qui écrit, en demandant son adhésion au parti français :

« Je viens d’apprendre l’affreuse nouvelle, j’ai sangloté toute seule dans mon box. Avec qui pourrais-je pleurer si ce n’est avec vous, avec la grande famille des communistes ?

Notre ami est mort, mais il faut avoir du courage : ce qu’il a fait vivra éternellement. J’ai confiance, et je vous demande de m’accepter dans vos rangs, pour, après ma guérison, lutter de toutes mes forces avec vous. »

Le reste de la presse décrit de manières diverses les réactions des Soviétiques à ce décès et la présence de la foule. Mais, si la plupart témoignent des pleurs, ils ne font pas ressortir la crainte de l’avenir qui s’y mêle, du fait de l'incertitude qui pèse désormais. Aucun journal ne semble non plus supposer que plus d’un millier d’hommes et de femmes vont mourir étouffés durant les obsèques, en particulier durant les trois jours où l’on défile dans la Salle des colonnes de la Maison des syndicats de Moscou, devant sa dépouille exposée dans un cercueil ouvert, selon une tradition orthodoxe reprise par le pouvoir communiste.

Initialement, la nouvelle est en première page de plusieurs journaux non communistes le 6 – mais on voit que les articles sont publiés en urgence. Elle en côtoie d’autres, comme dans L’Aurore, qui a interrogé par téléphone depuis Detroit Louis Fischer, un journaliste américain, longtemps sympathisant et devenu anticommuniste, dont le journal va publier l’ouvrage La Vie et la mort de Staline à partir du lendemain.

Certains, comme Paris Presse l'Intransigeant, n’ont pas eu le temps de changer leurs articles qui titrent sur l’aggravation de la maladie du tyran, et le fait que des médecins français ne lui donnent pas plus de 72 heures à vivre. Mais le quotidien anticipe, débutant en page cinq un récit au passé de la vie de Staline. De ce fait, la mort de Staline nourrit des articles pendant plusieurs jours.

Cependant, si l'analyse sur la vie et l'œuvre du leader soviétique reste très clivée dans ce contexte de Guerre froide, une partie des hommages cède à la rhétorique nécrologique en gommant les aspects trop négatifs. Ainsi, la plupart des condoléances des figures politiques au pouvoir reprises par la presse honorent en Staline le maréchal de la victoire sur le nazisme (France Illustration, 7 mars). Pour Le Libertaire (12 mars) les medias bourgeois sont même passés de l’anticommunisme aux louanges :

« De ‘Combat’ au ‘Parisien Libéré’, on est tombé, brusquement, de l'anticommunisme borné aux louanges les plus serviles.

Et que dire des actualités (‘Eclair-Journal’ en particulier) baissant un voile pudique sur tout un pan de la vie de Staline, et reproduisant à grands traits la vie du dictateur dans la version revue et corrigée par les services du Kremlin : Lénine et Staline, les grands défilés, la grandeur.

Pas un mot de Trotzki, pas un mot des procès. On passe le plus légèrement du monde sur le pacte Staline-Hitler. »

C’est un peu le même constat qu’on peut faire à la lecture de La Croix (qui ne semble pas avoir lu le numéro spécial du 6 mars de L’Humanité), qui reprend les propos de Combat, ou ceux de Franc-Tireur (où l’article est signé par Georges Altman). Même Jean-Jacques Servan Schreiber, dans Le Monde, trouve la chute du dictateur, « extraordinairement émouvante ».

Mais le récit des événements peut être plus neutre. Ainsi pour Paris Presse l’Intransigeant, le 8 mars :

« Les dépêches parvenues de Moscou annoncent qu’une foule de seize kilomètres de long défile, sans arrêt, devant la Maison des Syndicats où est exposé le corps de Staline. »

Et ensuite ? Que va-t-il se passer ? Ce décès entraîne, comme pour Lénine, des spéculations contradictoires sur la suite du régime. Pour Le Populaire du 6 mars qui détaille les bulletins de santé diffusés sur Radio Moscou, alors que seuls des journaux britanniques annoncent déjà la mort du dirigeant, « le problème de la succession de Staline entraînera fatalement des règlements de compte et de nouvelles purges ». Pour L’Aurore, le 7 mars, Malenkov a gagné le match.

Certains espèrent que sa mort sera contagieuse, tandis que pour d’autres rien ne va changer. C’est ce sentiment général qui semble dominer à la mi-mars (Le Libertaire, 19 mars).

Aussi, la presse française est « plongée dans la stupeur » début avril, quand le ministère des Affaires intérieures dirigé par Lavrenti Béria, libère les médecins emprisonnés par Staline en janvier 1953. La tentative de réformes d’un Béria qui tente alors de prendre les rênes du pouvoir (avec en premier lieu, l’amnistie de prisonniers du Goulag, annoncée le 27 mars), est  cependant mal interprétée par certains journaux. Sans se poser de questions sur cette volte-face du chef de la police politique, L’Aurore va même jusqu’à laver Lavrenti Béria du sang qu’il a sur les mains.

Elle ne semble pas non plus remarquer la disparition de la figure stalinienne de la scène soviétique dès le mois de mai, lorsque Béria interdit les portraits de dirigeants à partir des manifestations de la victoire du 9 mai. Cependant, en juillet, la presse s’intéresse malgré tout à un document publié dans la presse soviétique, qui met en cause « les méthodes d’organisation internes pratiquées par Staline ».

Avec l'amnistie, la fin de la parodie de « complot des blouses blanches » marquera le début de la déstalinisation. Elle passera cependant par une dernière exécution, celle du même Béria (et de six co-accusés) qui clôturera l’année 1953.

Pour en savoir plus :

Nicolas Werth, « Chapitre 15. Les derniers jours du tyran », in : Le cimetière de l’espérance. Essais sur l'histoire de l'Union soviétique, 1914-1991, Nicolas Werth (dir.), Paris, Perrin, « Tempus », 2019

« Staline est mort ! La faucheuse et le marteau », in : Le Cours de l’histoire, France Culture, 2023

Au fil des collections de la BnF : Staline, in : Le Blog histoire, 2023