Avec des éditions parues en plus de 70 langues, des témoignages, des émissions de radio ou de télévision, des podcasts, des recherches universitaires, des établissements scolaires qui portent le nom de Anne, des adaptations de l’histoire en BD, romans, films, documentaires, pièces de théâtres, opéras, et même en anime ou en manga… Il n'est évidemment pas nécessaire de présenter le Journal d’Anne Frank.
On le sait, cette jeune Juive d’origine allemande, réfugiée enfant dès 1933 avec sa famille aux Pays-Bas, cachée à 13 ans, à partir de juillet 1942, dans une annexe de l’entreprise paternelle, puis arrêtée avec toute sa famille le 4 août 1944, est déportée le 3 septembre vers Auschwitz. Au début de l’année 1945, comme sa sœur Margot, elle meurt du typhus dans le camp de Bergen-Belsen.
On sait également que le père d’Anne Frank, Otto Frank, de retour à Amsterdam en juin 1945, seul survivant des huit habitants de l’Annexe, va réussir, après la publication d’un article dans le journal néerlandais Het parool du 3 avril 1946, à attirer l’attention d’éditeurs pour faire publier, en 1947, en néerlandais, ce journal intime tenu entre le 12 juin 1942 et le 1er août 1944, en l’expurgeant de plusieurs passages. Plusieurs impressions et une nouvelle édition vont suivre aux Pays-Bas entre 1947 et 1950.
à lire aussi
Long format
1933-1939 : L'exil contraint des Juifs d'Allemagne

En mars 1949, Otto Frank signe un contrat avec l’éditeur français Calmann-Lévy. C’est cependant seulement en 1950, comme en Allemagne, que ce texte écrit sous forme de lettres est publié en France, traduit par Tylia Caren et Suzanne Lombard, avec une préface de l'écrivain et historien chrétien Daniel-Rops. Publié sous le titre L’Annexe (Het achterhuis) en néerlandais, il devient tout d’abord en français Le Journal de Anne Frank.
Les premiers articles sur la publication datent du mois d'avril 1950.
Le 18, Le Courrier du Maroc, ou Libération signalent sa parution prochaine, tandis que le 19, on trouve une courte mais élogieuse analyse dans L’Aube, journal chrétien démocrate. Pour « Les Six » qui signe cet « Échos des lettres », en plus de son « émouvante préface », c’est « un ouvrage qui fera date dans le cycle des confessions intimes par sa nouveauté et son originalité […] ».
Le préfacier va intensément participer à établir la notoriété du livre, qui connaît déjà selon lui « un énorme succès en Hollande », et ce avant même sa parution officielle, toute fin avril ou tout début mai (elle était prévue pour mars). Il s’exprime dans L'Écho d’Alger, tout d’abord, le 22 avril (« Une âme d’enfant »), puis dans Combat, l’un des quotidiens issus de la Résistance, où il publie un texte en première page du numéro du 27 avril : « Une petite fille dans le monde de Kafka ». En bandeau du journal, on annonce la parution d’extraits pour le lendemain (« Demain, un document remarquable : Le Journal d’Anne Frank »), qui se poursuivra les jours suivants.
Si le terme « israélite » est utilisé par le journal catholique, pour Daniel-Rops, ce qui est raconté c’est le vécu de « deux familles juives d’Amsterdam » qui « pour tenter d’échapper aux persécutions nazies », « avec la complicité d’amis aryens », « se cloîtrent pendant deux ans, de 1942 à 1944, dans l’arrière-bâtiment d’une maison de la ville ». Une tragédie narrée, selon lui, par une adolescente aux « dons exceptionnels ».
Il introduit aussi les extraits publiés en page 6 de Combat les 28 (juillet 1942) et 29 (avril et août 1943), et les 3 (janvier 1944), 4 ( mars 1944) et 5 mai ( avril-mai 1944). Ceux-ci mettent en valeur le quotidien du groupe, en insistant sur la relation amoureuse entre Anne et Peter :
« Je viens de tourner la dernière page de ce livre et je ne puis retenir mon émotion. Que serait-elle devenue, la merveilleuse enfant qui, sans le savoir, a écrit cette manière de chef-d’œuvre ? Elle aurait vingt et un ans ces jours-ci…
C’était une petite Juive de treize ans, fille de commerçants allemands qui, au moment des premières persécutions nazies, avaient cru en Hollande trouver un salut définitif. Mais le monstre a maints tours dans son sac : qui peut être sûr de lui échapper ? [...]
Un Journal donc, tel est ce livre, et j’entends bien qu’à ce seul mot toutes les défiances les plus légitimes s’éveillent. Une enfant de treize ans écrivant son Journal. Puérilité ? Précocité monstrueuse ? Ni l’une ni l’autre.
Les notes quotidiennes d’Anne Frank sont si justes de ton, si vraies que l’idée ne vient même pas à l’esprit qu’elle ait pu les écrire dans une intention de ‘littérature’, et encore moins qu’aucune ‘grande personne’ ait pu les retoucher. D’un bout à l’autre, l’impression qu’on éprouve est celle d’une authenticité indiscutable. »
Daniel-Rops, pourtant, se trompe sur la prétendue absence de vocation littéraire d’Anne Frank, comme le précise en la citant Jean Texcier dans Le Cri des travailleurs, l’hebdomadaire de la fédération tarnaise de la SFIO, dans une longue chronique élogieuse du livre, le 10 juin 1950 :
« Mon plus cher désir serait de devenir un jour écrivain célèbre…
En tout cas, après la guerre, je voudrais publier un roman sur ‘l’Annexe’. Je ne sais pas si je réussirai, mais, mon ‘Journal’ me servira de document. »
Par ailleurs, si la plupart des journaux n’omettent pas le contexte spécifique de la répression des Juifs d’Europe, décrivant les nazis comme des « brutes », beaucoup en minimisent l’importance, s’intéressant davantage à la féminité d’Anne, en la comparant, comme son préfacier, à la jeune artiste russe Marie Bashkirtseff, morte à vingt-cinq ans de tuberculose en 1884, dont le journal intime lui a assuré, plus que son art, une célébrité posthume. C’est l’idée que reprennent sans se poser de questions plusieurs critiques, comme celui du Cri des Travailleurs :
« Le rapprochement s’impose de ces deux âmes violentes et de ces deux esprits avides. La même étonnante sincérité se retrouve dans les confessions de l’une et de l’autre. On les voit toutes deux s’estimer avec complaisance, et se juger avec sévérité, prendre à chaque instant des résolutions ‘définitives’ pour s’améliorer et pour devenir moins ‘insupportables’.
Mais c’est pour éclater de nouveau.
Cette sincérité émouvante nous l’avons admirée, en effet, dans le journal de la très mondaine jeune fille de la Riviera, gourmande de vie et de gloire, acharnée à plaire, avide de tout saisir et de tout embrasser, pressée d’être ‘célèbre’ alors qu’elle sait qu’elle va mourir, et que, adolescente, rongée par la fièvre, elle voit son jeune corps se préparer au rendez-vous des ombres […]. »
à lire aussi
Écho de presse
6 avril 1944 : l’immonde rafle des enfants d’Izieu

Dans ces années de Guerre froide, ce rapprochement en inspire un autre à la communiste Elsa Triolet. Dans Les Lettres françaises du 28 septembre 1950, elle présente, avec l’écrivain soviétique Ilya Ehrenbourg, le « Journal intime et les lettres d’Ina Konstantinova, héroïne soviétique », « tuée en 1944, dans un combat avec les Allemands ». L’écrivaine en a assuré la traduction. Si le récit d’Anne lui a fait grande impression, sa conclusion, imprégnée de glorification de la « Grande Guerre patriotique » de l’URSS, dévalorise le journal de la jeune Allemande : « Mourir pour mourir, il faut mieux mourir en combattant » écrit-elle en effet…
Claude de Fréminville adopte un point de vue nettement plus empathique dans Le Populaire du 30 mai, dans un article intitulé « De l’horrible imaginaire et du vrai » où le journaliste, qui a quitté le PCF en 1937, évoque en parallèle le cynisme de l’URSS refusant de libérer des centaines de milliers de prisonniers de guerre :
« Nous avons même besoin, dans les grands malheurs, qu'on nous montre le petit côté des choses.
Ainsi les cahiers d’une écolière nous rendent plus sensibles les souffrances des Juifs que le chiffre des martyrs de Pologne. »
Certains, comme Madeleine de Calan, dans la revue mensuelle catholique Études, relisent par ailleurs ce témoignage au prisme de la religion, allant jusqu’à espérer (en s'inspirant sans doute de la lettre du 11 avril 1944), que cette jeune israélite, « apatride », ait gardé jusqu’au bout « sa foi sereine », face à sa « mort atroce ».
Si elles sont toutes élogieuses, certaines critiques font des erreurs. Ainsi, pour L’Aurore du 11 juillet 1950, la famille a été arrêtée en mars 1945, juste avant la « libération de la Hollande » ; en réalité, c’est le mois présumé au départ de la mort d'Anne, de plus appelée « Anna ». L’article, qui rassemble des comptes rendus de parutions récentes, en profite pour lancer une pique au préfacier catholique :
« Ce document authentique devrait être lu par tous ceux qui ont trop vite oublié.
II est précédé d'une préface de M. Daniel-Rops qui aura peut-être excepté Anne Frank du rapport harmonieux par lequel il a exprimé dans son ‘Jésus en son temps’ [paru en 1945, NDLR], que le pogrome avait pour effet de ‘compenser’ le crime héréditaire de crucifixion. »
D’autres ajoutent tout simplement une lettre au nom de famille d’Anne, devenue Franck, comme Carrefour. C’est le tout premier, le 18 avril à publier des extraits (dont la dernière lettre du 1er août 1944), en titrant son article :
« Anne Franck, petite Israélite allemande, tuée à quinze ans par la Gestapo, laisse un Journal que Daniel-Rops compare à celui de Marie Bashkirtseff. »
Plus que sur la Shoah, l’hebdomadaire gaulliste insiste lui aussi sur la jeune fille :
« Mélange de maturité et de fraîcheur ici, qui donne à ces pages un charme unique. »
Plus étonnant encore, quelques années plus tard, en juillet 1957 (n°74), l’historien marxiste spécialiste de l’Allemagne, Gilbert Badia, donne à La Pensée une critique à partir de la version allemande du livre, en s’étonnant que le journal n'ait pas encore été traduit en France !
En fait, dès 1950, le succès du livre en français va faciliter les traductions en anglais.
Cependant, si l’on retrouve encore quelques critiques au moment des réimpressions (au moins cinq en 1950 avec une nouvelle édition sous le simple titre Journal), comme celle d’Henriette Charasson dans La Dépêche tunisienne en octobre 1950, ou des évocations en 1951, comme dans Le Franc-Tireur (« Dans le mystère des enfances sublimes »), ce n’est pas encore le flot de critiques ou de mentions qui vont suivre avec les rééditions suivantes (1956, 1957 et 1958), et surtout après la diffusion du premier film (hollywoodien) en 1959.
Il est vrai qu’au début des années cinquante, la presse, largement issue de la Résistance, se porte mal (plusieurs titres disparaissent en 1951). C’est donc surtout à partir de la fin des années cinquante qu’Anne Frank commence véritablement à devenir l’une des victimes « emblématiques » de la Shoah à l’échelle internationale ; « une voix qui parle pour six millions d’autres » dira plus tard Ilya Ehrenbourg, façonnant ainsi une image idéal-typique des expériences des enfants juifs cachés pendant la guerre.
En 1957, des militants nazis troubleront une adaptation théâtrale en Allemagne. En 1959, puis à la fin des années 1970, Otto Frank poursuivra en justice des néo-nazis allemands qui qualifieront le journal de contrefaçon. En France, à la fin des années soixante, bien avant l’établissement d’une édition critique aux Pays-Bas concluant qu’elle est bel et bien l’auteure de l’œuvre (datée de 1986), le succès du livre fera aussi surgir des rumeurs négationnistes de falsification, relatées dans la revue La Pensée en 1968, bien avant celles, encore partagées aujourd’hui, sur les réseaux sociaux.
Pour en savoir plus
« Otto Frank and the translations of Het Achterhuis », in : Anne Frank House
David Barnouw The Phenomenon of Anne Frank, Indiana University Press, 2012
Ecrit par
Rachel Mazuy est historienne, chargée de conférences à Science Po Paris. Elle travaille notamment sur l'histoire du mouvement ouvrier et les circulations avec la Russie soviétique et l'engagement artistique au XXe siècle.