Écho de presse

L'article qui scella l'amitié entre Clemenceau et Monet

le 15/12/2019 par Pierre Ancery
le 08/08/2019 par Pierre Ancery - modifié le 15/12/2019
Claude Monet dans son atelier, agence Meurisse, 1926 - source : Gallica BnF

En mai 1895, Georges Clemenceau fait dans La Justice un grand éloge des Cathédrales de Rouen de Claude Monet. C'est le début d'une longue amitié entre l'homme politique et le peintre.

Georges Clemenceau et Claude Monet s'étaient déjà rencontrés auparavant, lorsqu'ils étaient tous deux étudiants. Dans les années 1860, ils fréquentaient les mêmes cafés du Quartier Latin, où se réunissaient artistes et républicains hostiles au Second Empire.

 

Mais c'est en 1895, à l'occasion de la parution d'un article de Clemenceau dans son journal La Justice, qu'une amitié profonde va naître entre les deux hommes. Elle durera trente ans, jusqu'à la mort de Monet en 1926.

 

Dans ce vaste article qui occupe toute la une du quotidien, le futur « Tigre » fait un éloge ébloui de la série des Cathédrales de Rouen, réalisée par le peintre impressionniste entre 1892 et 1894.

 

Monet y a peint le portail de la cathédrale selon des angles et à des moments de la journée différents : la série est l'un de ses chefs-d’œuvre. En mai 1895, elle est exposée en partie à Paris, chez le marchand Durand-Ruel.

 

Clemenceau écrit :

« J'en demande pardon aux professionnels, je ne puis résister à l'envie de m'établir, pour un jour, critique d'art. La faute en est à Claude Monet. Je suis entré chez Durand-Ruel pour revoir à loisir les études de la cathédrale de Rouen dont j'avais eu la joie dans l'atelier de Giverny, et voilà que cette cathédrale aux multiples aspects, je l'ai emportée avec moi, sans savoir comment. Je ne puis m'en débarrasser. Elle m'obsède, il faut que j'en parle. Et, bien ou mal, j'en parlerai [...].

 

Avec vingt toiles, d'effets divers justement choisis, le peintre nous a donné le sentiment qu'il aurait pu, qu'il aurait dû en faire cinquante, cent, mille, autant qu'il y aurait de secondes dans sa vie, si sa vie durait autant que le monument de pierre, et qu'à chaque battement de son pouls il pu fixer sur la toile autant de moments du modèle.

 

Aussi longtemps que le soleil sera sur elle, il y aura autant de manières d'être de la cathédrale de Rouen que l'homme pourra faire de divisions dans le temps. L’œil parfait les distinguerait toutes puisqu'elles se résument en des vibrations perceptibles même pour notre actuelle rétine. L’œil de Monet, précurseur, nous devance et nous guide dans l'évolution visuelle qui rend plus pénétrante et plus subtile notre perception du monde [...].

 

La merveille de la sensation de Monet, c'est de voir vibrer la pierre et de nous la donner vibrante, baignée des vagues lumineuses qui se heurtent en éclaboussures d'étincelles. C'en est fini de la toile immuable de mort. Maintenant la pierre elle-même vit, on la sent muante de la vie qui précède en la vie qui va suivre. Elle n'est plus comme immobilisée pour le spectateur. Elle passe. On la voit passer. »

La Cathédrale de Rouen, façade, soleil couchant, Claude Monet, 1893 - source WikiCommons

Il poursuit :

« Habilement choisis, les vingt états de lumière des vingt toiles s'ordonnent, se classent, se complètent en une évolution achevée. Le monument, grand témoin du soleil, darde au ciel l'élan de sa masse autoritaire qu'il offre aux combats des clartés […].

 

Accrochées comme elles sont, les vingt toiles nous sont vingt révélations merveilleuses, mais l'étroite relation qui les lie échappe, je le crains, au rapide observateur. Ordonnées suivant leur fonction, elles feraient apparaître la parfaite équivalence de l'art et du phénomène : le miracle. »

La verve polémique de Clemenceau reprend ensuite le dessus, et il s'en prend au président de la République Félix Faure. Redoutant que la série des Cathédrales finisse disséminée chez divers acheteurs et perde ainsi sa cohérence d'ensemble, il somme Faure de s'en porter acquéreur au nom de la France.

« Et vous, Félix Faure, ô mon souverain d'un jour, vous qui trônez gracieusement dans le palais de madame de Pompadour, avec Roujon et Poincaré à vos côtés pour vous guider dans vos appréciations d'art, j'ai lu que vous aviez fait je ne sais quels achats personnels dans je ne sais quelle halle aux peintures. C'est votre affaire.

 

Mais vous n'êtes pas seulement Félix Faure, vous êtes aussi président de la République, et même de la République française. C'est à ce titre évidemment que vous êtes allé l'autre jour rendre visite à la table de nuit de Napoléon Ier, comme si c'était là que le grand homme eut déposé son génie. Comment l'idée ne vous est-elle pas venue d'aller regarder plutôt l'oeuvre d'un de vos contemporains, par qui la France sera célébrée dans le monde longtemps après que votre nom sera tombé dans l'oubli ? [...]

 

Il se peut que vous compreniez, et songeant que vous représentez la France, l'idée vous viendra peut-être de doter la France de ces vingt toiles qui, réunies, représentent un moment de l'art, c'est-à-dire un moment de l'homme lui-même, une révolution sans coups de fusil.

 

L'histoire tiendra compte de ces peintures, sachez-le, et si vous avez l'ambition légitime de vivre dans la mémoire des hommes, accrochez-vous aux Basques de Claude Monet, le paysan de Vernon. C'est plus sûr que le vote du congrès ou la politique d'Alexandre Ribot. »

Monet sut gré à Clemenceau de cette vigoureuse défense de son œuvre. Dès lors, les deux hommes se fréquentèrent, s'écrivirent abondamment. Clemenceau, plus tard appelé aux plus hautes responsabilités politiques, se rendait dès qu'il le pouvait à Giverny, chez son ami, pour y trouver refuge.

Lors de l'affaire Dreyfus, Monet rejoint Clemenceau dans sa défense de l'officier accusé de trahison. À l'issue de la Première Guerre mondiale, alors que Clemenceau est devenu « le Père la Victoire », Monet promet d'offrir à la France une grande œuvre.

Ce seront les Nymphéas, vaste ensemble mural commencé en 1914, que Monet, atteint de la cataracte, aura le plus grand mal à achever. Clemenceau le soutient, l'encourage. Et il joue un rôle déterminant dans l'installation des toiles au musée de l'Orangerie, à Paris.

Monet toutefois ne verra jamais l'exposition des Nymphéas : il meurt avant, le 5 décembre 1926, à 86 ans. À ses obsèques, Clemenceau apparaît brisé. Alexandre Duval-Stalla, dans son livre Claude Monet - Georges Clemenceau : une histoire, deux caractères (2010), raconte comment le vieil homme, enlevant le drap funéraire recouvrant le cercueil de Monet, s'écria : « Non ! Pas de noir pour Monet ». Avant de s'écrouler en pleurs en suivant le convoi vers le cimetière de l'église Sainte-Radegonde de Giverny.

Obsèques de Claude Monet (Clemenceau au centre), agence Meurisse, 1926 - source Gallica BnF

L'exposition à l'Orangerie ouvrira le 16 mai 1927. Deux jours plus tard paraît dans Le Gaulois une interview de Clemenceau, qui évoque son ami défunt :

« – Avez-vous remarqué, monsieur le président, qu'une toile des Nymphéas porte une large déchirure ?

C'est un coup de couteau. Monet en criblait ses œuvres, quand il était en colère. Et cette colère naissait devant le manque de satisfaction de son œuvre. Il était si sévère à l'égard de son talent. Il a certainement brûlé plus de cinq cents toiles. Ainsi, tenez, pour les Nymphéas, que je l'ai décidé à donner à l’État, eh bien après y avoir consenti, il ne voulut plus rien savoir. « Quand je serai mort, me répétait-il, alors les imperfections me seront plus supportables, car on dira il n'a pas eu le temps de terminer ».

Certains craignent, monsieur le président, que ces travaux résistent mal au temps.

M. Clemenceau me regarde, soudain attristé. Et puis, brusquement, en homme qui choisit une décision et prend son parti des créations périssables, même des plus belles, il déclare :

Peut-être. Cependant Monet ne regardait pas au prix pour la qualité de ses fournitures. Il n'y avait pas d'être plus indifférent aux questions d'argent. Je ne sais pas s'il achetait les meilleurs produits, mais certainement il employait les plus chers. Au reste, rien ne résiste. Je suis allé hier au Louvre, j'ai revu la Joconde. Elle a bien changé depuis cinquante ans […].

 

Mais, visiblement, M. Clemenceau m'a accordé suffisamment de temps en me parlant de Monet. D'un mouvement imperceptible, que je note pourtant, sa main gauche, appuyée sur le rebord de la table, se déplace, s'agite. Néanmoins, le mot d'« ami » que je viens d'employer, l'a touché. Il ne répond rien, mais je lis ses réflexions dans son regard. Elles se reflètent en noblesse, en gravité, sur son visage. Et c'est très beau. Plus on avance en âge, plus on s'aperçoit que, dans l'évaluation de la valeur morale des hommes, la pierre de touche, c'est leur fidélité, l'amitié. »

Georges Clemenceau mourra le 24 novembre en 1929. Les trente tableaux de la série des Cathédrales de Rouen figurent aujourd'hui dans des musées répartis aux quatre coins du monde. Les Nymphéas sont toujours visibles au musée de l'Orangerie.

 

 

Pour en savoir plus :

 

Alexandre Duval-Stalla, Claude Monet - Georges Clemenceau : une histoire, deux caractères, Gallimard, 2010

 

Michel Winock, Clemenceau, Perrin, 2017

 

Michel de Decker, Claude Monet, Pygmalion, 2009