Écho de presse

Un rêve d’Orient : l’égyptomanie au XIXe siècle, une passion française

le 03/11/2022 par Pierre Ancery
le 21/06/2022 par Pierre Ancery - modifié le 03/11/2022

Stimulant les imaginations européennes, la redécouverte de l’Égypte ancienne inspira d’innombrables œuvres d’art, du Roman de la momie de Théophile Gautier à l’Aïda de Verdi. En France, la campagne de Bonaparte et les découvertes de Champollion marquèrent un tournant dans l'histoire de cette « égyptomanie ».

À quand remonte « l’égyptomanie », cette puissante fascination exercée par l’Égypte ancienne sur les imaginations européennes ? Si l’Occident s’intéresse à cette période depuis la Renaissance, voire depuis la Rome antique, on peut situer le début d’un réel essor de la passion égyptomane à la fin du XVIIIe siècle.

Alors que les récits de voyageurs alimentent l’attrait pour les monuments qui bordent les rives du Nil, un goût « égyptien » se répand alors dans la bonne société parisienne. Sous Louis XVI, par exemple, Marie-Antoinette commande des fauteuils dotés de têtes inspirées de l’Égypte antique et pharaonique. Pendant la Révolution, la Fontaine de la Régénération, construite en 1793 à la place de la Bastille détruite, figure la déesse Isis. Citons aussi la parution du Voyage en Égypte et en Syrie de Volney, publié en 1787, qui marque les esprits.

Mais c’est surtout à partir de la campagne égyptienne de Bonaparte (1798-1801) que l’intérêt de la France pour l’Égypte redouble. Beaucoup de lecteurs découvrent l’antiquité égyptienne à travers la relation d’un écrivain et graveur ayant pris part à l’expédition française, Vivant Denon. Publié en 1802, son Voyage dans la Basse et la Haute-Égypte, accompagné d’un volume de dessins, aura un succès phénoménal et connaîtra des dizaines de rééditions.

La Gazette nationale publie cet extrait dans lequel Denon décrit les colosses de Memnon, deux sculptures monumentales datant de la XVIIIe dynastie et se trouvant sur la rive occidentale de Thèbes :

« Je m'acheminai vers les deux colosses dits de Memnon ; je fis un dessin détaillé de leur état actuel... Sans charme, sans grâce, sans mouvement, ces deux statues n’ont rien qui séduise ; mais sans défaut de proportion, cette simplicité de pose, cette nullité d’expression a quelque chose de grave et de grand qui en impose [...].

Pour prononcer sur le caractère de ces statues, il faut les avoir vues à plusieurs reprises, il faut y avoir longtemps réfléchi ; après cela il arrive quelquefois que ce qui avait paru les premiers efforts de l’art, finit par en être une des perfections. »

Avec le livre de Vivant Denon et la parution en 1809 de l’ouvrage collectif Description de l’Égypte, issu lui aussi de la campagne de Bonaparte, puis avec l’essor de l’égyptologie (Champollion déchiffre la pierre de Rosette en 1822), les Français se passionnent pour une esthétique, celle des hiéroglyphes, des temples, des frises décoratives et des sculptures monumentales de l’Antiquité égyptienne.

Les arts du XIXe siècle en seront profondément marqués et de nombreuses œuvres proposeront une relecture de l’art égyptien au filtre des fantasmes européens. Car l’Égypte des artistes modernes est souvent plus imaginaire que réelle : une histoire longue de trois mille ans  se trouvera ainsi fréquemment condensée en quelques motifs allègrement mélangés sans souci de respecter la diversité des époques, des croyances ou des styles de l’Égypte antique, elle-même souvent résumée à une poignée de lieux et noms largement mythifiés.

En France, l’égyptomanie infuse le visage même de la capitale :  si le parc Monceau s’était doté d’une pyramide dès 1773 (un motif qui deviendra récurrent pendant la période révolutionnaire et napoléonienne), à partir de 1836, la célèbre place de la Concorde peut s’enorgueillir d’abriter le monument le plus ancien de Paris : l’obélisque de Louxor, vieux de plus de 3 000 ans.

Dans la littérature, le goût de l’Égypte s’incarne en quelques œuvres phare : ainsi du fameux Roman de la Momie de Théophile Gautier, qui paraît en feuilleton en 1857 dans La Gazette nationale et remporte un grand succès. Le roman de Gautier, qui met en scène la découverte au XIXe siècle d’une momie parfaitement conservée, puise son inspiration dans l’égyptologie elle-même, et l’écrivain, dans sa dédicace, tient à signaler sa dette envers Ernest Feydeau, auteur d’une Histoire générale des usages funèbres et des sépultures des peuples anciens.

« Sur vos pas je me suis promené dans les temples, dans les palais, dans les hypogées, dans la cité vivante et dans la cité morte ; vous avez soulevé devant moi le voile de la mystérieux Isis et ressuscité une gigantesque civilisation disparue.

L'histoire est de vous, le roman est de moi ; je nai eu qu'à réunir par mon style, comme par un ciment de mosaïque, les pierres précieuses que vous m'apportiez. »

L’Égypte antique inspire peintres et dessinateurs tout au long du XIXe siècle. L’Écossais David Roberts acquiert la renommée avec ses dessins ramenés d’un voyage en Égypte effectué entre 1838 et 1839, qui révèlent à ses compatriotes les splendeurs de Louxor, de Karnak, de Gizeh ou d’Abou Simbel. Plus tard, en France, peintres orientalistes et académiques, à l’instar d’Alexandre Cabanel ou de Jean-Léon Gérôme, multiplieront les tableaux « égyptiens ».

Le temple d'Amon à Karnak, lithographie de David Roberts, 1838 - source : WikiCommons
Le temple d'Amon à Karnak, lithographie de David Roberts, 1838 - source : WikiCommons

L’inauguration du canal de Suez en 1869, deux ans après la présence de l’Égypte à l’Exposition universelle de Paris, marque un autre moment fort de l’égyptomanie. La même année, l’agence Thomas Cook organise sa première croisière sur le Nil : c’est le début du tourisme organisé en Égypte, avec ses circuits et ses passages obligés (le Sphinx, les pyramides...). On trouve dans les journaux de l’époque des publicités pour ce type de voyages, comme ici dans Le Charivari :

A la même époque, l’Égypte antique investit la scène : l’opéra Aida de Giuseppe Verdi, dont l’action a lieu à Memphis et à Thèbes au temps des pharaons, est joué le 24 décembre 1871 au Caire. Le Figaro raconte :

« Hier samedi, on donnait en grande cérémonie, au théâtre du Caire, le dernier opéra de Verdi, Aïda, dédié au vice-roi Égypte. Ce gigantesque ouvrage, qui a coûté plus de huit cent mille francs pour être monté, à été accueilli par le public de la manière la plus flatteuse [...].

L’illusion est complète : archers, lanciers, fantassins, sont tels qu’ils se seraient présentés il y a quatre mille ans devant les vraies dynasties, et le cachet local est si admirablement conservé que, jusque dans les plus petits détails, on ne saurait trouver le moindre anachronisme. »

Aïda, superproduction avec costumes et décors pharaoniques, sera joué sur toutes les grandes scènes européennes. En 1891, Sarah Bernhardt, quant à elle, interprétera avec succès Cléopâtre au théâtre Saint-Martin, à Paris : la reine de la dynastie ptolémaïque est déjà à l’époque l’une des « stars » de l’égyptomanie et la muse de nombreux écrivains, peintres ou dramaturges fascinés par son destin romanesque.  

L'actrice Sarah Bernhardt en Cléopâtre, 1891 - source WikiCommons

Phénomène traversant tout le XIXe siècle, le goût de l’Égypte, en réalité, ne passa jamais de mode. Et le XXe siècle, lui aussi, aura ses fièvres égyptophiles. Comoedia, en mars 1921, annonce par exemple l’ouverture d’un nouveau cinéma dans le 18e arrondissement de Paris, le Louxor, « palais d’Égypte, ici transporté », qui s’inspire de l’architecture des temples de l’époque pharaonique.

Mais c’est la découverte de la tombe de Toutânkhamon par Howard Carter, en 1922, qui déclenche une véritable fureur égyptomane dans les arts et la mode. En avril 1923, L’Echo national raconte :

« L’Égypte, donc, est à la mode [...]. Longues et minces, avec des bras fuselés, la tête petite et fine aux cheveux brillants et serrés, les Parisiennes ne diffèrent guère des reines de Thèbes. Et les couturiers ont tout naturellement reçu le meilleur accueil qui leur ont proposé le drapé à l’égyptienne [...].

Les chapeaux égyptiens font fureur aussi, proches des sourcils et encadrant les joues telle la coiffure de la gracieuse reine Taït. Et quelle source d’inspiration pour les brodeurs ! » 

Plus tard, le cinéma et ses péplums nourriront à leur tour l’imaginaire occidental de nouvelles visions d’Égypte (à noter que le grand précurseur Georges Méliès avait tourné un Cléopâtre dès 1899). La bande dessinée aussi s’emparera de la thématique, faisant du pays de Ramsès, de ses momies et de ses malédictions anciennes un passage obligé des aventures de Tintin ou de Blake et Mortimer.

Citons enfin l’une des réalisations monumentales les plus célèbres (et les plus controversées) de la fin du XXe siècle : la pyramide du Louvre, elle aussi héritière directe de cette vieille passion pour une époque révolue. Une passion qui ne semble pas devoir se tarir de sitôt : en témoigne par exemple le succès de l’exposition Toutânkhamon à la Villette en 2019.

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Pour en savoir plus :

Jean-Marcel Humbert, L’égyptomanie à l’épreuve de l’archéologie, Musée du Louvre Éditions, 1996

Roger Caratini, L’égyptomanie, une imposture, Albin Michel, 2002