Écho de presse

« Hier des robots, aujourd'hui des hommes » : enquête parmi les ouvriers de Renault

le 05/06/2022 par Pierre Ancery
le 20/09/2018 par Pierre Ancery - modifié le 05/06/2022
Le travail à la chaîne à l'usine Renault de Boulogne-Billancourt, Regards, 14 octobre 1937 - source : RetroNews-BnF
Le travail à la chaîne à l'usine Renault de Boulogne-Billancourt, Regards, 14 octobre 1937 - source : RetroNews-BnF

Dans un reportage photo à l'usine de Boulogne-Billancourt, Regards part à la rencontre des ouvriers de Renault, un an après la loi du Front Populaire sur la semaine des 40 heures.

Le 14 octobre 1937, la revue Regards emmène ses lecteurs à Boulogne-Billancourt, près de Paris, dans l'immense usine Renault où travaillent quelque 40 000 ouvriers. Un an plus tôt, le Front Populaire votait une des lois les plus importantes de l'histoire de la condition ouvrière : la réduction du temps de travail de 48 à 40 heures hebdomadaires.

 

« Hier des robots, aujourd'hui des hommes », titre le magazine. Proche du Parti communiste, Regards est venu rendre compte, sous la plume d'Albert Soulillou et l'objectif d'Alexis Leveillé, des effets de la semaine de 40 heures sur la vie quotidienne des ouvriers soumis au travail à la chaîne et au contrôle des cadences.

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Sans surprise, le reporter ne tarit pas d'éloges sur les vertus de la loi :

« De l'avis unanime, la semaine de quarante heures a eu déjà des résultats énormes. D'abord elle a absorbé du chômage en grosse quantité. Dans Boulogne-Billancourt, où l'on comptait plus de 4 000 chômeurs, le chiffre en est redescendu à environ 1 000 [...].

 

Que l'on songe à cette masse rendue à la vie normale, délivrée du cafard et de l'humiliation, revenue à la condition d'homme, mangeant à sa faim, ayant récupéré ses forces physiques et morales, rendue au bonheur de voir ses gosses reprendre bonne mine. Est-ce que ce n'est pas énorme ?

 

On peut donc voir à quel point une cité comme Boulogne-Billancourt, capitale de la métallurgie parisienne, a pu changer d'aspect, s'égayer, revenir à la joie, retrouver sa fière atmosphère [...].

 

Mais ce n'est pas tout. En effet, voici autant de chômeurs rendus à la qualité de consommateur. De cette recrudescence de la puissance d'achat du peuple d'une cité, le petit commerce devait rapidement se ressentir. Les boutiques revivent. Une forte partie de la classe moyenne revient à moins d'aigreur. Avec l'ouvrier, ces petits commerçants ont connu les durs moments, avec lui ils reviennent à une vie plus aisée, moins inquiète. »

L'usine de Boulogne-Billancourt, située sur l'île Seguin, est alors la plus grande de France. Cœur de l'industrie automobile française, c'est aussi un bastion du syndicalisme ouvrier. Les travailleurs de Renault ont ainsi pris une part active aux « grèves de la joie » massives de mai-juin 1936, qui ont touché divers secteurs de l'industrie.

 

Albert Soulillou interroge certains d'entre eux :

« Comme je me souvenais de l'éreintement terrible que j'avais vécu jadis dans l'automobile, à la chaîne, je leur demandai si physiquement ils se sentaient déjà mieux.

 

L'un d'eux s'écria :

Tu parles !

 

Et un autre :

Pour ça, y a pas à dire, on n'est plus les mêmes hommes.

 

Et il se redressa, content d'être revenu lui-même à une meilleure condition physique. Et tous rappelèrent leurs fatigues d'avant juin 1936, leur éreintement, les cadences forcenées des chaînes, les insensés tarifs aux pièces, leur vie stupide dévorée par l'atelier, achevée par le temps perdu dans les métros et les autobus, partagée entre le turbin et un sommeil de brute, une vie où chaque soir il fallait songer à récupérer ses forces pour être le lendemain d'attaque à la chaîne, en un mot une vie de forçats auxquels on laissait juste l'apparence de la liberté. »

« Les 40 heures, ça aura été pour tous ces hommes-là la fin du bagne, la fin de l'abrutissement, le retour à l'humain, la possibilité de vivre avec la Vie », ajoute le journaliste. Dans le numéro suivant, daté du 21 octobre, le reportage se poursuit.

Toujours aussi riche en photos, il laisse plus une place plus ample à la parole des ouvriers :

« — Si tu voyais les sorties, le soir, ce n'est plus du tout la même chose. Au vestiaire, les copains chantent. On n'avait jamais vu ça. Dans le temps, on partait comme un troupeau. Maintenant, on chante en s'habillant, on s'en va en causant, en riant.

 

Un autre dit :

 

Et puis on est meilleurs copains. On est moins traqué. On a plus confiance les uns dans les autres. Il y a vraiment de la sympathie maintenant.

 

Et de la solidarité, ajoute une voix.

 

Tiens, même avec les Russes on s'en aperçoit. Pour dire que ceux de l'usine soient des réactionnaires, non. Mais enfin, ils étaient loin d'être communistes ou syndicalistes ou socialistes [...].

 

Les Arabes aussi ça leur a fait de l'effet. Leur infériorité a disparu. Ils gagnent dorénavant comme les Français. Il y en a, de plus en plus nombreux, qui sont d'un dévouement sans borne pour le syndicat. Ils lui savent gré de les avoir tirés d'une longue humiliation.

 

Et les Chinois ?

 

Ah ! eux ! Toujours les mêmes. Ils ont toujours été de bons copains. Ce sont d'excellents ouvriers et on les a toujours estimés [...].

 

Dis donc, tu n'oublieras pas de dire que les 40 heures ne remplissent pas davantage les bistrots, comme ils impriment dans L’Écho de Paris ! [...]

 

Parfaitement ! On est moins abruti, alors on rentre chez soi arranger sa bicoque, donner un coup de main à la femme, promener les gosses, ou bien on va faire du sport ou de la lecture. »

Les lois du gouvernement Blum avaient en effet un an plus tôt suscité l'inquiétude de la droite, qui voyait dans la réduction du temps de travail une menace pour la compétitivité des entreprises françaises. Autre argument parfois invoqué par les adversaires du Front Populaire et auquel les ouvriers interrogés ici font référence : la crainte que les salariés ne passent leur temps libre supplémentaire à boire de l'alcool.

 

Dans son reportage, Albert Soulillou nuance cependant l'impact de la semaine des 40 heures sur la qualité de vie des ouvriers :

« Il serait toutefois prématuré de croire que les usines Renault sont devenues un paradis. Du reste, il y a des métiers qui par eux-mêmes ont quelque chose d'infernal. Ne citons que les fondeurs, les sableurs, les pistoleurs.

 

Non, le travail n'est pas devenu une amusette. Une machine, c'est toujours quelque chose de dangereux, de dur, d'épuisant, et le vacarme de mille machines, ça demeure un enfer, et la chaîne, ça demeure la chaîne. »

L'usine Renault de Boulogne-Billancourt sera nationalisée en 1945. Elle restera dans les décennies suivantes le fer de lance de la contestation ouvrière en France, notamment lors des grèves de mai 1968. « Quand Billancourt éternue, la France s'enrhume », dira le ministre Maurice Bokanowski dans un mot célèbre.

 

L'usine de l'île Seguin finira toutefois par fermer en 1992.

 

 

Pour en savoir plus :

 

Charlotte DENOËL, « Les grèves de mai-juin 1936 », article paru sur Histoire par l'image

Jean-Paul Brunet, Histoire du Front Populaire, P.U.F., Que sais-je ?, 1998

Jean Vigreux, Histoire du Front Populaire, L'échappée belle, Tallandier, 2016

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