Interview

Marx, « un stratège au service de la Révolution » selon Jean-Numa Ducange

le 02/10/2019 par Jean-Numa Ducange
le 23/05/2019 par Jean-Numa Ducange - modifié le 02/10/2019
Le théoricien allemand du communisme Karl Marx, en 1867 - source : WikiCommons
Le théoricien allemand du communisme Karl Marx, en 1867 - source : WikiCommons

Intimidante et technique, l'œuvre de Marx a fait l'objet de nombreuses interprétations. Dans son ouvrage Marx à la plage, l'historien et collaborateur à RetroNews Jean-Numa Ducange clarifie la pensée de celui qui fut un économiste de génie de même qu'un homme politique de premier plan.

Mondialement connu pour ses théories économiques et sa critique du capitalisme, Marx n'en est pas moins souvent mal compris, caricaturé, instrumentalisé. Dans son ouvrage Marx à la plage, l'historien Jean-Numa Ducange revient aux sources de la pensée marxiste, de la lutte des classes à la « dictature du prolétariat », et interroge l'avenir du marxisme.

Propos recueillis par Marina Bellot

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RetroNews : Votre ouvrage s’ouvre sur les étonnants hommages des libéraux Juncker et Macron à Marx. Est-ce à dire que Marx est devenu une icône révolutionnaire vidée de sa substance ?

Jean-Numa Ducange : Il est certain que ce n’est pas la même chose de rendre hommage à Marx aujourd’hui qu’au XIXe siècle, en 1918 juste après la Révolution russe, ou pendant les événements de 1968.

C’est une figure plus consensuelle qu’elle ne l’a été, parce qu’elle ne renvoie plus à un régime politique alternatif ou à une idéologie qui menacerait l’ordre existant.

Néanmoins, la pensée de Marx continue à nourrir la plupart des courants critiques de l’ordre existant, du capitalisme et du marché.

Marx naît dans une famille bourgeoise et, comme vous l’écrivez, il aurait pu mener une tranquille carrière de notable de province. Quels sont les choix qu'il fait et qui se révéleront décisifs dans son devenir de penseur radical ?

D’abord, lorsqu’il fait ses études de philosophie – au grand regret de son pèren qui aurait voulu qu’il fasse du droit, garantie d’une carrière prometteuse – Marx va côtoyer les hégéliens de gauche. Hegel était un philosophe de très grande importance en Allemagne au début des années 1830, et sa pensée donnait lieu à deux interprétations : l’une conservatrice, l’autre plus subversive, qui consistait à utiliser sa méthode dialectique comme un outil de contestation du monde. Marx évolue donc avec des hégéliens de gauche, des démocrates révolutionnaires, et il est très inspiré par cette philosophie-là.

Autre point important : il est né à Trêves, dans une région qui avait été annexée par la France. On n’est donc géographiquement pas loin de la France, de l’héritage de la Révolution française, ce qui a compté dans son imaginaire dès sa plus tendre enfance – le Code civil, par exemple, avait déjà été introduit quand il est né.

À Paris, où il s’installe en 1843, Marx se passionne pour l’histoire des révolutions. Comment juge-t-il en particulier la Révolution française de 1789 ?

Il a un rapport ambivalent avec la Révolution française : il en est en premier lieu très admiratif – il juge que l’Allemagne est un pays qui n’a pas fait les mêmes progrès que la France.

En même temps, il estime que la Révolution de 1789 en est restée à un stade trop limité, uniquement politique, et qu’elle est passée à côté de la question sociale, qui lui apparaît comme la question cruciale de son temps.

À partir de cette analyse, il développe l’idée qu’il faut faire une nouvelle révolution fondée sur le prolétariat ouvrier.

La Révolution de 1789 a été selon lui une étape nécessaire dans l’Histoire, mais Marx, en tant qu’Allemand, veut se démarquer de l’héritage français. Et il s’en démarque en inventant une nouvelle révolution, plus adaptée aux conditions du XIXe siècle.

D'ailleurs, si Marx appelle au renversement du système, c’est aussi un pragmatique et un stratège. Il envisage notamment des alliances de classes selon les circonstances…

Exactement. Ne serait-ce qu’en prenant le Manifeste du Parti communiste, il y a toute une partie stratégique, dans laquelle il dit en substance que les communistes doivent être capables de s’allier avec des éléments bourgeois contre l’aristocratie, contre le « vieux monde ».

Pendant la révolution de 1848, il ne va d’ailleurs pas hésiter à défendre l’idée selon laquelle il faut s’allier avec des courants qui n’ont pas les mêmes présupposés idéologiques, pour vaincre ce qu’il y a alors de pire selon lui : la réaction féodale, les princes et les grandes familles régnantes...

Marx n’est pas un illuminé qui pense qu’il faut faire la révolution à tout prix tous les matins. Il a une démarche très politique et stratégique.

Autre mise au point de votre livre : le concept de « dictature du prolétariat » n’exclut pas selon Marx l’établissement d’une démocratie fondée sur les libertés publiques…

Il y a une sorte de malentendu au sujet de la dictature du prolétariat. Le mot dictature, aujourd'hui, n’a évidemment plus qu’une connotation négative. Or à l'époque, cela avait encore le sens romain de la « magistrature ».

Chez Marx, la dictature du prolétariat est en réalité l’avènement d’une démocratie radicale. Ceci dit, il ne précise pas les modalités de cette démocratie, ce qui a laissé la place à toutes les interprétations.

La Commune de 1871 est la première tentative de mise en pratique de son Manifeste du parti communiste. Or on sait qu'il juge assez sévèrement l’insurrection...

Au départ, il est en effet plutôt hostile à la prise de pouvoir : ça lui paraît une folie dans un contexte d’effondrement militaire.

Après toutefois, il se solidarise avec les Communards, notamment dans son ouvrage La Guerre civile en France. Il voit l’application, certes limitée et locale, de mesures concrètes prises par un pouvoir socialiste. En clair, c’est la première fois que ses idées sont au pouvoir. Marx a donc beaucoup valorisé ce moment de la Commune.

Puis dix ans après en revanche, il est de nouveau critique car il juge qu'il s'agit d'un terrible échec. Or ce qui l’intéresse, c’est de faire triompher ses idées. Il entretient donc un rapport de grande fascination pour l’expérience française, qu’il regarde néanmoins avec distance.

De votre point de vue, pour quelles raisons les régimes politiques se réclamant du marxisme ont-ils à ce point échoué ?

Plusieurs points : la première chose, c’est que Marx pensait que c’est en Europe de l’ouest que devait triompher le socialisme. Il pensait que ça se jouerait entre les grandes puissances industrielles de l’Europe d'alors : la France, l’Angleterre et l’Allemagne. Or aucun de ces pays n’a connu une prise de pouvoir par un parti socialiste de son vivant.

Le fait que ça ait eu lieu en Russie et dans des conditions particulièrement difficiles a fait que le marxisme en tant qu'idéologie d'État a été résumée à cette expérience soviétique, qui a évolué vers un volet extrêmement répressif.

L’expérience soviétique, au demeurant, pourrait être regardée de manière plus équilibrée : certes, ce fut une répression de masse terrifiante, une tragédie sur bien des aspects, mais l ne faut pas oublier le bilan sur l’éducation, l'alphabétisation… Tout n’a pas été absolument noir.
 
De la même façon, le marxisme fait aussi partie des idéologies qui ont nourri l’indépendance nationale d’un certain nombre de pays ex-colonisés dans les années 1960-70. Une nouvelle fois, ça n’a pas donné des États formidables, loin de là. Mais on ne peut pas totalement dissocier le mouvement de contestation de l’ordre colonial du marxisme.

Par ailleurs, le marxisme ne se résume pas aux régimes qui s’en sont réclamés. Toute une série de courants socio-démocrates ont longtemps conservé une référence à Marx – Jaurès, Blum, le PS jusqu'au années 1970. De même en Allemagne, l’aile gauche des socio-démocrates a fait référence à Marx et au concept de lutte des classes jusqu’à tard.

Si on parle d’expériences faites au nom du marxisme, il faut bien sûr prendre en compte le bilan assez calamiteux des régimes répressifs de type soviétiques ; mais d’une part tout n’était pas négatif, et d’autre part, la référence à Marx en termes politiques ne se résume pas à ces expériences.

Aujourd’hui, qui sont selon vous les héritiers de la pensée marxiste ?

Si on se place du point de vue de ce que disent les acteurs, la Chine, par exemple, n’a pas renoncé à la référence eu marxisme, bien au contraire : pour le bicentenaire de sa naissance, le Parti communiste chinois a dit qu’il devait beaucoup à l’œuvre de Marx pour l’indépendance et le développement du pays. La Chine étant un pays relativement peuplé et économiquement central, on ne peut pas faire totalement abstraction du fait que ce pays doive quelque chose à Marx.

Ensuite, il y a un regain d’intérêt dans le monde anglophone, d’abord cantonné aux campus universitaires, qui a pris une tournure politique avec l'émergence de courants socialistes dans le Parti démocrate, qui mettent en avant un certain nombre de constats et d’idées sur les inégalités sociales tels qu’on les avait pas entendus depuis longtemps. Beaucoup d'intellectuels qui gravitent autour de ces mouvements affichent des références à la pensée de Marx.

Dans la gauche française, même si ce n’est plus aussi central qu’avant, loin s’en faut, on a un certain nombre d'hommes politiques qui pensent qu'il s'agit d'une œuvre qui permet de continuer à penser le capitalisme aujourd’hui.

On ne peut pas dire que Marx et le marxisme aient « disparu » du paysage.

La crise environnementale actuelle pourrait-elle être le terreau d'un renouveau de la pensée marxiste ? Certains prônent un marxisme écologique, qui associerait le « rouge » – la critique marxiste du capital et le projet d’une société alternative – avec le « vert », la critique écologique du productivisme…

Dans l’œuvre de Marx elle-même, vous avez quelques extraits du Capital qui montrent une forme de sensibilité à la question de la nature et de la préservation des ressources naturelles. Ce n’est certes pas ce qui domine, mais il y a des intuitions qui font qu’on peut parler d’un certain marxisme écologique.

Ce qui est vrai c’est que depuis qu’il y a un regain d'intérêt pour Marx, notamment depuis la crise financière de 2008, un certain nombre de courants très hostiles au capitalisme se réclament de l’écosocialisme, dans la tradition marxiste de critique du progrès, tradition qui a aussi beaucoup existé dans les mouvements libertaires, à la charnière entre les références anarchistes et les références à Marx.

L’avantage de Marx – c’est ce que lui reconnaissaient d’ailleurs des intellectuels de droite, comme Raymond Aron – c’est qu’il est un penseur global du système capitaliste. Il offre une grille de lecture générale, avec un nombre incalculable d'ouvertures et d’intuitions sur toute une série de sujets, dont celui qui concerne la question des ressources naturelles, qui peuvent être reprises aujourd’hui.

L'ouvrage de Jean-Numa Ducange, Marx à la plage, est paru aux éditions Dunod au mois de mai 2019.