Interview

L’histoire économique selon Thomas Piketty : « Les choses ne sont pas écrites à l’avance »

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Vue de la banque Morgan à Wall Street, New York, Agence Rol, 1920 - source : Gallica-BnF

Tandis que l’économiste vient de faire paraître Capital et idéologie, nous sommes revenus avec lui sur les façons dont les sociétés démocratiques ont souvent su remettre en question les discours économiques dominants en proposant des méthodes alternatives – parfois considérées comme « invraisemblables ».

Après son best-seller Le Capital au XXIe siècle, l’économiste Thomas Piketty a publié à la rentrée dernière Capital et idéologie (Seuil), un ouvrage de plus de 1 200 pages décortiquant la façon dont les sociétés justifient les inégalités entre individus, sur plusieurs siècles et continents, de la France de la Belle Époque à l’Inde des sociétés de castes en passant par la Russie post-communiste. Un ambitieux tableau historique qu’il conclut par un appel à un « socialisme participatif » pour le siècle qui vient.

Propos recueillis par Jean-Marie Pottier.

RetroNews : Quelle a été l'importance de l'histoire dans votre formation de chercheur en économie ?

Thomas Piketty : Dans le système éducatif français, j'ai un peu le parcours de quelqu’un qui s'est retrouvé à faire maths sup sans en avoir particulièrement envie. Je préférais l'histoire et la littérature au lycée et j'ai découvert qu'il existait un concours littéraire pour Normale Sup une fois que j’y suis rentré. J’ai publié une thèse d’économie très théorique et formalisée dont je me suis échappé grâce à mon premier livre, Les Hauts Revenus en France au XXe siècle (2001), qui m’a fait entrer dans la recherche historique.

Il est nourri de sources issues de l’impôt sur le revenu, que la France a été un des derniers pays industrialisés à créer par la loi du 15 juillet 1914, la question du financement de la guerre débloquant la situation au Sénat. À partir de cette date, on dispose, en tant que chercheur, de déclarations loin d'être parfaites mais qui, par rapport au système fiscal du XIXe siècle, permettent de baliser le terrain sur l'évolution des revenus. J'ai eu la chance de tomber sur ce gisement qui n'avait jamais été vraiment exploité car trop historique pour les économistes et trop économique pour les historiens, et qui permet de relire, à travers la question des inégalités, des épisodes comme les deux guerres mondiales, la crise des années 1930, le Front populaire, Mai 68…

Depuis, j'ai poursuivi ce sillon, d'abord en l'étendant à une trentaine de pays développés dans Le Capital au XXIe siècle, puis en dehors du cadre européen et à d'autres matériaux sur les discours idéologiques et les comportements électoraux dans Capital et idéologie.

16 juillet 1914 : la presse publie le texte de loi instituant « l’impôt complémentaire sur le revenu ».

Les historiens parlent souvent d’un « goût de l’archive ». C’est votre cas ?

J’aime beaucoup être dans des vieux rayonnages avec des cartons d’archives ou des livres jamais ouverts. Il y a des choses qu'on s'imagine qu'on va trouver mais les voir « pour de vrai » est un vrai plaisir. J'avais par exemple réussi à m’enfermer pendant de long mois dans les sous-sols de la bibliothèque de l'Assemblée nationale, avec tous ces cartons remplis des grilles de salaires des fonctionnaires sous la Révolution française, des budgets de l'époque…

Avec Gilles Postel-Vinay et Jean-Laurent Rosenthal, nous avons aussi beaucoup exploité les documents successoraux aux archives de la Seine, à Aubervilliers : je les utilise dans Capital et idéologie pour retracer la composition des patrimoines à la veille de la Première Guerre mondiale car on y voit les investissements internationaux, les obligations russes, les actions du Canal de Suez – toute une histoire de la mondialisation. Ce qui m'attriste, c'est que certaines de ces sources n'existent plus car la numérisation produit parfois paradoxalement une perte de mémoire. Les archives successorales et fiscales étaient autrefois très bien tenues mais, depuis les années 1990, il y a cette illusion parmi les services fiscaux que le numérique permettrait de se dispenser du papier. Mais comme ce numérique lui-même n'est pas forcément correctement archivé ou lisible... On ne s'en rend pas encore compte car il n'y a pas d'accès individuel à ces sources à cause des délais légaux mais un chercheur qui voudra regarder en 2070 les successions à Paris ou en France dans les années 1980-1990-2000 ne pourra pas le faire. C'est un affaiblissement de la mémoire assez préoccupant pour la possibilité de faire ce type d'histoire à l'avenir.

Les historiens s’étaient largement emparés du Capital au XXIe siècle, notamment au travers d’un numéro spécial des Annales. Cela a-t-il influencé Capital et idéologie ?

Oui, beaucoup. Tous les débats qui ont suivi Le Capital au XXIe siècle ont été très formateurs et utiles pour moi. Ils m'ont permis de mieux voir les limites du livre, dont j'étais déjà un peu conscient en le publiant. La nécessité, par exemple, de sortir du cadre occidental.

Capital et idéologie est aussi beaucoup plus riche en lectures là où Le Capital au XXIe siècle était plus monomaniaque, ...

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