Chronique

Les « sciences coloniales », légitimation académique de la colonisation

le 29/08/2022 par Pierre Singaravélou
le 06/12/2018 par Pierre Singaravélou - modifié le 29/08/2022
« À l'exposition Expansion coloniale », dessin de G. Meunier, 1907 - source : Gallica-BnF
« À l'exposition Expansion coloniale », dessin de G. Meunier, 1907 - source : Gallica-BnF

À la fin du XIXe siècle, tandis que les grandes nations européennes affirment leur volonté expansionniste, celles-ci ouvrent des chaires universitaires en vue d’éduquer citoyens et sujets aux « us et coutumes » des territoires conquis.

Cet article est paru initialement sur le site de notre partenaire, le laboratoire d’excellence EHNE (Encyclopédie pour une Histoire nouvelle de l’Europe).

De la fin du XIXe siècle au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, accompagnant le renouveau de l’expansion ultramarine, de nouveaux savoirs sur les colonies et les populations colonisées sont produits et enseignés dans les métropoles européennes. Ils prennent la forme de nouvelles disciplines : les « sciences coloniales », c’est-à-dire la « géographie coloniale », l’« histoire coloniale », le « droit colonial », l’« économie coloniale », la « sociologie coloniale ».

Dans les capitales européennes et les ports coloniaux, des universitaires, hauts fonctionnaires et hommes d’affaires se mobilisent afin de fonder de nouvelles chaires et institutions d’enseignement et de recherche, des revues spécialisées et des sociétés savantes. Les « sciences coloniales » hésitent entre trois objectifs différents, voire contradictoires : construire une science désintéressée et autonome, contribuer au bon fonctionnement administratif et à la prospérité économique des colonies en fournissant outils et répertoire de bonnes pratiques et, enfin, légitimer l’œuvre coloniale de chaque nation en étayant la dimension « humanitaire » et « civilisatrice » de la colonisation.

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« L’enseignement du berbère, un outil pour gouverner le Maroc », Le Siècle, 17 juillet 1912

Si quelques travaux monographiques ont permis de mesurer précisément l’importance des « sciences coloniales » dans certains pays (France, Belgique, Allemagne), nous ne disposons pas encore d’études synthétiques sur l’ensemble de l’Europe.

Dans les grandes puissances coloniales, comme la Grande-Bretagne, la France et les Pays-Bas, les « sciences coloniales » sont présentes dans les principaux établissements d’enseignement supérieur. En France, l’enseignement supérieur, en plein essor sous la IIIe République, propose une offre foisonnante de cours sur les colonies. Le Collège de France et les facultés des lettres de Paris, Bordeaux et Aix accueillent des enseignements de géographie et d’histoire coloniales, tandis que les facultés de droit enseignent la « législation et l’économie coloniales ».

L’École coloniale, inaugurée à Paris en 1889, a pour mission de former les hauts fonctionnaires coloniaux et, à partir de 1905, les magistrats des colonies.

Dans Le Petit Journal, un article sur l’École coloniale de Paris, 26 juin 1942

L’École normale Jules Ferry, fondée en 1902, prépare les futurs instituteurs des colonies. Ces enseignements sont généralement financés par les gouvernements coloniaux et le ministère des Colonies. Les milieux économiques ouvrent des « sections coloniales » dans les écoles supérieures de commerce afin de dispenser une formation pratique aux futurs négociants et colons. Les universités créées dans les colonies à Alger (1909) et Hanoi (1917) se spécialisent dans l'enseignement des « sciences coloniales ». Les universitaires, militaires, administrateurs et hommes politiques spécialistes de l’empire français se rassemblent au sein de l’Académie des sciences coloniales fondée à Paris en 1923.

Au Royaume-Uni, l’université d’Oxford puis la London School of Economics et la School of Oriental and African Studies dispensent des cours coloniaux. Dans le cadre du système des collèges universitaires, les élites bénéficient d’une formation généraliste, à même de façonner des gentlemen coloniaux. La formation coloniale doit s’acquérir sur le terrain. Des écoles pratiques coloniales préparent les jeunes issus des couches populaires à l’émigration dans l’Empire britannique.

Aux Pays-Bas, un enseignement colonial est dispensé dans les universités de Leyde, d’Amsterdam et d’Utrecht puis à l’Institut royal colonial fondé à Amsterdam en 1910. L’Institut royal, dont la devise est « la lumière brille partout », véhicule le discours réformiste des coloniaux néerlandais dans l’entre-deux-guerres.

Les petites nations coloniales ont tenté très tôt de structurer leur enseignement supérieur colonial. La Belgique s’inspire du modèle français en créant des chaires, des sections et des écoles dédiées aux études coloniales. Dès 1889, l’université de Louvain organise un cours libre de colonisation et la Société d’études coloniales de Bruxelles fonde en 1895 les « Cours du Congo » qui offrent un enseignement pratique aux colons, administrateurs et officiers. Les universités de Bruxelles, de Liège et de Gand proposent leur propre cours de législation, de géographie et d’hygiène coloniales. L’Institut commercial d’Anvers ouvre une section coloniale en 1901 et les autres écoles supérieures de commerce (Liège, Louvain, Mons) lui emboîtent le pas rapidement.

« Cochinchine, terrain d’entente ? » rédigé par Raphaël Barquissau, membre de l’Académie des sciences coloniales pour le journal des colonies Tropiques, 1949

Cette dynamique culmine au début du XXe siècle avec l’ouverture de l’École coloniale supérieure d’Anvers, dénommée l’Université coloniale à partir de 1923 et chargée de former les fonctionnaires coloniaux sur le modèle de l’École coloniale de Paris. Les spécialistes de la colonisation se réunissent à partir de 1928 dans l’Institut royal colonial belge, décalque de l’Académie des sciences coloniales françaises.

En Allemagne, des cours coloniaux sont donnés à l’Institut des études orientales de Berlin fondé en 1887 et à l’université de Berlin. L’Institut colonial de Hambourg, inauguré en 1908, propose une formation coloniale très complète.

En Italie, la Società Geografica Italiana, créée en 1867, rassemble une partie des élites autour des projets coloniaux et organisent des missions d’exploration, notamment en Afrique orientale.

« La Societa Geografica italiana et les missionnaires », L’Aube, 14 avril 1933

L’Institut colonial de Rome est fondé en 1908, rebaptisé en 1936 Institut fasciste de l’Afrique italienne et entretient des relations suivies avec l’Institut colonial français. Sous Mussolini, l’Institut colonial fasciste prospère grâce à un système de cotisations obligatoires payées par les collectivités et les entreprises.

La Suisse, pays sans colonie, connaît également un essor des savoirs coloniaux qui affirment le bien-fondé de la « colonisation européenne » en Afrique, notamment au sein des sociétés géographiques.

Les savoirs et savants coloniaux circulent non seulement entre colonies et métropoles mais également entre les différents pays européens. En effet, les spécialistes – notamment français (Paul Leroy-Beaulieu, Louis Vignon) – de la colonisation développent à partir des années 1880 une nouvelle discipline, la « colonisation comparée », qui, en mobilisant les savoirs et les méthodes des sciences historique, géographique, économique et juridique, vise à confronter les différentes expériences coloniales européennes, présentes et passées. Inspiré par ce projet intellectuel, Pieter van der Lith, professeur de droit colonial à l’université de Leyde, fonde en 1885 la Revue coloniale internationale à Amsterdam.

L’essor de la « colonisation comparée » est rapidement consacré par la fondation en 1894 à Bruxelles de l’Institut colonial international par l’économiste et publiciste français Joseph Chailley-Bert qui s’est associé avec le Britannique Lord Reay, sous-secrétaire d’État pour les Indes, le Néerlandais Isaäc Fransen van de Putte, ancien ministre des Colonies, le major belge Albert Thys, directeur des Sociétés belges au Congo et Camille Janssen, ancien gouverneur général de l’État du Congo.

En dépit du caractère raciste et stéréotypé de nombreux travaux, les « sciences coloniales » ont eu le mérite d’élargir l’horizon des sciences humaines focalisées jusque-là sur la « civilisation européenne ». Les savoirs coloniaux ont pu en outre conforter les cultures autochtones en voie de nationalisation et participer par là même à la construction de nouvelles identités nationales en Asie comme en Afrique.

Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, ces disciplines sont balayées par les décolonisations et en partie remplacées par les études par aires culturelles.

Pierre Singaravélou est historien, professeur d'histoire contemporaine à l'Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, et directeur des Éditions de la Sorbonne. Il fait partie du laboratoire d’excellence EHNE, où cet article est initialement paru.