Interview

Aux origines du « roman national » : une conversation avec Sylvain Venayre

le 02/10/2019 par Sylvain Venayre, Julien Morel
le 17/05/2019 par Sylvain Venayre, Julien Morel - modifié le 02/10/2019
« Le baptême de Clovis », tableau figurant dans l'église Saint-Rémi à Itterswiller, 1858 - source : WikiCommons
« Le baptême de Clovis », tableau figurant dans l'église Saint-Rémi à Itterswiller, 1858 - source : WikiCommons

Que signifie le terme de « roman national » aujourd’hui si débattu ? L’historien Sylvain Venayre nous éclaire sur les façons dont l’histoire a été transmise aux enfants français à travers le temps, et à quelles fins.

Sylvain Venayre est historien, spécialiste du XIXe siècle et de l’histoire des représentations. Il est notamment l’auteur de Les Origines de la France – Quand les historiens racontaient la nation, paru au Seuil en 2013.

En amont de ses interventions au festival L’Histoire à venir, nous nous sommes entretenus au sujet du « roman national » français : de quoi s’agit-il, où est-il transmis et surtout : à quoi sert-il ? 

Propos recueillis par Julien Morel

Sylvain Venayre sera présent au festival L’Histoire à venir qui aura lieu à Toulouse du 23 au 26 mai 2019.

Peut-on dater les débuts de l’écriture d’un « roman national » en France ?

L’expression, à vocation polémique, est assez récente. Elle vise à stigmatiser le récit de l’histoire nationale, tel que celui-ci s’est progressivement construit à partir des années 1820. Mais, jusque vers la fin du XXe siècle, on s’accommodait bien de ce récit – ou plutôt, de ces récits, car il y eu au moins deux grands récits de l’histoire de France : le récit qu’on apprenait à l’école publique et celui qu’on apprenait à l’école privée…

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Selon vous, la création de celui-ci est-il justement lié à l’apparition de l’école publique ? 

Non, il est d’abord l’œuvre de la génération des historiens libéraux des lendemains de la Révolution française (les frères Thierry, Michelet, Martin…), puis de leurs contradicteurs providentialistes. Ce qu’ont fait les écoles (publiques et privées), c’est diffuser, en les simplifiant, les deux grands récits nationaux français : celui qui se fonde sur l’existence d’un peuple français à peu près inchangé à travers les âges et celui qui se fonde sur l’élection de la France par la Providence (à travers, notamment, le baptême de Clovis). 

Il est très difficile – et très débattu – de parler d’un passé « national » avant une époque somme toute récente – disons les XVe-XVIe siècles. On ne croit plus trop que Bouvines marquerait le début du sentiment national français. C’est en réalité une invention postérieure, qui date, ainsi que l’a montré Colette Beaune, du temps de la « guerre de Cent Ans » comme on s’est mise à l’appeler au XIXe siècle. Et encore : il faudrait mesurer la force de pénétration du nouveau discours sur l’histoire dans l’ensemble de la société de l’époque…

Extrait de L'Histoire de France de Jules Michelet paru dans Le Temps, 1867

Selon vous, quels sont les bases de ce « roman national » communes à tous les pays ? De quoi est-il composé, et quels types de valeurs morales célèbre-t-il ?

Anne-Marie Thiesse a bien montré, dans La Création des identités nationales, à quel point rien n’était plus international que l’idée de nation et de quelle façon le « système IKEA », comme elle dit, qui permet de construire une nation, a été utilisé de la même façon partout en Europe à partir de la fin du XVIIIe siècle. Or une des pièces essentielles de ce système est l’identification d’ancêtres glorieux : les Gaulois pour les Français, les Germains pour les Allemands, les Daces pour les Roumains, etc.

L’intérêt de telles origines, et de l’histoire qu’elles induisent, a été expliqué par Ernest Renan dans sa célèbre conférence de 1882, intitulé Qu’est-ce qu’une nation ? : c’est ce « riche legs de souvenirs », comme il le dit, qui permet de faire vivre la nation. C’est à cela d’abord que doit servir, de ce point de vue, l’enseignement de l’histoire : entretenir non seulement la connaissance du passé national, mais aussi la fierté de ce passé.

De quelle façon ce « roman national » a-t-il pu se propager pour toucher toutes les strates de la société ? Outre l’école, quels modes d’accès au savoir ont-ils permis la diffusion de celui-ci ?

L’école et l’université ont joué un rôle essentiel. Si les États ont décidé de rémunérer des historiens et des professeurs d’histoire, c’est avant tout pour cette raison : assurer la cohésion de la nation en rappelant sa grandeur passée. Mais attention : comme je le disais, cette position a toujours été combattue par une seconde tradition, portée par l’école privée, selon laquelle la France est d’abord la « fille aînée de l’Église » (une expression apparue dans les années 1830). Les deux traditions peuvent se rencontrer sur un certain nombre de héros communs, comme Jeanne d’Arc. Mais elles se séparent radicalement sur la plupart des grands événements de l’histoire de France – à commencer par la Révolution.

Quelles sont les événements et les valeurs qu’un roman national ne met jamais en avant, et pour quelles raisons ? Celui-ci peut-il d’ailleurs évoluer, se modifier au fil du temps ?

Une des raisons qui ont conduit à la critique du « roman » national, mais ce n’est pas la seule, est le travail que les historiens ont produit, depuis plusieurs décennies, sur les différentes formes de domination s’exerçant sur les esclaves, les classes populaires, les peuples colonisés, les femmes, les étrangers, les Juifs, les homosexuels, les criminels et bien d’autres catégories de la population. De telles recherches heurtent souvent de front les récits – issus des traditions libérales ou providentialistes – qui sont sous-tendus par la fierté de l’appartenance à la nation.

En ce sens, oui, ceux qui en appellent publiquement à la fierté d’être Français se disent « choqués » par les travaux historiques qui, de leur point de vue, semblent remettre en cause les fondements de la nation. 

Mais c’est un malentendu, d’ailleurs savamment entretenu. Pour les historiennes et les historiens de métier, ce n’est pas ainsi que la question se pose. La vérité, c’est que, depuis les années 1930 au moins, l’échelle nationale est loin d’être la seule qui permette de travailler efficacement à produire de la connaissance historique. Elle est même dans certains cas un obstacle à la recherche.

L’une des fonctions du roman national est de fédérer un certain nombre de personnes autour de valeurs partagées. En ce sens, est-il l’une des formes du « commun » ?

Bien sûr, mais à condition une fois de plus de pas croire trop vite qu’il n’y a qu’un seul « roman national »… Si l’on vous enseigne que la France est avant tout une nation chrétienne, dont les premiers persécutés sont les Vendéens de 1793 et les otages de la Commune, vous ne verrez pas la même chose que si l’on vous dit que l’histoire de France est celle de l’assomption du peuple, depuis les communes du XIIe siècle jusqu’à la Révolution française…

En réalité, de la communauté des chrétiens aux communes libérales puis socialistes, il y a bien des façons d’identifier du commun dans l’histoire nationale… Aujourd’hui, ainsi que nous avons tenté de l’exprimer avec Étienne Davodeau dans La Balade nationale, un des enjeux de l’enseignement de l’histoire de France consiste à tenir compte du fait qu’une partie notable de ceux à qui on s’adresse viennent de familles issues du monde entier.

Comment se manifestent les divergences droite-gauche dans cette acception du roman national ? Diriez-vous que la droite aurait une tendance à glorifier le passé, alors que la gauche à retenir la vérité – ou est-ce plus ambigu que cela ?

C’est plus compliqué. On trouve, à gauche comme à droite, des gens pour glorifier le passé ; simplement, ils ne glorifient pas le même passé. 

Il y a d’ailleurs des nuances politiques à l’intérieur des deux camps que vous identifiez : à droite, se réclamer de Clovis, de Napoléon ou de De Gaulle n’induit pas exactement la même lecture de l’Histoire de France. On pourra dire la même chose à gauche, évidemment, selon qu’on en appelle, disons, à Robespierre ou à Jules Ferry…

Il est inévitable que les responsables politiques se réclament de telle ou telle figure historique, il est difficile de le leur reprocher. Ce qu’on aimerait, en revanche, c’est qu’ils tiennent compte des recherches historiques et, de façon générale, des travaux en sciences humaines et sociales. 

De la même façon qu’il y a des responsables politiques de gauche et de droite, il y a des historiens de gauche et des historiens de droite. Mais tous sont néanmoins d’accord sur un très grand nombre de faits passés : ils définissent ce qui s’est authentiquement passé, par-delà leurs désaccords politiques. Ce n’est pas le cas des responsables politiques ni, hélas, d’un grand nombre de publicistes, qui racontent l’histoire sans grand souci des travaux des historiens. Or il est très dommageable d’entendre propager des âneries et des contre-vérités, ou même d’abusives simplifications, sous prétexte d’engagement politique.

Y a-t-il eu un moment historique où ce roman national a fait l’objet de débats, divisant largement l’opinion et la presse ?

Parce que la mission des historiens et des professeurs d’histoire était de transmettre le « riche legs de souvenirs » dont parlait Renan, le point crucial du débat sur l’histoire de France concerne la transmission des connaissances. Or, depuis – disons – les Annales, l’essentiel du travail des historiens de métier a concerné autre chose que la seule histoire de France. Les historiens ont fait l’histoire d’objets – l’économie, les classes sociales, la démographie, les sciences et les techniques, les croyances religieuses, les « mentalités », les femmes, l’environnement, les sensibilités, les émotions – dont l’intelligibilité ne réclame pas nécessairement l’échelle de la nation. Ils ont soumis le genre de l’Histoire de France lui-même à la critique historique, la somme collective dirigée par Pierre Nora, Les Lieux de mémoire témoignant de tout l’intérêt de la démarche. Ils ont multiplié les échelles d’analyse, depuis la « micro-histoire » jusqu’à l’histoire globale. Bref, ils ont fait de la France une échelle du savoir historique parmi d’autres, certainement pas illégitime, mais pas toujours pertinente. 

Or cela a induit une complexification des connaissances qui a été, avec les antagonismes politiques, la raison du succès des publicistes dans la presse. En 1979, Alain Decaux nouvellement élu à l’Académie française, a accusé l’histoire universitaire d’être devenue une discipline dorénavant « incapable d’être enseignée aux enfants ». C’est ici que la presse a joué un grand rôle : en se réclamant de la brièveté, de l’élégance et de la clarté, les publicistes ont pu prétendre jouer un rôle civique que les historiens de métier auraient abandonné. 

Certains ont utilisé pour cela des médias très variés, à commencer par la télévision dont Decaux fut un professionnel, que les historiens de métier ne maîtrisaient pas. En déroulant le récit de la nation tel qu’il avait été formulé au XIXe siècle, les publicistes privés ont pu affirmer être désormais les véritables artisans de cette transmission de l’Histoire de France, qui avait été depuis le XIXe siècle une des principales raisons d’être du budget accordé par l’État aux historiens professionnels.

Selon vous, quels sont les enjeux actuels de la transmission de l’Histoire à l’heure d’Internet, où tous types de connaissance sont à portée de main ?

D’une certaine façon, pour les historiennes et les historiens français d’aujourd’hui, qui pour une grande part d’entre elles et d’entre eux ne font pas du cadre national le cœur de leurs recherches, le défi est double. D’une part, ils doivent trouver des formes susceptibles de s’adresser au lectorat le plus large, sans quoi ils abandonneront l’Histoire de France aux seuls publicistes. Cela leur impose de multiplier les supports : chroniques dans les différents médias (journaux, radio, télévision, réseaux sociaux, chaînes Youtube…) ; collaboration avec des dramaturges, des cinéastes, des romanciers, des artistes ; efforts d’écriture, pouvant d’aller de l’essai à la bande dessinée, etc. D’autre part, et c’est essentiel, ils doivent proposer des contenus capables d’intégrer les connaissances actuellement produite par la recherche, qui ne concernent pas nécessairement la France elle-même.

De ce point de vue, le succès remarquable de L’Histoire mondiale de la France, qui avait réuni autour de Patrick Boucheron 122 historiennes et historiens français, témoigne de ce que la génération actuelle a parfaitement conscience de ces défis – et qu’elle a les moyens de les relever.

Sylvain Venayre sera présent au festival L’Histoire à venir qui aura lieu à Toulouse du 23 au 26 mai 2019. Il participera aux événements suivants : 

- Écrire l’histoire scolaire face aux programmes du lycée

- Que faire de l’identité nationale dans le récit du commun ?

- Le roman graphique de la nation : une révolution continue des images

- Le national est-il un « commun » comme les autres ?