Écho de presse

L’affaire Van Blarenberghe, le matricide qui fascina Marcel Proust

le 01/02/2023 par Jean-Marie Pottier
le 30/11/2021 par Jean-Marie Pottier - modifié le 01/02/2023
A gauche, Marcel Proust dans Le Figaro littéraire, 1922 ; à droite, reporters attroupés devant le lieu de l’assassinat, Le Journal, 1907 – source : RetroNews-BnF
A gauche, Marcel Proust dans Le Figaro littéraire, 1922 ; à droite, reporters attroupés devant le lieu de l’assassinat, Le Journal, 1907 – source : RetroNews-BnF

En janvier 1907, un bourgeois parisien tue sa mère avant de se suicider. L’écrivain, qui l’a brièvement côtoyé, prend alors la plume dans Le Figaro pour décrire son acte à la lumière de la littérature et de la mythologie. Un texte qui amorce une étape décisive de sa carrière.

Ni fleurs, ni couronnes, seulement deux cercueils placés côte à côte. Le 26 janvier 1907, en l'église Saint-Augustin de Paris, on enterre dans la simplicité l'ingénieur Henri Van Blarenberghe, administrateur de la compagnie de l'Est, l’une des grandes sociétés ferroviaires françaises, et sa mère, Amélie Thiébaut-Brunet. Deux jours plus tôt, le premier a tué la seconde avant de se suicider.

Le drame a eu lieu en milieu d’après-midi dans l’hôtel particulier du 48, rue de la Bienfaisance, près du parc Monceau, où vivent Henri Van Blarenberghe et sa mère, veuve depuis la mort l’été précédent d’Henri Van Blarenberghe père, qui présidait le conseil d’administration de la compagnie de l'Est. Le Journal fait appel au témoignage du cocher de la famille, Bidaut :

« La sonnerie d'alarme retentit à coups précipités... puis des cris d'effroi, des appels déchirants se firent entendre... poussés par Mme Van Blarenberghe : “Henri... tu m'as tuée... Au secours ! À moi...”. [...]

Toute vêtue de noir, Mme Van Blarenberghe gisait sur les marches noyées de sang, secouée déjà par les derniers frissons de l'agonie... Près d'elle, le fou, tenant dans sa main gauche un revolver de fort calibre et dans sa main droite un poignard rouge jusqu'à la garde, se tenait menaçant, les yeux hagards, prêt à faire feu. »

Quand les secours arrivent, précise Le Journal, il est trop tard :

« Henri Van Blarenberghe, qui avait frappé sa mère de plusieurs coups de poignard au côté gauche, à la pointe du cœur et entre les épaules, s'était frappé ensuite lui-même de plusieurs coups de poignard et avait essayé de s'achever avec son revolver. »

Il meurt en fin d’après-midi après trois heures d'agonie.

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La surface sociale de la famille meurtrie aiguise la curiosité de la presse. Parmi les signataires de messages de condoléances ou les personnalités présentes aux obsèques, on compte l'ancien président de la République Jean Casimir-Perier, le banquier Jean de Neuflize ou le prix Nobel de physique Henri Becquerel. Les journaux décrivent en détail le parcours d’un meurtrier connu pour son goût de l’alcool et multiplient les anecdotes sur son comportement instable : on l’aurait vu, par exemple, sauter en marche du rapide Marseille-Paris ou jeter une partie de ses meubles depuis la fenêtre.

Le Petit Parisien rend visite au docteur Arnaud, le directeur d’une maison de santé de Vanves où Henri Van Blarenberghe a été soigné à l'été 1906. Le praticien se dit « suffoqué » par l'affaire :

« Quand M. Henri Van Blarenberghe nous fut amené, il était affligé de graves troubles cérébraux.

Cependant, je dois dire que lorsqu'il fut isolé dans un pavillon, à l'abri de toute excitation, il se métamorphosa complètement. Je le voyais tous les matins et chaque fois nous causions longuement. Il me parlait de sa “bonne mère”, qu'il avait l'air d'adorer. Bref, un visiteur qui l'aurait vu dans ces moments ne l'aurait certes pas jugé fou le moins du monde. [...]

Il appartenait, hélas, à la catégorie la plus dangereuse des déments, ceux qui, en apparence, paraissent absolument inoffensifs, pour ne point dire sains d'esprit. »

Sous le sceau de l’anonymat, un proche de la famille, rencontré par Le Petit Journal sur les lieux du crime, se livre lui à l’un des passages obligés du fait divers, la description a posteriori des « fêlures » qui se cachaient derrière la façade :

« Moi qui l'ai vu fort souvent, je n'ose vous dire, maintenant que je connais le drame et que j'en sais les causes, que j'ai toujours été frappé de la fixité inquiétante des yeux du malheureux. [...]

Mme Van Blarenberghe était d'un caractère très autoritaire. Elle avait su prendre de tout temps sur son fils un grand empire fait de respect, d'affection et de crainte. [...]

Maintes fois, je le sais, Henri s'est révolté contre cet autoritarisme ; et, à mon avis, le point de départ du drame a été une observation, certes juste, de la mère, mais présentée dans une forme qu'un enfant ne sent pas, mais dont peut souffrir un malheureux au cerveau exacerbé et malade. »

Le matricide commis par Henri Van Blarenberghe disparaît ensuite vite de la Une. Un fait divers chasse l'autre et il n'est plus évoqué qu'à titre de comparaison quand le vainqueur sortant du Tour de France, René Pottier, se suicide (« Au lendemain de la tragédie déconcertante de la rue de la Bienfaisance, [ce] suicide [...] pose de nouveau cette question angoissante : comment un homme d’apparence mentale et physique normale peut-il soudain commettre l’acte de folie le plus inimaginable ? », s'interroge La Patrie) ou quand un crime similaire survient dans le XIIe arrondissement de Paris. L'affaire serait aujourd'hui tombée dans l'oubli si, une semaine après les faits, une connaissance du meurtrier n'avait pas pris la plume.

Marcel Proust a alors trente-cinq ans et une solide réputation de dilettante mondain, même s’il a déjà publié un recueil de poèmes et de nouvelles (Les Plaisirs et les Jours, 1896), des traductions et des articles. À l'été 1906, il écrit à Henri Van Blarenberghe, qu'il a croisé lors de dîners, pour lui présenter ses condoléances après la mort de son père, en son nom et en celui de ses parents disparus – son propre père est mort en 1903, sa mère en 1905.

Quelques mois plus tard, il lui demande de retrouver, au nom d'un prétendu ami, l’identité d’un homme qui a pris soin de lui après un malaise gare Saint-Lazare. Le 12 janvier 1907, Henri Van Blarenberghe lui répond en s'excusant de ne pouvoir l'aider :

« Je ne sais ce que me réserve l’année 1907 mais souhaitons qu’elle nous apporte à l’un et à l’autre quelque amélioration, et que dans quelques mois nous puissions nous voir. »

Deux semaines plus tard, Proust apprend par hasard le drame de la rue de la Bienfaisance au moment de « procéder à cet acte abominable et voluptueux qui s’appelle lire le journal », en l’occurrence Le Figaro. Gaston Calmette, le directeur du quotidien, lui propose d'écrire un texte. L'écrivain passe une nuit sur sa copie et publie, le 1er février, un article qui occupe une bonne partie de la Une. Le titre, « Sentiments filiaux d'un parricide », saute « aux yeux avec la violence d’un coup de poing », s’exclame son ami journaliste Robert Dreyfus, « comme si l’on pouvait admettre qu’un tel geste ne fût pas nécessairement accompli par un monstre privé de toute humanité ! ».

Dès les premières lignes, Proust évoque la mort de ses propres parents, qui le rend moins lui-même et « davantage leur fils », avant de se remémorer ses relations avec Henri Van Blarenberghe, leurs quelques dîners mondains et sa découverte du crime dans la presse.

L’aspect criminel de l’affaire ne l’intéresse pas ; il lui préfère une description romanesque, mythologique même, à grand renfort de références à Tolstoï, Shakespeare, Dostoïevski ou aux héros grecs :

« J’ai voulu montrer dans quelle pure, dans quelle religieuse atmosphère de beauté morale eut lieu cette explosion de folie et de sang qui l’éclabousse sans parvenir à la souiller.

J’ai voulu aérer la chambre du crime d’un souffle qui vînt du ciel, montrer que ce fait divers était exactement un de ces drames grecs dont la représentation était presque une cérémonie religieuse, et que le pauvre parricide n’était pas une brute criminelle, un être en dehors de l’humanité, mais un noble exemplaire d’humanité, un homme d’esprit éclairé, un fils tendre et pieux, que la plus inéluctable fatalité – disons pathologique pour parler comme tout le monde – a jeté – le plus malheureux des mortels – dans un crime et une expiation dignes de demeurer illustres. »

Quand on lui a remis les épreuves de son article, quelques heures avant le bouclage, Proust en a remanié la fin, exigeant qu’elle soit respectée, quitte à couper ailleurs. Le sous-chef de rédaction, Jules Cardane, a désobéi, la jugeant « immorale, une véritable apologie du matricide ».

Si Proust ne l’a curieusement pas réintégrée au moment de republier l'article dans son recueil Pastiches et mélanges (1919), elle est néanmoins parvenue jusqu'à nous :

« Rappelons-nous que chez les Anciens il n’était pas d’autel plus sacré, entouré d’une vénération, d’une superstition plus profondes, gage de plus de grandeur et de gloire pour la terre qui les possédait et les avait chèrement disputés, que le tombeau d’Œdipe à Colone et que le tombeau d’Oreste à Sparte, cet Oreste que les Furies avaient poursuivi jusqu’aux pieds d’Apollon même et d’Athéna en disant :

“Nous chassons loin des autels le fils parricide.” »

Voilà le fils matricide réhabilité dans la tombe. L'article suscite les éloges du directeur du Figaro et des amis de l’écrivain mais irrite les proches de la famille Van Blarenberghe. Proust n’est pas un chroniqueur judiciaire : dans un récent article, Stéphane Durand-Souffland, qui occupe aujourd’hui ce rôle au Figaro, voit dans son texte « la recherche d’un quelque chose perdu qui n’a rien de judiciaire », un symbole de la façon dont le crime « peut rendre fous les écrivains », comme Marguerite Duras divaguant sur l’assassinat du petit Grégory Villemin.

D’avis inverse, le psychanalyste Patrick Avrane juge lui que Proust « touche au plus juste l’essence du fait divers », c'est à dire « le mythe ». Le chercheur note avec gourmandise que le policier qui a tenté en vain de recueillir l'ultime confession de Van Blarenberghe s'appelle, selon les sources, Leproust ou… Proust : « Monsieur Proust. C’est ainsi que l’on nomme son père, note le chercheur. Dès lors, dans son identification à Henri, nous retrouvons Marcel, coupable d’avoir tué sa mère par les soucis qu’il lui a causés, morigéné par un père… et le psychanalyste est heureux d’avoir décelé, sous l’intérêt de l’auteur pour un fait divers, un fantasme œdipien. »

Mais davantage que chroniqueur ou psychanalyste, Proust est avant tout écrivain. Dans ces quatre colonnes de texte, on trouve déjà, entre une scène de réveil par un froid matin et une description des détours et des embellissements de la mémoire, de grandes lignes de son œuvre future. En réhabilitant les sentiments filiaux d’Henri Van Blarenberghe, il s’est confessé de ce que « nous tuons tout ce qui nous aime par les soucis que nous lui donnons, par l’inquiète tendresse elle-même que nous inspirons et mettons sans cesse en alarme ».

Ce début d’année 1907 marque la sortie du deuil qui l’a englouti à la mort de sa mère et lui a fait croire qu’il n’arriverait plus à écrire : il vit, selon son biographe Jean-Yves Tadié, une « renaissance de la littérature ». Bientôt, tout juste installé dans sa chambre de liège du boulevard Haussmann, il va accoucher des premières esquisses d’À la recherche du temps perdu.

Pour en savoir plus :

Patrick Avrane, Les faits divers, une psychanalyse, Presses universitaires de France, 2018

Stéphane Durand-Souffland, « Quand Marcel Proust jouait au chroniqueur judiciaire », Revue Droit & Littérature, vol. 1, n° 5, 2021

George Painter, Marcel Proust. 1904-1922, les années de maturité, Mercure de France, 1966

Jean-Yves Tadié, Marcel Proust, biographie, Gallimard, 1996