Interview

Le temps des complaintes criminelles : histoire d'une poésie à part

le 27/04/2023 par Jean-François “Maxou” Heintzen, Marina Bellot - modifié le 23/05/2023

Genre tombé dans l'oubli, la complainte criminelle ou « canard sanglant », qui narrait un fait divers marquant sur un air connu, a connu un véritable âge d'or entre 1870 à 1940. L'ouvrage pionnier Chanter le crime de Jean-François Heintzen donne à lire, voir et entendre cette production foisonnante.

RetroNews : Comment les complaintes criminelles sont-elles entrées dans votre vie, au point que vous en soyez devenu collectionneur puis que vous décidiez d'y consacrer un ouvrage ?

Jean-François « Maxou » Heintzen : C’est un jeudi d’Ascension, à la brocante annuelle de Venesmes (Cher), que j’ai eu pour la première fois entre les mains une feuille relative à un crime commis dans la région. Vendues généralement 10 centimes pièce, ces publications comprennent une chanson d’actualité, sont illustrées de bois gravés, puis de photographies d’arrestation ou de procès. Je savais que de ces objets existaient, j’avais notamment entendu parler d’un imprimeur, dans les environs de Saint-Amand-Montrond (Cher), qui produisait des complaintes diffusées dans toute la France – ce jour-là j’ai chiné une feuille éditée par cet imprimeur…

C’est ainsi que j’ai commencé à les chercher, dans les archives et les bibliothèques, mais aussi à les collectionner. J’en ai aujourd’hui quelques centaines. Mon cas n’est évidemment pas isolé : en France, ces objets ont surtout été étudiés par des collectionneurs, alors que dans d'autres pays, ce sont plutôt les bibliothécaires et les archivistes qui s’y intéressent.

Quelle était la raison d’être de ces complaintes criminelles ? Pourquoi ne pas se contenter du récit pour raconter l'actualité criminelle ? 

De nos jours, la chanson a essentiellement une fonction de divertissement. Marginalement, elle sert aussi à la dévotion (on chante dans les lieux de culte) ou au militantisme (et dans les manifestations), mais elle a eu autrefois d’autres fonctions : on connaît le « chant de travail », mais on a oublié son rôle médiatique. Une complainte informe : elle raconte un événement qui vient de survenir, souvent dramatique – accident de chemin de fer, naufrage... – ou politique, ou encore un fait divers criminel. Plus profondément, la forme chantée est liée à son support que l’on appelle le « canard », voire le « canard sanglant » s’il parle de crime : ce n’est pas un journal, périodique par nature, mais au contraire un occasionnel, un éphémère pour les bibliophiles, ne paraissant que s'il a quelque chose à dire.

Les canards sanglants ont diverses formes, allant de la feuille volante de taille variable, jusqu’à de petits livrets de quatre ou huit pages. Ils s’articulent autour d’un titre – assez ronflant, imprimé en capitales –, une image – souvent sanguinolente, elle n’est qu’un réemploi d’une autre feuille –, un récit journalistique – parfois emprunté à un quotidien des environs, et une complainte – forme strophique de grande longueur, écrite sur un air connu. La nouvelle est ainsi vue, lue et écoutée. Autrement dit, c’est un précurseur de l’audiovisuel.

Le public a des capacités de réception variables ; ceux qui lisent mal arrivent tout de même à déchiffrer le titre, complété par l’image. Par ailleurs, la mémorisation d’une forme versifiée, soutenue par une mélodie, est beaucoup plus facile que celle d’un texte libre. Ensuite cette complainte est chantée, dite ou lue dans des cadres familiaux, les veillées par exemple.

Quand apparaît la complainte, et quelles évolutions connaît-elle au fil des époques ?  

L’occasionnel apparaît dès le XVIe siècle, où il rend compte de batailles lointaines, mais c’est à partir du XVIIIe qu’il s'intéresse fortement à l’actualité criminelle. Ce document parfois ambigu peut être pris pour un factum, c’est-à-dire une publication juridique officielle : sous une vignette décorée, portant les attributs de la justice, on lit l’acte d'accusation et l’énoncé du jugement d’un procès criminel. Mais de façon incongrue, il se termine par une Complainte à ce sujet, selon le titre consacré. Au XIXe siècle, jusqu'au Second Empire, l’illustration prend le dessus, par exemple avec l’imagier parisien Garson, qui produit chez l’éditeur Chassaignon nombre de bois gravés de grande taille – avec complainte – sur des faits divers variés.

Les auteurs de complainte sont plutôt des chanteurs ambulants, qui profitent de leur proximité avec un crime pour trousser rapidement une complainte, l’apporter à un imprimeur local, et essayer de la vendre au plus vite en profitant de l’actualité du fait divers. Il existe néanmoins quelques éditeurs spécialisés. Le plus célèbre à la fin du XIXe siècle est le parisien Napoléon Hayard (1850-1903). À la tête de centaines de camelots écumant les rues de la capitale, il diffuse des chansons – dont des complaintes criminelles – mais également diverses caricatures et pamphlets à caractère politique.

J’ai identifié trois autres éditeurs provinciaux d’importance à la même époque : Louis Modeste Simonet (1854-1933) à Saint-Amand-Montrond, dont on connaît plus de 140 complaintes, et son collègue Louis Cornet (1852-1916) à Lyon, connu sous le pseudonyme du « Chansonnier Guillotin ». Tous deux se disent imprimeurs, éditeurs. En fait, pas du tout : il s’agit d’un cordonnier et d’un employé d’imprimerie qui, probablement, réalisent leurs feuilles dans le dos des patrons… Un autre lieu d’édition, l’Imprimerie du progrès à Castres (Tarn), produit des feuilles avec de très beaux bois gravés dans les années 1885-1907.

À quelle période le genre connaît-il son apogée ?

Il se situe entre 1870 et 1914. Avant le Second Empire, de nombreux canards racontent des crimes de pure fiction, car l’information écrite fiable est rare : très peu de journaux traitent des faits divers – l’un des seuls à le faire est la Gazette des Tribunaux. Quand la presse populaire apparaît, elle s’empare des faits divers et, en même temps qu’elle concurrence les canardiers, elle leur donne de la matière. Ils recopient l'article, trouvent dans leur collection de bois gravés une image qui correspond à peu près au crime évoqué et bricolent une complainte. On trouve alors dans la presse des articles au vitriol contre les chanteurs de complainte !

En fait, canardiers et journalistes exploitent le même filon, d’où leurs affrontements à distance. Le dépouillement de la presse provinciale disponible sur RetroNews permet de belles découvertes à ce sujet...

Comment expliquer l’engouement populaire autour des complaintes criminelles ?

Le canard fascine d’abord par son illustration. Jusqu’à la fin du XIXe siècle l’image, en dehors de l’église, c'est chose rare, car même la presse ne l’utilise guère. Puis elle se démocratise, prend des couleurs. Les canardiers tentent bien de résister en incluant eux aussi des photographies – récupérées après l’impression du journal – sur leurs feuilles, mais la qualité demeure du côté du Petit Journal, ou de la presse « criminelle » qui émerge, tel L'Œil de la Police. Il reste alors la complainte.

Jusque dans les années 1930, le son amplifié dans l'espace public n’existe pas. Sur un marché, quand apparaît un musicien qui joue et chante, un cercle se forme autour de lui. Si son couplet commence par « gens de Châteauroux, écoutez l’histoire de ce crime horrible qui a eu lieu près de chez vous », tous les Castelroussins vont évidemment vouloir acheter cette feuille ! Ainsi en 1914, une chanson sur l’affaire Caillaux s’est vendue à plus mille exemplaires un jour de foire à Henrichemont, un bourg du Berry.

Il existe une corrélation entre l’importance médiatique du fait divers et le nombre de complaintes produites. J’ai retrouvé entre 1870 et 1940 plus de 1 200 complaintes pour un peu plus de 600 faits divers chantés (disponibles en ligne sur Criminocorpus). On donc pourrait penser qu’il y a en moyenne deux complaintes par crime. En réalité, pour la plupart d’entre eux, une seule complainte a été écrite. Mais, à côté de cela, certaines affaires donnent lieu à 10, 20 et parfois même 30 complaintes ! 

L’affaire criminelle la plus chansonnée en France est l’affaire Steinheil, en 1908, avec 31 chansons. Viennent ensuite l’assassinat de Sadi Carnot (28), le crime de Pantin (25), les crimes en série de Landru (24) les braquages et assassinats de la bande à Bonnot (29), et l’affaire de la parricide Violette Nozière (18). 

Paradoxalement, on peine à retrouver ces canards et feuilles de chansons : d’une part les canardiers et imprimeurs se dispensent d’en faire le dépôt légal, et d’autre part ces feuilles ont une durée de vie limitée, chaque crime chassant le précédent. De plus elles sont mal conservées, vendues en plein vent sur du mauvais papier, se déchirent… 

Pour quelles raisons le genre de la complainte s'essouffle-t-il, pour finir par disparaître totalement ?

Lorsque éclate la Première Guerre mondiale, les canardiers se reconvertissent immédiatement dans la chanson patriotique. Et dès 1918, les choses ont changé : la presse s’est développée, on a des informations sur les crimes dans tous les journaux, accompagnées d’images, mais la complainte garde cet aspect musical que le journal est incapable de produire. L’affaire Landru sonne le redémarrage de la complainte criminelle après la Grande Guerre.

Dans l'entre-deux-guerres, on écrit encore beaucoup de chansons sur les crimes, mais la forme de la complainte traditionnelle – très longue, sans refrain, terminée par une morale – s’essouffle. Ce genre est passé de mode. Désormais, on veut des chansons brèves, avec trois couplets et un refrain. Les chansons criminelles se raccourcissent et petit à petit, elles en viennent à omettre les précisions autrefois citées : le lieu précis, le nom de la victime ou du criminel s’il est connu. Peu à peu, on se dirige vers la chanson réaliste. On chante des horreurs plausibles, plutôt que des horreurs avérées.

Pendant la Seconde Guerre mondiale, on trouve encore de nombreuses chansons d’actualité : le rationnement, l’épuration, le maquis. Le dernier grand crime chanté en France est le massacre d’Oradour-sur-Glane, en 1944, avec une dizaine de chansons produites – l’une d'elle, écrite par un chansonnier du Nord, s’est vendue à plus de 400 000 exemplaires.

Les choses changent ensuite : la radio a gagné la guerre. Elle amène la musique et l’information, tandis que les journaux ont les images. Dès lors, le canard n’a plus sa place. Les chanteurs des rues disparaissent dans les années 1950 et cette manière de consommer l’actualité s’éteint. La tradition des chansonniers s'est ensuite concentrée sur la satire politique.

Docteur en histoire, Jean-François “Maxou” Heintzen est aussi agrégé de mathématiques, joueur de vielle et professeur de musique. Ses recherches portent sur les pratiques musicales des milieux populaires (XVIIe-XXe siècles), en particulier sur le genre de la complainte criminelle colportée par des « canards sanglants ». Son ouvrage Chanter le crime est paru aux éditions Bleu Autour.