Écho de presse

Le marchandage de l'amour : quand la presse critiquait les agences matrimoniales

le 14/03/2021 par Pierre Ancery
le 17/06/2019 par Pierre Ancery - modifié le 14/03/2021
Couple en habits de mariés, 1842-1855 - source Gallica BnF

Au XIXe siècle, les agences matrimoniales sont accusées d'avilir le mariage en le réduisant à sa dimension financière. De la jeune femme enceinte qu'il faut marier d'urgence au prétendant ruiné désireux de se « refaire », elles n'en répondent pas moins à une demande sociale réelle.

À la fin du XIXe siècle, les agences matrimoniales ont mauvaise presse. Méprisées, raillées, elles sont accusées d'avilir les « liens sacrés » du mariage en traitant celui-ci comme une banale transaction commerciale. Pour certains, leur existence est le symptôme de l'emprise croissante du mercantilisme sur la société.

Le 5 février 1878, on peut ainsi lire dans Le Petit Parisien :

« Notre société a tellement senti le besoin d'apporter dans l'union de deux âmes éperdues de tendresse, les procédés de transaction commerciale usités pour la conclusion d'un bail de trois, six, neuf, que des agences ont été fondées dans le but éminemment louable de suppléer à l'insuffisance de nos sentiments.

 

Nous avons des bureaux de placement où l'on va chercher une compagne, comme ailleurs on irait choisir un concierge. Tout y est garanti : la fortune, l'honorabilité, les espérances [ndlr : c'est-à-dire l'héritage auquel peut prétendre la jeune fille à marier]. »

L'amour vu comme un vaste marché, dans lequel le pragmatisme et le cynisme sont de mise : l'idée existait au XIXe siècle et subissait déjà le feu des critiques. En 1898, le dessinateur Henriot moquait ainsi la tendance à la rationalisation de la rencontre amoureuse avec une bande dessinée parue dans Le Journal amusant : un homme enclenche une « agence matrimoniale automatique » et il n'a plus qu'à choisir parmi les femmes « irréprochables, avec dots garanties » qui accourent.

Mais les agences matrimoniales n'en répondent pas moins à une demande sociale bien précise, à une époque où l'indépendance financière est totalement interdite aux femmes et où le célibat demeure suspect.

Nées au début du XIXe siècle, elles vont prospérer jusqu'au siècle suivant. Comme l'explique l'historien Dominique Kalifa, on en compte ainsi quelque 150 à Paris autour de 1900. Leur clientèle est variée et il existe des agences de toutes catégories : de la plus chic, dont les clients se recrutent parmi la haute bourgeoisie ou l'aristocratie, aux plus sordides.

En 1884, Le Matin dresse une sorte de typologie des Français qui ont recours à ces agences.

« Généralement on marie ainsi les jeunes filles qui ont un état-civil irrégulier, les aînées qui gênent pour marier leurs cadettes, les demoiselles envers qui la nature s'est montrée cruelle, ou celles dont les parents ont un passé plus ou moins équivoque.

 

La clientèle masculine des agences matrimoniales se recrute parmi les jeunes clercs qui ont besoin d'argent pour acheter une étude, les employés qui cherchent une dot, les commis qui veulent s'établir et les officiers qui en ont assez de l'ordinaire de la pension. »

Un inventaire sans doute insuffisant, tant les clients de ces agences se recrutent en réalité dans tout le spectre social.

 

Certaines officines se spécialisent dans le mariage « avec tache » ou « avec tare » : il s'agit des cas innombrables où une jeune femme se retrouve enceinte d'un homme qui l'a séduite et abandonnée, ou avec lequel il n'est pas décemment possible d'envisager une union.

 

C'est alors la famille qui entre en contact avec une agence afin d'éviter la honte d'une naissance hors mariage. La dot offre un argument susceptible, par exemple, de convaincre des candidats désireux de « se refaire » après avoir été ruinés.

 

En 1886, dans une longue enquête en plusieurs épisodes sur l'industrie matrimoniale, Le Temps s'intéresse à ces « marieurs » spécialisés dans les mariages « avec tare ».

« Nous voici parvenu au passage le plus intéressant de notre étude. Nous allons naviguer ici en pleine fantaisie. Nous marcherons de surprise en surprise. Nous côtoierons bien des turpitudes, nous assisterons à bien des infamies. Il s'agit de l'agence avec tares. Plus de feinte, plus d’ambiguïté, plus de retenue, plus de fausse honte. Vous arrivez ; vous contez votre situation à l’intermédiaire, qui ne s’en étonnera pas. Il en a tant vu !

 

C’est le défilé des filles séduites, des femmes décidées à faire une fin par besoin de réhabilitation ou par fatigue, des gentilshommes ruinés, prêts à vendre un titre et un nom contre une dot, d’où qu’elle vienne [...].

 

J’ai vu chez une dame dont il a déjà été question, j’ai vu arriver une mère éplorée, traînant sa fille, une pauvre enfant de seize ans au plus et dont la taille accusait suffisamment la faute. Il fallait à tout prix qu’un père légitimât cet enfant, qu’un homme effaçât ce déshonneur. J’ai entendu les sanglots de cette malheureuse mère condamnée à étaler l’infamie de sa fille, réduite à confier son secret à cette femme, sachant à quel prix elle accorderait sa discrétion.

 

Mme Z... l’écoutait, souriante, avec l’indifférence d’un juge qui a passé trente ans de sa vie à considérer des misérables. Quand elle ouvrit la bouche, ce fut pour dire : – Ne pleurez pas, votre fille sera mariée avant deux mois. Elle prit les noms, les adresses, s’informa des relations et n’ayant plus rien à apprendre ; – C’est mille francs, fit-elle, pour commencer. »

Pour la presse de l'époque, si certaines agences sont honnêtes, elles sont bien souvent le lieu de toutes les escroqueries. Le Petit Parisien mentionne en 1884 une arnaque qu'il décrit comme fréquente :

« Sur le nombre, il en est, bien entendu, pas mal qui ne sont que des Agences de chantage dissimulées. Toujours le même genre d'escroquerie : la petite “provision” qu'il faut verser d'avance pour “frais, débours et démarches diverses”. Après quoi, on reçoit une petite lettre vous informant avec force regrets, consolations et espoir de meilleur succès à l'avenir, que “l'affaire a malheureusement manqué”. »

Quant à l'agent matrimonial, qui se rétribue soit par le moyen d'honoraires ou de provisions fixes, soit avec un pourcentage prélevé sur la dot, il se voit souvent dépeint comme un être calculateur et sans scrupules. Ainsi cet article ironique du Constitutionnel du 8 juin 1890 :

« L'agent matrimonial doit être correct et froid : il doit hypnotiser |par sa froideur même. Il est persévérant et sait être tenace ; et cela se comprend, puisqu'il y consacre sa vie.

 

Désintéressé par nature, l'agent matrimonial, qui voudrait travailler pour l'honneur et la reconnaissance, s'est vu contraint par les besoins toujours croissants de sa famille à demander à son client cinq pour cent sur la dot qu'il lui procure.

 

L'agent matrimonial est pourtant célibataire, mais il a des nièces qu'il serait heureux de les doter. »

Il arrive pourtant que l'on reconnaisse aux agences une utilité réelle. C'est le cas dans cet article paru dans le supplément du Figaro du 16 décembre 1893 :

« Au premier abord, l'idée de s'adresser à une agence pour un acte que l'on se plaît à voir entouré d'une certaine poésie paraît assez répugnante. Le mariage devient alors une affaire où le côté mercantile domine, une sorte de marchandage de chair humaine sur le caractère peu élevé duquel il est inutile d'insister.

 

Si l'on considère le mariage à un point de vue théorique et idéal, comme un engagement éternel pris par deux êtres attirés l'un vers l'autre par un sentiment irrésistible, l'idée d'une agence doit faire horreur.

 

Mais cette façon idéale de considérer le mariage est bien rare et peut être négligée au point de vue pratique, le seul en question ici. Et il en sera toujours ainsi tant que l'on n'aura pas supprimé l'apport pécuniaire de la femme. »

Les agences matrimoniales continueront d'exister pendant la première moitié du XXe siècle, avant de disparaître peu à peu après la Seconde Guerre mondiale.

 

 

Pour en savoir plus :

 

Dominique Kalifa, « L’invention des agences matrimoniales », article paru dans L’Histoire, numéro 365, juin 2011

 

« Histoire de l’amour (3/4) », La Fabrique de l’histoire, France Culture, émission du 13 février 2013