Écho de presse

Aragon journaliste : le militant communiste face aux années 1930

le 25/07/2021 par Pierre Ancery
le 24/06/2019 par Pierre Ancery - modifié le 25/07/2021
Louis Aragon après la remise du prix Renaudot pour « Les Beaux Quartiers », 1936, photo d'Henri Manuel - source : WikiCommons
Louis Aragon après la remise du prix Renaudot pour « Les Beaux Quartiers », 1936, photo d'Henri Manuel - source : WikiCommons

Guerre d'Espagne, accords de Munich, pacte germano-soviétique... Dans L'Humanité et Ce Soir, l'écrivain et poète Louis Aragon, militant inconditionnel du Parti communiste, s'engagea sur tous les grands événements internationaux.

Les faits divers : c'est par cette rubrique que Louis Aragon (1897-1982), jeune auteur issu du surréalisme, fit en janvier 1933 son entrée dans L'Humanité, le quotidien du Parti communiste français, avant de grimper les échelons et d'y signer des articles politiques.

 

Pour cet homme complexe, écrivain et poète au talent immense et militant discipliné (il entra au PCF en 1927), c'était le début d'une longue et intense carrière journalistique menée en parallèle de son activité littéraire. Une carrière entièrement au service du Parti, auquel il n'eut de cesse, sa vie durant, de vouloir prouver son adhésion inconditionnelle, rompant en 1931 avec le surréalisme et calquant ses jugements esthétiques et moraux sur la ligne officielle.

Exposition à la BnF

L'Invention du surréalisme : des Champs Magnétiques à Nadja.

2020 marque le centenaire de la publication du recueill Les Champs magnétiques – « première œuvre purement surréaliste », dira plus tard André Breton. La BnF et la Bibliothèque littéraire Jacques-Doucet associent la richesse de leurs collections pour présenter la première grande exposition consacrée au surréalisme littéraire.

 

Découvrir l'exposition

Un exemple parmi d'autres, cette suite d'articles intitulée « Les Soviets partout ! », parue en juillet 1934 dans L'Humanité. L'ex-dandy de l'avant-garde parisienne, qui n'est pas encore l'auteur acclamé d'Aurélien et des Yeux d'Elsa, y exprime ses vues politiques avec un lyrisme digne des chantres les plus intransigeants de l'URSS :

« D'où vient ce cri, profond, ce cri sitôt jeté qu'il est repris par les masses ouvrières et qu'il s'enfle et qu'il couvre toute voix différente, comme si, en trois mots, se résumaient toute l'indignation, toutes la révolte, mais aussi toute la combativité, tout le programme de lutte d'une classe entière.

 

Les Soviets partout !

 

Cela dit toute la volonté révolutionnaire, la volonté d'organisation. C'est le cri par lequel ouvriers, paysans et soldats réclament le pouvoir, l'organisation pour la prise du pouvoir comme l'organisation pour l'exercice du pouvoir. C'est le cri qui, face à la dictature bourgeoise, appelle la dictature du prolétariat.

 

Les Soviets partout ! »

À cette époque, il écrit aussi dans la revue Commune, publiée par l'Association des écrivains et artistes révolutionnaires. Puis, le 1er mars 1937, Aragon et Jean-Richard Bloch deviennent les directeurs d'un nouveau quotidien communiste, Ce Soir, qui se veut une « université populaire » à l'intention des classes ouvrières, et dont le tirage atteindra les 260 000 exemplaires au mois de mars 1939.

 

Aragon, de plus en plus reconnu par le public (il obtient le prix Renaudot en 1936 pour Les Beaux quartiers), et de plus en plus actif politiquement, va se servir de ce journal comme d'une tribune. Il y écrit plusieurs fois par semaine dans la rubrique « Un jour du monde », commentant l'actualité politique internationale au fil de chroniques qui, selon l'un de ses biographes, Philippe Forest, constituent « une sorte de roman, le roman de l'immédiat avant-guerre ».

 

Au cours de la guerre d'Espagne, qui mobilise vivement les intellectuels français, Aragon s'engage comme tous les communistes en faveur des républicains. Le 1er décembre 1937, il interviewe dans Ce Soir la « pasionaria » Dolorès Ibarurri :

« Elle qui est l'un des chefs du parti communiste espagnol, au-delà des partis, elle a conquis le cœur et la confiance de toute l'Espagne républicaine. Tandis qu'elle parle, je comprends vraiment pourquoi : cette vie, cette vivacité qui touche parfois à la brusquerie, et que corrige un sourire clair, cette intensité de la parole et du regard font d'elle l'image de la mère et de l'épouse, de ces mères dont les enfants sont tués à la face du ciel, de ces épouses qui reprennent sa parole héroïque : “Mieux vaut être la veuve d'un héros, que l'épouse d'un lâche !” […]

 

Elle vient du pays des combats et de la mort, du pays de la liberté en péril. »

Le combat prioritaire d'Aragon, en ces années-là, est l'antifascisme : le 11 mars 1938, lorsque l'Allemagne nazie annexe l'Autriche, il proteste dans un appel lancé avec d'autres écrivains (parmi lesquels Malraux, mais aussi des hommes de droite tels que Bernanos ou Mauriac).

 

Dans Ce Soir, il ne cesse de dénoncer l'expansionnisme hitlérien, mais aussi les renoncements de la France de Daladier face à la progression du nazisme. Le 1er octobre 1938, au lendemain des accords de Munich, il écrit ainsi :

« Une paix ne s'achète pas à n'importe quel prix : et craignons d'apprendre que le prix déjà exorbitant que nous la faisons payer à la Tchécoslovaquie ne soit pas le prix véritable.

 

L'accord est plein de réserves hitlériennes ; jusqu'à la garantie des frontières nouvelles qui est pour trois semaines au moins différée de la part de M.Hitler. Les questions polonaise et hongroise restent en suspens, avec un dangereux préjugé favorable accepté par MM. Chamberlain et Daladier pour les thèses annexionnistes [...].

 

Craignons d'avoir découragé des amis de la France en plein camp fasciste, d'avoir renforcé la position de ceux pour qui la guerre est un dogme et le but essentiel de l’État. Samedi, cela seul est certain, commence, avec l'aide franco-britannique, l'entrée de l'armée allemande en Tchécoslovaquie. Les conséquences de cet acte restent imprévisibles et menaçantes. »

Le 29, Aragon ajoute : « Nous n'admettrons certes pas que l'idéologie antiouvrière, antisémite et antifrançaise de MM. Hitler et Mussolini, qui nous considèrent comme des nègres dégénérés, fasse la loi dans notre pays, inspire la politique du gouvernement […]. Et nous demandons avec M. Daladier la France aux Français, qui ne télégraphient pas à M. Hitler, aux Français qui ne tirent pas dans le dos des alliés de la France, donc de la France, aux Français qui ne sont pas les amis des ennemis de la France. »

En février 1939, c'est l'accueil désastreux fait par la France aux réfugiés d'Espagne, agglutinés dans des camps de fortune dans les Pyrénées, qu'Aragon dénonce violemment. Se rendant sur place, il décrit dans Ce Soir les conditions de vie des Républicains ayant fui les troupes de Franco :

« L'histoire, si nous n'intervenons, soufflettera notre pays du nom infamant de ces camps qui désormais passeront pour le modèle de l'hospitalité française, dont on se gargarise si bien dans les colonnes inspirées de certains de nos confrères.

 

Oui, on y est tassé, parfois à ne pouvoir bouger, sans rien pour dormir, sans rien pour se protéger du froid, de la pluie. Le sol en plein hiver est glacé. L'humidité a déjà fait sur ces hommes et ces femmes des ravages affreux. Dans un camp, les gardes ont frappé des crosses de leurs fusils si durement des réfugiés que l'un d'eux a eu la jambe brisée, et qu'il gît comme cela sur le sol.

 

Dans ce camp-là, on est particulièrement bien nourri : une botte de sardines par jour pour cinq hommes. Dans un camp de femmes, où il y a aussi des enfants, il meurt tous les jours deux ou trois enfants. »

Le 23 août 1939, à la veille de l'éclatement de la Seconde Guerre mondiale, une nouvelle stupéfie tous les observateurs français, à commencer par les militants communistes : la signature du pacte germano-soviétique entre Hitler et Staline.

 

Aragon, qui fut pourtant à la fin des années 1930 l'un des principaux artisans sur le terrain de la mobilisation antifasciste, refuse d'interpréter ce traité de non-agression comme une volte-face de la diplomatie russe. Il écrit aussitôt dans Ce Soir un édito intitulé « Vive la paix ! » dans lequel, contre toute vraisemblance, il présente le pacte comme une « victoire soviétique » et un pas vers la paix.

« Ce fait, se produisant à un moment d'extrême tension en Europe, est avant tout un gain pour la paix. L'agresseur professionnel, le fascisme, est contraint de traiter, et avec qui ? Avec la puissance même de laquelle il s'est en toute occasion déclaré l'irréductible ennemi […].

 

L'U.R.S.S., le pays dont la diplomatie n'a cessé de réclamer le désarmement tant qu'il était possible, qui a donné au monde la politique de sécurité collective, marque une fois de plus, et avec éclat, sa volonté de paix avec tous [...].

 

Silence à la meute antisoviétique ! Nous sommes au jour de l'effondrement de ses espérances. Nous sommes au jour où l'on devra reconnaître qu'il y a quelque chose de changé dans le monde et que, parce qu'il y a l'U.R.S.S., on ne fait pas la guerre comme on veut. »

L'article fera l'effet d'une bombe. Ce Soir est saisi, puis interdit. Le journal nationaliste L'Action française, le 26 août, demande qu'on fasse « juger, condamner, fusiller Aragon ». Lequel, assailli alors qu'il rentre chez lui, est obligé de se réfugier avec sa compagne Elsa Triolet à l'ambassade du Chili.

 

La guerre éclate et Aragon est mobilisé le 2 septembre. Chef d'une section de brancardiers pendant la « Drôle de guerre », il est cité à l'ordre de la brigade le 26 mai 1940, avant de recevoir la croix de guerre en septembre.

 

Pendant l'Occupation, il s'engage dans la Résistance et organise un réseau clandestin d'écrivains dont le journal Les Étoiles sera le relais. À la Libération, Aragon reprendra sa place à L'Humanité et à Ce Soir et continuera, alors même qu'il est contesté au sein du Parti, d'en suivre la ligne officielle, notamment dans le journal Les Lettres françaises.

 

Longtemps chantre du stalinisme, Aragon soutiendra toutefois le Printemps de Prague en 1968 et critiquera peu à peu le régime soviétique. Mettant fin à ses activités de journaliste en 1972, il restera toutefois jusqu'à sa mort en 1982 une des grandes figures du PCF.

 

 

Pour en savoir plus :

 

Philippe Mezzasalma, Aragon, écrivain, militant, et journaliste, article paru sur Gallica, 26 mars 2018

 

Pierre Juquin, Aragon, un destin français (2 tomes), Editions de la Martinière, 2012-1013

 

Philippe Forest, Aragon, Gallimard, 2015