Interview

Aux sources de la presse sportive : représenter le sport et son temps

le 23/01/2024 par Philippe Tétart, Lucas Alves Murillo - modifié le 13/03/2024

Après un premier entretien avec Paul Dietschy évoquant la naissance et le développement de la presse sportive française, nous questionnons aujourd’hui les aspects à la fois politiques et sociaux ainsi que les lignes éditoriales de ladite presse sportive en compagnie de Philippe Tétart.

Philippe Tétart est historien, spécialiste de lhistoire sociale et culturelle du phénomène sportif, et maître de conférences à lUniversité du Mans. Il a notamment dirigé louvrage La Presse régionale et le Sport : naissance de l’information sportive (1870-1914), publié aux Presses universitaires de Rennes en 2015.

Propos recueillis par Lucas Alves Murillo.

RetroNews : La presse sportive française des premières heures participe-t-elle aux débats politiques de son temps ?

Philippe Tétart : Il est difficile de répondre avec assurance, pour une bonne et simple raison : nous ne disposons pas d’une étude transversale. Il n’y a qu’un seul livre qui en traite clairement, sur la presse communiste, sous la direction d’Évelyne Combeau-Mari et Michaël Attali [Le Sport dans la presse communiste, Presses universitaires de Rennes, 2014, NDLR].

On peut du reste assurer que la presse sportive est d’un tempérament conservateur, qu’il s’agisse des premiers périodiques comme La Vie au grand air ou qu’il s’agisse du titre Le Vélo, premier quotidien pérenne créé en 1892, puis de L’Écho des sports et de LAuto. D’ailleurs, l’avènement de LAuto, en 1900, a en partie pour origine un « positionnement » d’ordre politique. Le Vélo affichait en effet ostensiblement son « dreyfusisme », poussant certains industriels investisseurs dans les bras du nouveau concurrent, qui affecta d’être bien moins favorable à Dreyfus...

Au-delà des titres spécialisés, la question de l’information sportive, dans les quotidiens généralistes, appellerait aussi son histoire politique. Elle reste à faire même si, ici et là, des historiens ont pu aborder le sujet par bribes.

Est-elle également un relais, au travers du sport, des tensions diplomatiques de la première moitié du XXe siècle ?

La presse sportive est imprégnée de l’air du temps. C’est une erreur historique que de considérer qu’elle doit se lire au prisme seul du sport. De ce point de vue l’historiographie a évolué, mais pas assez encore. Le sport et sa presse par extension ne sont évidemment pas protégés de leur époque, ce qui tord le cou au mythe de l’apolitisme et de la neutralité sportive. Le sport a toujours été marqué par des enjeux politiques même s’il ne s’y résume pas complètement. Pour ne prendre qu’un exemple : le débat entre amateurisme et professionnalisme était politique. Le Parti communiste, et donc LHumanité, dénoncent une « marchandisation » du sport : c’est le reflet d’une critique idéologique du capital et de la culture du profit. Mais là encore, l’histoire diplomatique de l’information sportive reste à faire.

Et s’agissant d’un autre débat : qu’en est-il de la question du racisme, des clichés raciaux ?

Au sujet des clichés raciaux, la chose est bien plus complexe qu’il n’y paraît. Animalisation, stéréotypes de l’infantilisme, etc. : tous ces recours, s’ils existent bien évidemment sous la plume de nombreux journalistes, ne sont tout d’abord pas utilisés pour tous les sportifs de couleur, et ne sont pas dominants. La presse, sportive en particulier, donne à voir des discours très ambivalents, dans lesquels cohabitent des formes de mise à distance, parfois de rejet pur et simple, et de franche admiration.

Raoul Diagne par exemple, premier joueur de couleur à porter le maillot de l’Équipe de France de football, est l’objet d’une telle ambivalence. Parfois, à l’intérieur d’un même papier, cohabitent paraboles dépréciatives et louanges.

Ainsi Lucien Dubech, chroniqueur théâtral et sportif de LAction française, un titre ne pouvant être plus à droite de l’échiquier politique, exècre et admire tout à la fois les sportifs noirs que sont Battling Siki ou Panama Al Brown. Pour le reste, certains titres généralistes déployaient des lignes agressives contre des athlètes de couleur. C’était le cas du Gaulois notamment et, à bien des égards, de L’Écho des sports, autre titre sportif d’importance.

Quelle est la place de cette presse durant la Grande Guerre, sur le front et dans la société ?

Une des initiatives les plus marquantes prises par la presse sportive, via LAuto et Sporting notamment, mais également par des titres non sportifs, sont les collectes de ballons et de gants pour les soldats sur le front. Elles ont pour objectif d’encourager des activités récréatives, évitant aux poilus de sombrer dans « la déprime et le pinard » comme l’écrit Paul Dietschy. Cela signale le souci du maintien d’une vie sportive durant le conflit, une considération précoce puisque ces opérations datent de l’hiver 1914-1915.

Il y a par ailleurs un fort mimétisme au regard de la pratique du sport dans les armées belge et anglaise, ce qui motiva d’ailleurs des rencontres inter-régimentaires et favorisa en particulier, en France, la popularisation du football. Quant au reste, l’engagement dans la guerre est le fait de tous les journaux, dans un souci de concordance politique, d’ « union sacrée », sans cependant effacer toutes les différences.

 

Lintérêt pour le sport se développant sensiblement au lendemain de la Première Guerre mondiale, les titres sportifs adoptent-ils certains stratagèmes éditoriaux pour se démarquer les uns des autres durant lentre-deux-guerres ?

Le premier entretien avec Paul Dietschy le soulignait : dès la fin du XIXe siècle, la presse est la principale actrice de la création du calendrier sportif. C’est elle qui crée les premiers classiques cyclistes comme Paris-Roubaix, lancé par Théodore Vienne avec l’appui du Vélo.

Dans le domaine de la création et de la promotion du spectacle sportif, la rivalité entre les journaux de sport s’installe donc dès les années 1890. Elle est consubstantielle à l’histoire du sport. Ainsi, le calendrier sportif ou médiatico-sportif, d’abord cycliste, devient très vite pléthorique. Et il n’y pas que la presse sportive qui est mobilisée. La presse généraliste l’est aussi. Le Petit Journal, pour ne citer que lui, est par exemple à l’origine de Paris-Brest en 1891 et de Paris-Rouen en 1894.

C’est l’ensemble du spectre médiatique qui s’engage très rapidement dans la création de compétitions, permettant tout à la fois d’écouler des copies et de fidéliser un électorat. Les fédérations encadrent le système compétitif, mais ne sont pas les premières actrices de cette création du calendrier. Pour le reste, nous pouvons aisément penser que LAuto et la rédaction de Henri Desgrange puissent fantasmer une position hégémonique les concernant, chose qui arrive dans les années 1930 lorsque L’Écho des sports connaît des difficultés de tirage.

Il est intéressant de voir que les lignes éditoriales pouvaient évoluer en fonction des événements et déconvenues. Au cours de l’année 1921, LAuto milite pour l’organisation d’un combat entre Georges Carpentier et Battling Siki. Le second dispose d’une très belle couverture médiatique, tandis que dans les colonnes de L’Écho des sports les discours racialisants à son encontre sont nombreux.

Mais dès lors que ce journal obtient la co-organisation du combat tant attendu, LAuto adopte une nouvelle attitude et annonce une défaite sévère de Siki. Et au lendemain du match, alors que Carpentier est finalement défait, LAuto, voyant cela comme un ratage pour son concurrent, change de nouveau sa ligne et salue abondamment la victoire de Battling Siki.

Peut-on dégager des différences concrètes entre les nombreuses « générations » de la presse sportive, comme celle des années 1900 avec La Vie au grand air et L’Écho des sports ou celle des années 1950 avec L’Équipe et France Football ?

Historiquement, tout d’abord, le journal L’Équipe est l’héritier direct du journal LAuto. En 1944, ce dernier est dissous pour faits de collaboration. Puis, un an et demi plus tard environ, une grande partie des journalistes de LAuto est à l’origine de la création de L’Équipe, notamment Jacques Godet, fils de Victor Godet, ancien rédacteur en chef. C’est le même journal, ou en tout cas la même histoire.

Est-ce que la presse sportive actuelle est comparable à celle de l’entre-deux-guerres ? Non. Tout d’abord, le football prédomine le champ médiatique de la presse sportive d’aujourd’hui. Ensuite, et c’est sans doute le point le plus important, et ce depuis les années 1950 et 1960, parallèlement au développement d’une surmédiatisation des sportifs s’agrandit l’éloignement entre ces derniers et les journalistes. Convenir d’un entretien en compagnie d’un grand athlète est aujourd'hui bien plus difficile à mettre en place, contrairement au début du XXe siècle où l’on peut constater une grande proximité entre les mondes médiatique et sportif.

Durant les années 1920, par exemple, cyclistes et boxeurs fréquentaient le café La Chope du Nègre rue du Faubourg-Montmartre, en face de la rédaction de LAuto et juste en-dessous de celle de L’Écho des sports. Ainsi, ces athlètes croisaient sans cesse les journalistes de ces deux rédactions, et plus encore, nombre de ceux-ci étaient eux-mêmes d’anciens sportifs de bon niveau : Frantz Reichel, Gabriel Hanot, etc., et certains avaient aussi des responsabilités institutionnelles au sein des fédérations.

Aujourd’hui, la grande différence avec cette époque est cette frontière hermétique qui s’est instaurée entre ces deux professions.

Philippe Tétart est historien, spécialiste de lhistoire sociale et culturelle du phénomène sportif.