Long Format

Paris, 1871 : « Le Cri du peuple », un journal au cœur de la Commune

le par - modifié le 22/05/2021
le par - modifié le 22/05/2021

Du 21 mars au 23 mai 1871, Le Cri du peuple, journal d'extrême gauche fondé par Jules Vallès, relate et commente au jour le jour les événements de la Commune de Paris. Il est le quotidien le plus lu de la capitale insurgée.

Rarement un quotidien aura été à ce point au cœur de l'Histoire. Le Cri du peuple, journal fondé par Jules Vallès, journaliste et écrivain socialiste, et Pierre Denis, socialiste de tendance proudhonienne, est ainsi resté dans les mémoires comme « le journal de la Commune ». Les 65 numéros parus entre mars et mai 1871 constituent un témoignage unique, de l'intérieur, de l'insurrection parisienne.

 

Journal politique et social, Le Cri du peuple s'étale sur deux pages et cinq colonnes et coûte cinq centimes. Siégeant au 9, rue d'Aboukir, dans le 9e arrondissement, il compte parmi ses rédacteurs Casimir Bouis, Eugène Vermersch, Henri Bellenger ou encore Jean-Baptiste Clément.

Archives de presse

La Guerre d’Espagne à la une, 1936-1939

Reportages, photo-journalisme, interviews et tribunes publiés à la une à découvrir dans une collection de journaux d'époque réimprimés en intégralité.

En savoir plus

Le premier numéro, daté du 22 février 1871, paraît dans une situation politique chaotique. La France de Napoléon III vient de perdre la guerre contre la Prusse : un mois plus tôt, le 28 janvier, un armistice a été signé avec Bismarck par Jules Favre. Les Parisiens, qui ont résisté à l'ennemi lors d'un siège éprouvant de quatre mois, acceptent mal cette signature, qu'ils vivent comme une trahison. La colère d'une grande part de la population se dirige contre le gouvernement de Défense nationale d'Adolphe Thiers.

 

Un état d'esprit qui transparaît pleinement dans le tout premier édito de Jules Vallès, texte virulent intitulé « Paris vendu » :

« C'est M. Thiers qui devient le Cavaignac en robe de chambre de la troisième République ; il prend pour échasses, ce nain, les béquilles de la patrie, et il a abaissé Favre jusqu'à lui pour deviser et marmoter contre la Révolution.

 

Tout est possible ! on rajeunira les supplices, on traquera de nouveau les hommes, on égorgera les libertés; on radoubera les pontons et l'on chargera les vaisseaux pour Cayenne ! Il faudra d'abord enlever aux citoyens leurs armes et à Belleville son drapeau.

 

Que fera le peuple alors ? On n'a rien à lui conseiller ni à lui défendre ; chacun, sous la redingote ou le bourgeron, s'inspirera de son devoir, en ces heures suprêmes. »

Tandis la situation parisienne est pré-révolutionnaire, les rédacteurs du Cri du peuple prennent chaque jour la plume pour attaquer les gouvernants et la majorité de l'Assemblée nationale. Thiers, de son côté, entend « pacifier » la capitale de ses insurgés potentiels.

 

Le 11 mars, après 18 numéros, la publication du journal est interdite par le général Vinoy, un bonapartiste nommé au poste de Gouverneur, qui fait simultanément cesser la parution de plusieurs publications de gauche.

 

Quand Le Cri du peuple reparaît dix jours plus tard, la situation à Paris a complètement changé. Suite au soulèvement des Parisiens des quartiers populaires de l'est et du centre (ouvriers, artisans, professions libérales), qui ont empêché Thiers de désarmer la Garde nationale, le gouvernement a été contraint de quitter la capitale pour Versailles.

"Zouave communeux", recueil "Les Communeux", Bertall, 1880 - source Gallica BnF

Dans un édito collectif publié dans l'édition datée du 21 (le journal paraît en réalité un jour plus tôt, le 20), Le Cri du peuple exulte et s'adresse « Au peuple de Paris » :

« Une nouvelle révolution pacifique et fière vient de s'accomplir […]. Paris s'est reconquis. Il est maintenant libre et souverain, maître de ses destinées et de son avenir. S'il sait prendre aujourd'hui même une résolution énergique et sage à la fois, le triomphe de la République est assuré, et la date du 20 mars sera une des plus grandes de l'histoire [...].

 

Mais si Paris a le droit absolu de disposer de lui-même, il ne peut disposer de la France ; il ne peut faire plus que ce qu'il a fait : lui donner un grand exemple […]. Pour que la Révolution qui vient de s'accomplir dans Paris avec tant de spontanéité, d'ensemble, de magnanimité et d'espérance, soit consacrée par le temps et, plus tard, par l'adhésion de tout ce qu'il y a dans le monde d'hommes libres, honnêtes et éclairés, il faut que cette Révolution se borne à Paris. Lui seul en a eu le courage et le péril, lui seul doit en bénéficier.

 

Paris, doit donc se déclarer VILLE LIBRE, commune affranchie, cité républicaine, se gouvernant elle-même et réalisant dans la mesure du possible la théorie du gouvernement direct appliqué dans la république helvétique. »

Archives de presse

1871, la Commune

Une collection de journaux réimprimés en intégralité pour revivre la Commune à travers la presse de l'époque : caricatures, textes engagés, témoignages.

Commander

Dans le même numéro, Casimir Bouis écrit un article exalté :

« Ainsi, elle n'était pas morte ! Elle n'était pas même mourante, malgré les coups de canons de de Moltke et les coups de sabre de Vinoy.

 

Nous l'aimions tellement, qu'en la voyant trébucher contre l'hécatombe amoncelée autour d'elle, la douleur nous avait aveuglés... Nous avions crié : Elle meurt... Et nous n'avions pas eu la force de soulever le drap sanglant qu'avaient jeté sur elle les meurtriers patentés...

 

Pauvres politiques que nous étions ! Pauvres fous que nous sommes ! La revoilà vivante, et plus que jamais vivante... La revoilà debout, en plein soleil... sublime, calme, rajeunie... Elle a confondu, dans la même étreinte peuple et soldats... hommes et femmes... tout ce qui vit, tout ce qui aime, tout ce qui a combattu, tout ce qui a souffert, tout ce qui a pleuré sur la patrie vendue, et qui a juré de la racheter quand même, et de la venger...

 

C'est encore toi, ô République......... qui as ressuscité ce peuple et l'a relevé à ta hauteur..... Quelle journée !... Quel délire ! »

Le lendemain, dans un texte qu’il intitule « Paris, ville libre », Jules Vallès rend hommage aux travailleurs parisiens, à l'origine de l'insurrection :

« C'est tout ce monde de travailleurs ayant peur de la ruine ou du chômage qui constitue Paris – le grand Paris.

 

Pourquoi ne se donnerait-on pas la main, par dessus toutes nos misères d'homme et de citoyen, et pourquoi en ce moment solennel, n'essayerait-on pas d'arracher une bonne fois le pays où l'on est frère par l'effort et le danger, à cette incertitude éternelle qui permet aux aventuriers de toujours réussir et oblige les honnêtes gens à toujours trembler et souffrir !

 

La fraternité a été reine l'autre jour devant les canons et sous le grand soleil. Il faut qu'elle reste reine [...]. »

Pendant les deux mois suivants, Le Cri du peuple deviendra le principal organe des insurgés. De fin mars à fin mai 1871, il est le journal le plus lu à Paris (avec Le Père Duchêne), tirant à plus de 50 000 exemplaires, parfois jusqu'à 100 000.

 

Le 26 mars se tiennent les élections pour le Conseil de la Commune de Paris. Au lendemain du scrutin, Vallès, élu dans le XVe arrondissement, écrit :

« Les élections sont faites.

 

L'acte de souveraineté populaire s'est accompli dans une ville hérissée d'hommes en armes, toute luisante de baïonnettes, et meurtrie par la roue des canons. Au milieu de cet attirail guerrier, elle a voté, sereine et menaçante, déposant ses boulets dans l'urne. Mais il n'y a pas eu, à travers ces haies de sentinelles, dans ce camp debout autour d'un drapeau rouge, il n'y a pas eu une blessure faite à la liberté, pas une ! […]

 

Vous vouliez mettre la République sur une civière : nous l'avons, nous, portée sur un pavois. Ce qui devait être une bataille a été une fête. »

Le 28 mars a lieu la proclamation du Conseil de la Commune, à qui le Comité central de la Garde nationale transmet ses pouvoirs, et qui se dote le 29 d'une Commission exécutive. La Commune est née. Dans le numéro du 30 mars, Le Cri du peuple publie en Une un article collectif simplement nommé « La fête » :

Affiche de la Commune, avril 1871 - source Gallica BnF

« La Commune est proclamée. Elle est sortie de l'urne électorale, triomphante, souveraine et armée [...].

 

La Commune est proclamée. L'artillerie, sur les quais, tonnait ses salves au soleil, qui dorait leur fumée grise sur la place. Derrière les barricades, où se tenait debout une foule : hommes saluant du chapeau, femmes saluant du mouchoir, le défilé triomphal, les canons abaissant leurs gueules de bronze, humbles et paisibles, craignant de menacer cette foule joyeuse [...].

 

La Commune est proclamée. C'est aujourd'hui la fête nuptiale de l'idée et de la Révolution. »

Le 3 avril, Jean-Baptiste Clément s'en prend violemment aux « Versaillais », c'est-à-dire le gouvernement de Thiers et les troupes régulières qui lui obéissent, préparant la « reconquête » de Paris.

« Les gens de Versailles continuent leurs infamies [...]. N'osant pas nous attaquer, ils veulent nous isoler et nous affamer. Rebelles aux volontés de la population parisienne qui a librement nommé sa Commune et l'a si splendidement acclamée, les gens de Versailles, en continuant à siéger, sont des traîtres et des factieux.

 

En n'hésitant pas à proclamer la monarchie du haut d'une tribune où les a envoyés la France républicaine, les gens de Versailles sont des énergumènes et des usurpateurs.

 

En cherchant à isoler Paris du monde entier, en désorganisant le service des postes et des télégraphes, en empoisonnant la province de fausses nouvelles et de proclamations alarmantes et insurrectionnelles, les gens de Versailles sont des fourbes et des imposteurs. »

Dans l'édition du 4 avril, on trouve un article dans lequel Henri Verlet réclame la destruction de la colonne Vendôme, symbole à ses yeux de l'iniquité du pouvoir (elle sera effectivement démolie le 16 mai).

« Laide et maigre, noire et sombre, couverte du sang des vieux guerriers de la République, elle supporte sur son piédestal de boue et de fumier la copie grotesque du despote Napoléon. Il faut l'abattre !

 

La Commune n'a pas besoin de rendre un décret. La justice universelle ordonne. Le peuple de Paris sera son exécuteur. Il déboulonnera un à un les cylindres de ce monument d'infamie.

 

On en fera des sous pour les malheureux, ou des canons pour sauver la patrie. »

La colonne Vendôme "cinq minutes avant sa chute", Photographies d'après nature sous la Commune de Paris, Marcel Léautté, 1871 - source Gallica BnF

Le Cri du peuple ne se limite toutefois pas à des éditos politiques : il y paraît chaque jour les « Dernières nouvelles » de l'insurrection. Dans le numéro du 14 avril, le journal rapporte par exemple :

« Les troupes ennemies sont complètement chassées de Neuilly. Le pont est réoccupé par nos troupes. L'ennemi est en fuite sur Courbevoie. Le chemin de fer d'Orléans a été coupé par l'armée de Versailles [...].

 

L'ennemi a tiré sur l'usine à gaz située à la jonction des boulevards Courcelles et de Neuilly, bien qu'on y eût arboré, pour l'abriter, le drapeau des ambulances. Un grand nombre de maisons ont été atteintes dans le quartier des Champs-Elysées. »

C'est dans l'édition du 19 avril que paraît le dernier article de Jules Vallès, « Est-ce vrai ? ». Trop occupé par ses fonctions politiques (il siège à la commission de l'enseignement puis à celle des relations extérieures), il cesse ensuite d'écrire dans le journal, laissant sa direction à Pierre Denis.

Barricade au coin de la place de l'Hôtel de Ville et de la rue de Rivoli, photographie de Pierre-Ambroise Richebourg, avril 1871 - source : WikiCommons
Barricade au coin de la place de l'Hôtel de Ville et de la rue de Rivoli, photographie de Pierre-Ambroise Richebourg, avril 1871 - source : WikiCommons

Le numéro du 21 publie la « Déclaration de la Commune de Paris au peuple français », rédigée par Denis, qui constitue le programme de la Commune : séparation de l’Église et de l’État, amélioration des conditions de travail, garantie des libertés individuelles, instruction laïque et obligatoire.

« Nos ennemis se trompent ou trompent le pays, quand ils accusent Paris de vouloir imposer sa volonté ou sa suprématie au reste de la nation, et de prétendre à une dictature qui serait un véritable attentat contre l’indépendance et la souveraineté des autres communes [...].

 

L’unité, telle qu’elle nous a été imposée jusqu’à ce jour par l’empire, la monarchie et le parlementarisme, n’est que la centralisation despotique, inintelligente, arbitraire ou onéreuse. L’unité politique, telle que la veut Paris, c’est l’association volontaire de toutes les initiatives locales, le concours spontané et libre de toutes les énergies individuelles en vue d’un but commun, le bien-être, la liberté et la sécurité de tous.

 

La révolution communale, commencée par l’initiative populaire du 18 mars, inaugure une ère nouvelle de politique expérimentale, positive et scientifique.

 

C’est la fin du vieux monde gouvernemental et clérical, du militarisme, du fonctionnarisme, de l’exploitation, de l’agiotage, des monopoles, des privilèges, auxquels le prolétariat doit son servage ; la patrie, ses malheurs et ses désastres.

 

Que cette chère et grande patrie, trompée par les mensonges et les calomnies, se rassure donc ! »

Mais la Commune va faire long feu. Le 21 mai, Thiers pousse ses troupes dans la capitale. C'est le début d'une répression implacable que l'on surnommera la « Semaine sanglante » (21 au 28 mai). Dans le numéro daté du 22 mai, alors que la répression a débuté, Casimir Bouis écrit :

« L'attaque générale a commencé.

 

Dans le bois de Boulogne, en face de la brèche que les batteries ouvrent, tout est prêt pour l'assaut : les fascines, les gabions, les échelles ; et, à l'heure où nous écrivons ces lignes, il se peut que, d'un moment à l'autre, dans Paris, le clairon d'alarme réponde aux grondements des canons tonnant pour le combat suprême.

 

Eh bien ! à cette heure terrible où nous jouons notre liberté, notre vie, le salut et l'avenir de la République, nous nous sentons pris d'un indéfinissable sentiment d'orgueil. Du 18 mars au 21 mai, il y a plus de deux mois que Paris soutient contre une armée tout entière de soldats aguerris, la plus grande et la plus belle des luttes que jamais peuple ait eu à soutenir. »

Le dernier numéro du Cri du peuple (avant une longue interruption) est daté du 23 mai 1871. On y trouve ce récit de l'avancée des combats :

« À une heure du matin, les Versaillais ont tenté l'assaut de la porte Maillot. La canonnade était furieuse. Le Mont-Valérien et les batteries de Bécon tiraient à toute volée. Bientôt la fusillade est devenue très intense ; il s'y mêlait le crépitement des mitrailleuses [...].

 

Le bombardement des Batignolles et de la partie adjacente de Montmartre devient régulier. Aussi est-ce un véritable sauve-qui-peut dans ces quartiers. Les obus versaillais sont arrivés hier jusque dans la rue des Carrières et dans la partie supérieure de la rue Lépic. Avenues de Clichy et de Saint-Ouen, les projectiles tombent incessamment [...].

 

Le Trocadéro et le pont d'Iéna sont criblés d'obus depuis ce matin ; ils sont impossibles à traverser. Une voiture qui a cherché de franchir le pont a été littéralement brisée par deux obus, qui sont venus s'abattre en même temps et à deux pas de là. Trois voyageurs sur cinq ont été grièvement blessés. »

La Commune est finalement écrasée dans le sang. Le 29 mai, le fort de Vincennes, dernier bastion communard, capitule. Le Cri du peuple cesse de paraître : Vallès s'enfuit vers la Belgique puis l'Angleterre où, condamné à mort par contumace, il demeurera exilé jusqu'en 1880. Pierre Denis prend un pseudonyme et échappe lui aussi à sa condamnation par contumace (il sera gracié en 1879).

 

Le Cri du peuple, quant à lui, reparaîtra en octobre 1883 sous l'impulsion de Vallès et de la journaliste Séverine. Il restera fidèle à sa ligne éditoriale d'inspiration socialiste et révolutionnaire.

 

 

Pour en savoir plus :

 

Maxime Jourdan, Le Cri du peuple, L'Harmattan, 2005

 

Pierre Milza, L'Année terrible (deux volumes), Perrin, 2009

 

Jacques Rougerie, Paris libre, 1871, Le Seuil, 2004

 

Jean-Louis Robert, Le Paris de la Commune – 1871, Belin, 2015