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Le voyage polémique d’Henri Béraud « au pays des Soviets »

le par - modifié le 05/08/2020
le par - modifié le 05/08/2020

En 1925, plus d’un an après la mort de Lénine et tandis que l’URSS ouvre ses portes à l’international, Béraud livre un long reportage ouvertement antibolchévique au Journal. Le pamphlet suscite l'indignation de la presse communiste.

Quand il part en URSS, mandaté par Le Journal, à la fin du mois de juillet 1925 l’écrivain et journaliste Henri Béraud n’est pas un inconnu. Depuis 1922 et son prix Goncourt pour Le Martyr de l’obèse, l’intellectuel d’origine ouvrière est célèbre tout autant par sa carrure imposante que par ses écrits.

Après son retour, entre le 6 septembre et le 6 octobre 1925 (29 articles en premières pages), son récit de voyage est donc publié avec succès dans l’un des cinq grands quotidiens populaires de l’époque. Il est ensuite rapidement remanié pour devenir Ce que j’ai vu à Moscou, sorti en fin d’année aux Éditions de France.

Entre 1924 et 1934, Béraud va écrire neuf récits de voyage, le séjour soviétique inaugurant une série de reportages politiques qui vont aussi le conduire en Allemagne (Ce que j’ai vu à Berlin, 1926) ou en Italie fasciste (Ce que j’ai vu à Rome, 1929). Ami de Paul Vaillant-Couturier en 1917, le futur collaborationniste est alors plutôt marqué à gauche, même s’il travaille plus pour la grande presse que pour l’extrême gauche.

Béraud n’initie évidemment pas le genre du récit de voyage en URSS. Depuis 1917, la Russie bolchévique inquiète, interloque, passionne… D’illustres prédécesseurs y ont séjourné avant lui. La presse française a ainsi déjà fait honneur aux récits d’Albert Londres, de Marcel Cachin ou d’H. G. Wells en 1920, à celui d’Edouard Herriot en 1922, ou d’Anatole de Monzie en 1923...

En cette année 1925, sortent les récits plus ou moins romancés de Joseph Kessel, Jules Moch et Paul Morand. Ceux qui « ont vu » comptent plus que les autres. Les voyageurs ont ainsi rapidement façonné une « légende noire » et une « légende dorée » sur la patrie des Soviets.

Quand il s’agit de reportages de presse, pour Béraud comme pour les autres témoins, une première salve d’articles reprend et commente les articles du voyage. Et, à Paris comme en province (dans Paris-Soir, L’Intransigeant, Le Temps, Le Phare de la Haute-Loire, L’Ouest-Éclair, Le Siècle...), des entrefilets ou des bandeaux publicitaires en annoncent la publication dès le début septembre, puis glosent sur certains des aspects. Avec la parution du livre, ils sont suivis d’une autre rafale (plus importante) d’analyses et de comptes rendus.

Mais, en 1925, plusieurs choses ont changé. Certes, le voyage en URSS reste toujours perçu comme une aventure. Certes, l’expérience soviétique est encore surtout limitée au centre de Moscou, à ses environs, ainsi qu’à Leningrad. Mais, depuis la reconnaissance de l’URSS en tant qu’État au mois d’octobre 1924, les voyages sont désormais facilités par des relations officielles – même si bon nombre de militants révolutionnaires y partent encore clandestinement.

Première véritable étape, le visa est obtenu à l’Ambassade de Russie à Paris, et non arraché à Berlin ou dans les pays baltes. En 1925, la diplomatie culturelle soviétique commence à se structurer avec la naissance de la Société pour le rapprochement culturel avec l’étranger (VOKS). L’URSS invite officiellement des chercheurs français pour le bicentenaire de l’Académie des Sciences et le Commissaire à l’Instruction publique, Anatoli Lounatcharski, peut se rendre à Paris.

L’enjeu n’est pas seulement politique ou culturel, il est aussi économique, et en particulier commercial. Se rapprocher de l’URSS, c’est envisager la question de la reprise des échanges, l’accord politique ayant laissé en suspens des négociations économiques qui n’aboutiront pas avant les années 1930. Pour les uns, il n’est pas question de laisser l’Allemagne ou d’autres pays emporter le marché potentiel d’une Russie, certes soviétique, mais « libéralisée » par la NEP. Pour les autres, les dangers afférents à la mise en place de représentations économiques soviétiques en France ne peuvent être occultés. En fait les négociations bilatérales portent plus prosaïquement sur la question des emprunts russes que ne reconnait pas l’URSS.

Ces questions affleurent au début du reportage de Béraud quand il déclare, faussement ingénu, en avant-propos :

« Bref, je croyais à l’avenir économique de la Russie nouvelle, et je ne croyais pas au péril communiste. »

Mais en réalité, il est totalement contre :

« Mon devoir est de dire que, selon mes faibles vues, le bénéfice des affaires ne compensera pas les importunités de la propagande. »

Le reportage de Béraud est par ailleurs façonné par sa propre expérience du voyage et par son habitus social. Comme c’est souvent le cas avec les reporters étrangers, son récit témoigne d’un hiatus entre ses exigences « bourgeoises » de confort et les objectifs soviétiques qui sont avant tout propagandistes. En d’autres termes, même logé dans un ancien palace tsariste, le Savoy,  Béraud ne peut, comme le fera plus tard Louis-Ferdinand Céline en 1936, que déplorer les tarifs pratiqués pour le service offert : « une espèce d’étuve avec bains sous les combles de l’immeuble ».

Son reportage sera donc de bout en bout une charge contre le régime, s’adressant aux « Français moyens » et surtout aux ouvriers, cible principale de la propagande soviétique. La démonstration de Béraud est en effet fondée sur l’idée que le régime ne profite pas aux « prolétaires », mais aux Nepmen et à un petit groupe de dirigeants et de fonctionnaires, qu’il assimile aux « profiteurs de la NEP ».

« La Chanaan ouvrière dont on fait admirer le mirage aux travailleurs de Saint-Denis ou de Puteaux n’est plus en réalité qu’un régime capitaliste, fondé comme les autres sur l’inégalité parmi les hommes, sur la résignation des faibles, l’appui des forts, et la complaisance des pouvoirs.

Voilà la vérité. »

Béraud décrit ce qu’il voit, mais en extrapolant toujours les faits à partir d’un jugement anticommuniste. Ainsi, la dévotion autour de la chapelle ibérienne près de la Place Rouge montrerait que la religion n’est pas « l’opium du peuple » mais bien « la religion du peuple », même si elle répond à celle qui entoure Lénine avec ces « sosies, citoyens exaltés ou astucieux » et la foule devant son tombeau. Il s’étend donc sur les conditions de vie privilégiées des Nepmen, dans ce « Moscou des nouveaux riches ».

Bijouteries et fourreurs côtoient des mendiants implorant des kopecks au nom de Dieu, en prouvant que les Soviets « n’ont supprimé ni l’argent, ni la misère, ni les exploiteurs, ni les peines, ni la cupidité des uns, ni la résignation des autres ». Les privilégiés de Moscou font ainsi la bombe au rythme du jazz dans des boîtes de nuit et des bars n’ayant rien à envier à ceux de la Place Blanche, tandis que « Petersbourg meurt en musique » dans ses ruines éclairées par « une lumière de lupanars ».

Au bord de la Neva, les vendeuses de cigarettes sont « d’anciennes femmes du monde, veuves de fusillés », qu’il a rencontrées après une soirée passée avec un homme de la Tchéka, tueur de « bourgeois ». Il a d’ailleurs refusé de lui serrer la main.

Il dénonce aussi l’entassement de la population urbaine (24 septembre) ; la condition paysanne (25 septembre) et ouvrière (« l’ouvrier roi se plaint », 26 septembre) ; la disciplinaire sévère de « la Muette rouge » (29 septembre) ; l’absence de pluralisme de la presse (30 septembre) ; le culte de la personnalité (évoquant le rejet de Trotsky et la fin du projet de « Révolution occidentale », 23 et 30 septembre, 1er octobre) ; ou la politique des nationalités :

« Le jour où la République de Tchita fut incorporée à l’URSS, les “internationalistes” de Moscou n’eurent plus à dissimuler qu’ils reprenaient au profit du “peuple russe”, la politique du tsar. »

Comme chez Paul Morand, dans Demain en avril 1925, la Russie des Soviets est pour Béraud un univers profondément triste, sale, miséreux et sans espoir, où la promiscuité, l’absence de propriété contrastent avec ce qui se passe à l’Ouest.

Ce témoignage ne pouvait évidemment que provoquer une intense polémique.

La majorité de la grande presse et la presse de droite et d’extrême droite, de Paris-Soir à L’Action Française accueillent avec joie les propos de Béraud. Son reportage est d’abord bien sûr louangé dans les organes de presse avec lesquels il collabore, comme Comœdia qui publie même la préface du livre.

La presse communiste en revanche, L’Humanité en tête, va très vite mettre en place une contre-offensive médiatique pour lutter contre « ces mensonges ». Plusieurs dizaines d’articles critiquant point à point les informations de Béraud sont ainsi publiés. Le syndicaliste Jules Teulade rejette les prétentions d’impartialité de l’écrivain, protestant du fait qu’il ait largement ignoré les masses ouvrières au profit des Nepmen.

De même, on réunit ainsi tous les témoins potentiels, délégués ouvriers français ou étrangers en tête. On reprend aussi les témoignages favorables d’autres journaux, communistes ou non (l’historien Aulard pour Le Quotidien), tout en fustigeant la servilité « des lèche-bottes de service » qui font son éloge dans la presse anticommuniste :

« Nous avons vu les hommes à tout faire de Paris-Soir, s’allier à Maurras et Daudet pour chanter l’éloge de cette malpropre diatribe contre la République des Soviets. »

Le quotidien communiste n’hésite pas à manier l’injure contre « ce gros Béraud » « faiseur d’épate et mufle » déblatérant des « insanités ». L’ex-ami de Béraud, l’écrivain et député PCF Paul Vaillant-Couturier, prend la tête des hostilités. Vaillant-Couturier inaugure ainsi la tradition du reportage soviétique écrit spécifiquement en réponse à un autre.

Le deuxième séjour en URSS de l’intellectuel communiste au printemps 1925 lui permet donc de répondre à « la saloperie de Béraud, employé du Bloc des Gauches », avec Un mois dans Moscou-la-Rouge, La Vérité sur « l’enfer » bolchevik » série d’articles sortis en reportages séparés à partir du 26 novembre.

Il est vrai toutefois que Béraud l’a bien cherché… Non seulement il dénigre l’URSS, mais il a fait de Raymond Lefebvre, l’écrivain socialiste révolutionnaire mort au large de la mer Barents en 1920 et meilleur ami de Vaillant-Couturier, un déçu du régime assassiné par les Soviets. Plusieurs articles vont tenter de prouver le contraire, en utilisant notamment les lettres du mort.

La violence verbale des communistes répond également à celle de Béraud. Mais celle-ci ne les vise pas seulement. L’écrivain reprend en effet une antienne présente dans des récits de voyage de l’époque, d’Albert Londres à Louise Weiss : le régime bolchévique serait dirigé par les Juifs ! Dans un article au sujet du Komintern (Le Journal, 23 septembre), Béraud fait ainsi parler deux militants juifs, qui lui expliquent que le régime communiste n’existe pas en URSS, et que deux factions juives se sont divisées sur la stratégie à adopter à son égard; la voie nationaliste l’ayant emporté sur celle des internationalistes. Pour lui le régime soviétique est donc un « fascisme juif »…

Béraud est-il déjà l’antisémite de ses futurs écrits collaborationnistes ? Même si le livre est dédicacé à Joseph Kessel, certaines phrases sont lourdes de sens, bien qu’il les place habilement dans la bouche de ses interlocuteurs :

« Si vous aviez eu la force, vous les maîtres, les 300 juifs du Comité central, la force de faire travailler ces veaux slaves !... »

Pour L’Univers israélite, l’organe du Consistoire central reflétant les opinions des notables de la « communauté juive » en France, l’antisémitisme est avéré. Sans défendre le régime soviétique, la revue relatera ainsi la réunion du 3 novembre 1925, autour « de la controverse sur les Juifs et le communisme » liée aux articles de Béraud, en concluant :

« Toutes les légendes répandues  par les antisémites russes et étrangers sur la prétendue “domination juive”, “révolution juive” ou “fascisme juif” en Russie, ne sont que fourberie, mauvaise foi et ignorance. »

Rachel Mazuy est historienne, chargée de conférences à Science Po et chercheure associée à l’Institut d’histoire du temps présent. Elle travaille notamment sur l’histoire du mouvement ouvrier et celle de la Russie soviétique.

Pour en savoir plus :

Rachel Mazuy, Croire plutôt que voir. Voyages en Russie soviétique (1919-1939), Odile Jacob, 2002

Rachel Mazuy, Cousu de fil rouge. Voyage des intellectuels français en Union soviétique, Ed. du CNRS, 2012

Rachel Mazuy & Ludmila Stern, Moscou-Caucase. Été 1934. Lettres du voyage en URSS de Jean-Richard et Marguerite Bloch, Editions du CNRS, 2019