Long Format

L’aventure éditoriale du Mercure de France, géniale revue littéraire

le par - modifié le 11/10/2023
le par - modifié le 11/10/2023

Fondé en 1890 par de jeunes écrivains et hommes de lettres, le Mercure de France devient rapidement une référence dans le monde des revues. La maison d’édition du même nom est fondée en 1894, ouvrant dès lors la voie à un nouveau modèle éditorial.

Le Mercure de France : de la petite à la grande revue

Le premier numéro du Mercure de France, daté de janvier 1890, paraît en décembre 1889. La revue est fondée par un groupe de onze jeunes écrivains parmi lesquels Jules Renard, Albert Samain, Louis Dumur ou Remy de Gourmont, et dirigée par Alfred Vallette. Elle s’inscrit dans la lignée de deux autres revues des années 1880 à la parution éphémère : Le Scapin et La Pléiade. Comme l’explique Louis Dumur, il s’agit de faire revivre l’ancien Mercure de France, mais en l’ouvrant aux plus « hardies innovations littéraires ».

Le principe, comme celui de ses prédécesseurs, est celui d’une revue par souscription, à tirage restreint. Vallette la présente comme un « recueil » de littérature et insiste sur le principe de liberté et de qualité qui la guide :

La revue grandit rapidement, passant de 30 pages à ses débuts à 216 pages en 1896 et de 50 souscripteurs en 1890 à 3 000 lecteurs en 1905. Elle devient bi-mensuelle à partir de 1904 et développe une partie « chroniques », la « Revue de la quinzaine », de plus en plus conséquente, avec des rubriques spécialisées qui traitent de littérature, de théâtre, de musique, d’art, des revues et journaux, des littératures étrangères, des sciences sociales, d’histoire, de philosophie, de sciences ou de psychologie.

Ce modèle éditorial en deux parties, l’une consacrée à la parution de textes, dans un premier temps surtout poétiques, puis de romans, théâtre ou essais, et l’autre à l’actualité, rencontre un certain succès. Les rubriques se régularisent, créant un effet d’attente et de complicité avec le lecteur. C’est le cas par exemple des « Épilogues » de Remy de Gourmont qui ouvrent la « Revue du mois » de 1895 jusqu’aux années 1910, et qui seront ensuite repris en volume aux éditions du Mercure de France.

Le modèle économique de la souscription, typique des jeunes revues, est également rapidement dépassé : en mai 1894, le Mercure devient une société anonyme au capital de 75 000 francs, dont l’objet est « la publication, l’amélioration et l’extension du Mercure de France, ainsi que toutes affaires pouvant se rattacher à une publication périodique et à la librairie ».

Ce mouvement de capitalisation accompagne la fondation d’une maison d’édition qui connaîtra rapidement quelques succès, par exemple en 1896 avec Aphrodite de Pierre Louÿs, tiré à 34 000 exemplaires et qui narre les amours d’un sculpteur de l’Antiquité pour la courtisane Chrysis. Les éditions du Mercure de France publieront dans les débuts du XXe siècle de grands noms : Remy de Gourmont y fait paraître l’ensemble de son œuvre, André Gide y fait ses débuts, de même que Paul Claudel, Guillaume Apollinaire ou Colette.

La revue joue ainsi un rôle important dans la vie littéraire, en se faisant à la fois observatrice des nouvelles tendances littéraires et promotrice d’écrivains. Elle propose également des enquêtes, sur l’Alsace-Lorraine, sur l’influence allemande, sur la question religieuse ou sur Alexandre Dumas.

Avec sa « Revue de la quinzaine » de plus en plus conséquente, le Mercure de France acquiert par ailleurs une dimension encyclopédique qui s’incarne dans des « Tables » des articles, auteurs et matières, régulièrement publiées et présentées comme un instrument de recherche incomparable pour les écrits contemporains.

À la fois observateur et acteur de la vie intellectuelle de son temps, le Mercure de France constitue ainsi un précieux témoignage du bouillonnement des idées de l’époque.

En 1905, Alfred Vallette propose un premier bilan de la trajectoire de la revue, au moment où celle-ci devient bi-mensuelle. Il souligne sa grande liberté et son indépendance, ainsi que l’alliance entre le format de la revue et celui du journal, qui fait sa force. Le succès de la revue doit en effet beaucoup à son directeur. Alfred Vallette, après une formation de typographe, publie deux romans avant de se consacrer à l’animation de revues littéraires. Ses qualités de gestionnaire sont unanimement saluées et la longévité du Mercure en témoigne.

Le rayonnement du Mercure de France

Souvent considérée comme une revue symboliste, le Mercure de France a en effet joué un rôle dans la diffusion du mouvement, sans pour autant s’y limiter. De nombreux poètes comme Stuart Merrill, Pierre Quillard, Henri de Régnier, Saint-Pol-Roux, Albert Samain, Ferdinand Herold, Francis Viélé-Griffin, Gustave Kahn, trouvent leur place dans ses pages, de même que des prosateurs comme Remy de Gourmont, qui y publie des contes symbolistes et le célèbre Livre des masques, portrait de la génération symboliste, Rachilde ou Louis Dumur.

Le Mercure gagne ses lettres de noblesse en faisant paraître des inédits de Mallarmé et de José-Maria de Heredia. La revue s’ouvre par ailleurs aux nouvelles tendances et favorise le débat. Elle saura ainsi ouvrir ses pages à de jeunes écrivains comme Francis Jammes, André Gide ou Paul Léautaud. Le Mercure a cependant manqué son rendez-vous avec Marcel Proust, dont il refuse de publier le Contre Sainte-Beuve et La Recherche. Il s’était pourtant intéressé au jeune écrivain, dont il fait paraître un texte sur John Ruskin en avril 1900 et Sur la lecture en 1900, en préface à sa traduction de Ruskin.

Dès ses débuts, le Mercure de France se montre particulièrement attentif au domaine artistique. Dans le premier numéro, le critique d’art Albert Aurier propose une étude importante sur Van Gogh, suivie l’année suivante d’un article sur Gauguin et le symbolisme en peinture. La revue promeut également de jeunes artistes comme Émile Bernard, Maurice Denis, Félix Vallotton, Charles Filiger, Henri de Groux ou André Rouveyre.

Si le Mercure est bien connu pour son aspect matériel, et notamment sa célèbre couverture jaune, il ne se limite pas à un support papier. La revue constitue en effet le noyau d’un espace de sociabilité et de dialogue qui rayonne à partir de la maison de Vallette et de sa femme Rachilde (pseudonyme de Marguerite Eymery), siège de la revue situé d’abord rue de l’Echaudé-Saint-Germain, puis rue de Condé.

Romancière prolifique, Rachilde s’était fait connaître en 1884 par la publication du sulfureux Monsieur Vénus. Les mardis de Rachilde, soirées organisées par la romancière, attirent ainsi les écrivains qui gravitent autour de la revue : Remy de Gourmont, Henri de Régnier, Alfred Jarry, Marcel Schwob, Jean Lorrain, Pierre Louÿs, Paul Valéry, Victor Segalen, Guillaume Apollinaire… Elle n’hésite pas à accueillir de jeunes écrivains, créant une dynamique entre le salon, la revue et la maison d’édition. Les témoignages sur ces soirées sont nombreux et soulignent leur succès dans les milieux littéraires de l’époque.

Elles perdureront jusqu’à la fin des années 1920.

La sociabilité fonctionne également entre revues « amies » : L’Ermitage dirigé par Henri Mazel, La Revue blanche par les frères Natanson, La Plume par Léon Deschamps dialoguent entre elles, se citent et échangent des collaborateurs. Alfred Vallette insiste sur la nécessité de ce compagnonnage entre revues, au-delà de toute notion de concurrence. La rubrique « Revue des revues », qui consolide ce réseau, est reprise par la plupart de ces parutions périodiques. Elle signale au lecteur l’intérêt de ce qui paraît chez les consœurs en citant abondamment textes, articles ou chroniques.

Le succès du Mercure de France tient aussi à son rayonnement international. La revue s’ouvre dès les années 1890 à l’étranger avec des rubriques consacrées aux littératures étrangères. Selon la revue amie L’Ermitage, l’une des raisons d’être des jeunes revues serait la révélation des grands écrivains étrangers.

D’abord ponctuelles, les rubriques « Lettres étrangères » s’étendent et se systématisent autour de 1896, traitant aussi bien des lettres anglaises que portugaises, belges, espagnoles, sud-américaines, grecques, roumaines, russes, tchèques, etc… Le Mercure de France, très lu à l’étranger, devient une référence en la matière.

La maison d’édition accompagne ce mouvement d’internationalisation avec la collection d’auteurs étrangers dirigée par le traducteur et critique Henry Davray à partir de 1897. Entre 1895 et 1915, les éditions publient 98 œuvres traduites dans le domaine de la fiction, sans compter les essais, notamment les Œuvres complètes de Nietzsche par Henri Albert. Henry Davray étant spécialiste de la littérature anglaise, une grande majorité d’œuvre relève du domaine anglo-saxon. L’auteur le plus traduit est H.G. Wells, avec des traductions de référence qui circulent encore aujourd’hui. On trouve également des textes de Rudyard Kipling, Mark Twain, Oscar Wilde, Pater Walter, Thomas Carlyle ou Thomas Hardy. Le Mercure publie également des traductions de Dostoïevski, Gorki, Henrik Ibsen ou August Strindberg.

La crise de la Première Guerre mondiale et l’infléchissement du Mercure

Lorsque le Mercure de France reprend sa parution en avril 1915 après quelques mois d’interruption, il se montre résolument nationaliste. On est bien loin de l’article provocateur publié par Remy de Gourmont en 1891, « Le Joujou patriotisme », qui lui avait valu son renvoi de la Bibliothèque Nationale. Gourmont est devenu patriote, Henri Albert, grand passeur de la littérature allemande, en devient le critique le plus acéré : la ligne du Mercure est claire.

Vallette insiste sur le caractère provisoire de ce positionnement, mais la guerre constitue véritablement une rupture dans l’histoire de la revue. La disparition de figures comme celle de Remy de Gourmont, mort en 1915, entraîne une réorganisation. Aux côtés de Vallette, Paul Léautaud, Georges Duhamel et Jacques Bernard donnent durant l’entre-deux-guerres l’impulsion à la revue, qui souffre de la concurrence avec la Nouvelle revue française.

Georges Duhamel, qui tient en 1912 la rubrique « Poésie », romancier à succès, prix Goncourt en 1918 avec Civilisation, entre à l’Académie française en 1935, en même temps qu’il succède à Vallette à la tête de la revue. Si la dimension encyclopédique perdure avec un suivi toujours exigeant de l’actualité des idées, le Mercure ne semble plus être porteur de l’avant-garde et des évolutions littéraires les plus récentes.

Définitivement déstabilisé par la Seconde Guerre mondiale, le Mercure de France cesse de paraître en 1940 après une tentative de reprise par le collaborationniste Jacques Bernard. Il connaît une brève renaissance en 1947 sous la direction de Paul Hartmann en 1947. Tout en gardant la mémoire des grands auteurs défendus par le passé, il tente de se moderniser. La « revue du mois », toujours variée et à ambition encyclopédique, est rebaptisée « Mercuriale » avec de nouveaux collaborateurs.

À partir de 1958 et la direction de Samuel de Sacy, puis de Gaëtan Picon, s’opère un retour à une revue plus littéraire, avec une place importante accordée à la poésie. On trouve les signatures de René Char, Francis Ponge, Pierre Reverdy, Yves Bonnefoy, Henri Michaux et Pierre Jean Jouve, puis celles dans les années 1960 de Raymond Queneau, Nathalie Sarraute ou Philippe Jaccottet. La partie critique deviendra nettement plus universitaire avec des personnalités comme Jean Starobinski, Michel Foucault ou Gérard Genette.

La revue cessera de paraître en juillet 1965, tandis que la maison d’édition sera finalement rachetée par Simone Gallimard.