Les années folles sont une période de montée en visibilité de l’homosexualité, tant féminine que masculine, et de meilleure acceptation sociale des rapports entre personnes du même sexe, surtout en France, où ils ne sont plus pénalisés depuis la Révolution française. Dans l’entre-deux-guerres, des couples gays et lesbiens ont pu s’afficher presque ouvertement, du moins à Paris et dans les grandes villes.
C’est aussi dans la période que l’homosexualité littéraire s’affirme, avec, en France, les publications décisives de Marcel Proust ( Sodome et Gomorrhe en 1921-22) et d’André Gide ( Corydon en 1924). La subculture homosexuelle apparue à la fin du XIXe siècle continue à se développer : bars, boîtes, bals, bains, maisons de rendez-vous destinés à une clientèle homosexuelle s’intègrent l’offre du « gai Paris », même si c’est plutôt Berlin qui fait figure de capitale « queer » en Europe.
Mais la période fut aussi complexe, criblée de peurs face à un avenir devenu plus instable. Les enjeux de genre et de sexualité font l’objet d’un investissement angoissé, comme le montre le succès ambigu du roman de Victor Margueritte La Garçonne (1922), dont l’héroïne s’essaie à l’amour libre et aux relations saphiques. Certes moins taboue qu’au siècle précédent, l’homosexualité n’en reste moins considérée, parfois par les intéressé.es-mêmes, comme une anomalie ou une perversion. La police surveille les lieux de rencontre homosexuels et peut engager des poursuites pour « outrage public à la pudeur » ou « vagabondage spécial ». Elle veille aussi au bon ordre du genre en harcelant les personnes travesties.
Pour mieux cerner cette ambivalence, nous avons tenté d’évaluer les diverses formes l’homophobie ordinaire, en sondant un corpus de journaux censés refléter tout ou partie de l’opinion publique. Si les préjugés homophobes se sont souvent exprimés à l’occasion de moments-clés, telles les publications de Proust et de Gide, ou lors du lancement – vite avorté – de la première revue homosexuelle, Inversions, en 1924-25, il s’agit d’en saisir, à travers la presse, ses manifestations plus banales et plus enkystées. À partir d’une recherche sur les termes « homosexuels », « invertis », « pédérastes », « uranistes » et « sodomites », ce petit sondage non exhaustif mais déjà riche d’enseignement, révèle combien les relations homosexuelles restent insérées dans un prisme globalement négatif, qui va de l’anomalie regrettable à la franche monstruosité.
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Un « vice d’époque », une « mode littéraire »
L’homosexualité fait d’abord figure de « vice d’époque », dont le développement aurait été favorisé par les traumatismes de la Grande Guerre, relayés par la publication d’ouvrages « incitateurs » tels Sodome et Gomorrhe et Corydon : « la littérature moderne n’est emplie que de ces messieurs de la pédérastie et de ces dames de Lesbos », se désole ainsi le chroniqueur du Soir, le 6 juin 1929.
La presse débat cependant pour savoir si cette « invasion » de l’homosexualité dans la sphère publique relève d’un simple phénomène littéraire, monté en épingle par quelques littérateurs « dévoyés », ou bien d’un phénomène de société, symptôme de décadence sociale. En 1928, la publication d’un ouvrage de l’homme de lettres François Porché est l’occasion d’établir un bilan sur le sujet : de tonalité conservatrice et homophobe, L’amour qui n’ose pas dire son nom (formule empruntée à Oscar Wilde) suscite en effet un torrent de commentaires le plus souvent négatifs et inquiets. Évoquant la « pieuvre uraniste » (1er mars 1928), le Mercure de France dénonce un véritable péril social :
« Le livre de M. Porché (...) constitue une précieuse monographie de cette, sinon inversion, du moins perversion, incontestable, qu’elle soit innée ou acquise ; elle a toujours existé, hélas ! mais aujourd’hui qu’elle a déchiré le voile de poésie dont l’avaient entourée tant de délicats chanteurs de de l’antiquité de l’Orient ou de la Renaissance, elle apparaît dans toute sa laideur abjecte ; même chez Verlaine, elle est carrément répugnante. (...).
Chez Oscar Wilde, elle est vomitive ; et en vérité, elle n’est pas meilleure chez les Gide, les Proust et autres détraqués contemporains. »
Le chroniqueur Octave Uzanne estime pour sa part, dans La Dépêche 28 février 1926, qu’il s’agit surtout d’une forme d’inflation littéraire :
« Il s’agit de savoir si, vraiment, la préoccupation homosexuelle s’est développée dans les écrits publiés depuis la guerre et à quelle cause il conviendrait d’attribuer le développement de cette préoccupation qui prend une expression si impérieuse dans les dialogues du Corydon d’André Gide. (...)
Ces questions ne révèlent-elles pas, à elles seules, la confusion mentale de ce temps ? (...)
Le péril de contamination est donc moins profond par le livre qu’on ne le pense généralement. Il n’en est pas moins regrettable de voir se propager à la lumière des mœurs sexuelles dont il fut si longtemps recommandable de ne parler qu’à mots couverts, en usant de métaphores archi-voilées. »
Comme beaucoup de commentateurs, Uzanne considère que le vrai scandale est moins dans l’homosexualité elle-même, « qui a toujours existé », que dans la publicité nouvelle qui lui est faite. Son homophobie s’affirme dans sa volonté de ramener le phénomène à un simple effet de mode :
« Ces sortes de mode passent vite du reste. La vague homosexuelle fera encore de l’inflation (...) et s’écrasera sur la grève de l’océan des âges, qui en vit de plus monstrueuses, de plus menaçantes et en résumé d’aussi peu nocives.
La nature triomphe toujours de ses contempteurs ».
Dès lors, ce sont surtout les milieux littéraires et culturels qui sont accusés de donner une visibilité excessive, et de manière trop crue, à un « vice » qu’on ne peut tolérer que discret. Commentant son propre ouvrage, François Porché n’hésite pas à écrire dans Comoedia du 26 novembre 1927 :
« Mais la nouveauté du mal, ou plutôt, la nouveauté de l’attitude agressive que le mal adopte aujourd’hui, ses propagandes, ses campagnes, ses déclarations, ses enrôlements, tout cela, qui, depuis quelques années, se déploie sous nos yeux, infestant les lettres françaises, je prends le parti de le dénoncer. (...)
Nous demandons à l’inverti-né de se montrer réservé dans les manifestations de son instinct (...). Socialement, toute anomalie abuse, quand elle se fait provocante. (...)
D’ailleurs, l’inversion innée, toutes les autorités médicales s’accordent pour l’affirmer, demeure assez rare. Ce qui s’est développé, c’est le vice. Et ce n’est pas seulement parmi les élégants et les oisifs de tous les pays que les mœurs anormales, en ces dernières années, ont foisonné. C’est dans les milieux littéraires, c’est dans les cénacles, et cela singulièrement chez nous. »
Ramené au snobisme des élites parisiennes, le « mal » épargnerait l’immense majorité des Français. « Dans la province française, la déviation est généralement ignorée », considère François Porché (26/11/27), tandis que le chroniqueur du Siècle fait ce commentaire :
« [Les bourgeois] voient représenter sur les planches des excentricités qu’ils n’ont jamais observées autour d’eux.
Dans les salons qu’ils fréquentent, les dames ne sont pas prisonnières d’amours anormales, les jeunes Français ne sont pas des greluchons ou des invertis et il est extrêmement rare qu’un frère tombe amoureux de sa sœur. »
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Les menaces du « troisième sexe »
Déniée dans sa réalité et sa légitimité, l’homosexualité reste aussi perçue comme une insupportable remise en cause de l’ordre « naturel » des sexes. C’est cette altération de l’articulation sexe-genre que désignent les termes péjoratifs d’« inverti » ou de « troisième sexe », encore fréquents dans l’entre-deux-guerres pour désigner les homosexuels.
Mal dissociée de la transidentité ou de la dysphorie de genre, notions anachroniques, revendiquée par une partie des homosexuel.les, l’inversion sexuelle est une cible favorite pour la presse, tout particulièrement à l’occasion du bal de Magic-City, qui, tous les ans, à la Mi-Carême, rassemble travestis, fêtards, mondains, curieux. Si le regard de la presse sur l’événement demeure, dans l’ensemble mi-empathique, mi-ironique, il donne aussi lieu à des commentaires plus agressifs, que l’on qualifierait aujourd’hui de « transphobes », tels cette remarque de la chroniqueuse du journal Marianne, en février 1934 :
« Si certains travestis témoignent d’une verve comique réelle, combien apparaissent tragiques ces marquises à double biceps qui éventent avec affectation des visages où déjà la barbe perce sous la poudre (...)
À l’entrée, le bon public du quartier accable de quolibets les travestis qui arrivent deux par deux. »
Il est vrai qu’à partir de 1934, dans le contexte de la crise économique et des émeutes du 6 février, les joyeuses excentricités la fête des années folles sont moins bien tolérés, comme l’exprime avec acrimonie La France de Bordeaux et du sud-ouest du 23 février 1934 :
« Un seul [bal], qui ne devrait jamais être toléré, a eu lieu dans un grand établissement de la rive gauche, et il a réuni toute la basse tourbe des invertis, qui, comme chaque année, au mépris de toute pudeur, travestis, maquillés, poudrés, se sont exhibés dans cette salle (...).
Tous les goûts sont dans la nature et l’on me demandera peut-être en quoi cette réunion peut me gêner ?
Elle me gêne en ce sens que, chaque année, les curieux sont plus nombreux et plus indulgents, et c’est cette indulgence qui est un peu inquiétante. (...)
Aujourd’hui, on croirait presque que le fait ‘d’en être’ fait admettre dans certains milieux qui ont la prétention de n’être pas les plus bas, ces individus et leurs gitons, dont le seul voisinage eut paru indésirable. »
Les années trente réclament un retour à l’ordre du genre « hétéronormé », comme l’exprime le chroniqueur de L’Ami du peuple :
« On croise maintenant dans les couloirs de l’Opéra, des créatures féminines vêtues décemment et qui recommencent à ressembler à des dames et non plus à des femelles.
Les jeunes romanciers redécouvrent l’observation balzacienne de la vie, et le temps n’est pas loin où un dramaturge pourra soumettre à un directeur une pièce où il n’y aura plus ni assassin, ni inverti, ni crapule élégante, sans crainte d’être regardé comme un individu dangereusement inexpérimenté. »
C’est donc, on le voit, l’immoralisme supposé de la décennie d’après-guerre qui est mise en accusation. Dans cette litanie, l’inverti a souvent été assimilé à la délinquance criminelle.
L’homosexuel, un dévoyé et un criminel
Accusé d’être l’émanation des milieux mondains, artistiques et littéraires, l’homosexuel surgit parfois dans la rubrique des faits divers, socialement plus composite associant alors déviance sexuelle et déviance criminelle. L’entre-deux-guerres a été ponctuée de plusieurs crimes sanglants impliquant des « invertis », et donnant lieu à des lectures homophobes, qui peignent l’inversion comme un vice pousse-au-crime et une circonstance aggravante de celui-ci.
En décembre 1924, par exemple, a lieu le procès d’un tueur en série allemand nommé Fritz Haarmann qui passionne l’opinion française et internationale. Accusé de 27 meurtres de jeunes gens qu’il racolait à la gare de Hanovre avant de les amener chez lui pour les tuer pendant l’acte sexuel, Haarmann fait l’objet de rumeurs invérifiables l’accusant d’avoir mangé ou vendu la chair de ses victimes, ce qui lui vaut les surnoms particulièrement stigmatisants de « boucher » ou de « vampire » de Hanovre, et même de « loup-garou ». Reconnu coupable d’au moins 24 de ces meurtres, il est guillotiné le 15 avril 1925, confortant l’image du pervers diabolique, corrupteur de la jeunesse, que le public associe spontanément à l’homosexuel. « Inverti, sadique, vampire et anthropophage, le monstre ici est complet », résume L’Action du 17 juillet 1927, dans une formule qui semble impliquer la porosité de ces différentes notions.
Si la criminalité impliquant des homosexuels monte rarement aussi haut sur l’échelle de l’horreur, les précisions relatives à l’homosexualité d’un criminel sont toujours mises en relief comme un élément à charge. En novembre 1923, l’assassinat d’un jeune homme par son amant jaloux, suivi du suicide du meurtrier, amène ainsi, sous la plume d’un journaliste, cette blague à relents homophobes :
« Ce fait divers a priori banal comporte a posteriori une morale : savoir que les jeunes gens doivent se méfier des liaisons dangereuses. Puisse le survivant de l’aventure s’en souvenir : un bon inverti en vaut deux. »
En 1934, la tonalité est à la fois plus sévère et plus voyeuriste à l’égard d’un jeune soldat de 22 ans, Alfred Lambot, qui a brutalement châtré un autre jeune homme, rencontré dans un train.
« L’individu fut arrêté dès l’arrêt du train 103 en gare de Montélimar, commente le journaliste. Il paraît être, à n’en pas douter, et malgré son âge, un alcoolique et un inverti, puisque l’enquête a d’ores et déjà révélé qu’après son odieux attentat, il souilla abominablement sa malheureuse victime. »
À propos d’un autre meurtre entre « mauvais garçons », le chroniqueur souligne : « René Théry avait les mêmes mauvaises fréquentations que Ducrocq et était comme lui un inverti » (Le Progrès de la Somme, 25/09/1933). Un chroniqueur de La Liberté feint, lui, de s’étonner que la police puisse perdre son temps à s’occuper tels individus louches, qu’ils soient coupables ou victimes :
« Lorsque l’on découvre, au petit matin, un cadavre lardé de coups de couteau, ou truffé de balles de browning, et lorsqu’il est tout de suite avéré que ce cadavre est celui d’un escarpe, souteneur, inverti, repris de justice, la police se met en branle pour découvrir le meurtrier.
Or, toujours, ledit meurtrier est un type du même monde que le meurtri. Oui, ceci m’a toujours étonné que la police et la justice s’occupent de telles affaires. »
Le titre de cet article pour le moins expéditif ? « Bon débarras » !
Des affaires plus amples sont l’occasion de dépeindre un milieu « dévoyé », où l’homosexualité figure en bonne part. C’est notamment le cas de l’affaire Charles Barataud, en 1928 : elle implique un jeune industriel limougeaud de 33 ans, accusé du meurtre d’un chauffeur, et qui, lors de son arrestation, réussit l’exploit d’assassiner son amant pendant son transfert à la prison, en profitant d’un moment d’inattention de la police. Riche, mais aussi homosexuel, toxicomane, criblé de dettes de jeu, aimant se travestir, le double criminel a tout pour susciter l’attention trouble de la presse :
« Charles Barataud, fils d’une famille honorablement connue et riche, s’adonnait aux stupéfiants ; homosexuel, joueur de poker, fréquentant les maisons de nuit, il avait d’importantes dettes de jeu », remarque par exemple La Lanterne du 8 janvier 1928. Gratifié des circonstances atténuantes, Barataud échappe à la guillotine, mais pas à la déportation en Guyane, ce qui permet, au journaliste du Quotidien de dresser un portrait racoleur et assez atypique du bagnard « efféminé » :
« Les diligents reporters qui ont suivi le dernier bataillon de condamnés jusqu’à leur port d’embarquement nous rapportent que M. Barataud, l’élégant inverti assassin, était seul, entre tous, vêtu d’un complet bois-de-rose et coiffé d’une élégante casquette grise. [...].
Ce n’est qu’à Saint-Martin-de-Ré que Barataud fut invité à échanger son costume bois de rose contre la bure des condamnés. »
En septembre 1933, l’affaire Dufrenne, patron de music-hall homosexuel retrouvé mort, à moitié nu, dans son bureau, assassiné par un amant de passage déguisé en marin, renforce l’ensemble de ces stéréotypes négatifs, et alimente une demande croissante de durcissement de la législation française sur les relations homosexuelles.
Trois ans plus tard, l’affaire Neuville s’inscrit dans la même dynamique, d’autant qu’elle implique un « pédéraste » d’apparence plus ordinaire, et de ce fait-même, plus inquiétant. Le 11 décembre 1937, Maurice Rabouin, contrôleur principal de première classe des contributions directes, a été assassiné de trois coups de revolver par un jeune amant de 17 ans, Roger Neuville, « levé » dans une kermesse des grands boulevards. Si l’accusé est dépeint, sans indulgence, comme « un jeune crétin », l’orientation sexuelle de la victime et les circonstances de sa mort ferment la porte à toute compassion :
« M. Rabouin, contrôleur principal de 1ère classe des contributions directes, était, il est inutile de le dissimuler, un pédéraste.
Cette tendance de sa nature, si l’on ose s’exprimer ainsi, on doit en convenir, au-delà de la cour et des jurés. C’est une victime dont on a honte. (...).
A 6 heures du soir, cet excellent fonctionnaire devenait un pédéraste répugnant. Il ramassait dans une de ces kermesses Palais Berlitz ou Place de Clichy, ce qu’il y avait de plus pouilleux, de plus rempli. Il emmenait dîner le jeune homme choisi. (...) Puis M. Le contrôleur principal remettait à son compagnon 15 francs et lui disait : ‘à la prochaine occasion’. D’ailleurs, il tenait un mémorial de pédérastie amoureuse qu’il appelait plus vulgairement sa comptabilité. C’était un agenda de 1935. (...)
De votre vie d’homme, je suis sûr que vous n’avez jamais rien de pareil. »
Ces réflexes homophobes étaient devenus, à cette date, si banals que les jurés du procès Neuville n’hésitèrent pas à réclamer au ministère de la Justice une loi spéciale pour réprimer le racolage des jeunes garçons par des majeurs. C’est finalement le régime de Vichy qui, par la loi du 6 août 1942 modifiant l’article 334 du Code pénal, revint sur la relative tolérance antérieure en pénalisant les relations homosexuelles avec des mineurs des deux sexes de moins de 21 ans, alors que la barrière d’âge restait à 13 ans (puis 15 en 1945) pour les relations hétérosexuelles. Loin d’être imposée par les Allemands, elle résultait d’une montée de l’intolérance à l’égard de l’homosexualité, que la presse avait contribué à entretenir, et qui n’allait pas sans récupérations politiques.
L’homosexuel, un symbole à usage politique
Figure répulsive, l’homosexuel.le n’échappe pas à la manipulation politique. Dans la presse de gauche, de tendance libertaire, communiste ou socialiste, « l’inverti » incarne souvent le bourgeois dévoyé, symptôme des travers et perversions de la société bourgeoise capitaliste. Ainsi dans ce portrait au vitriol de Pierre Taittinger, fondateur des Jeunesses patriotes, dont cinq membres ont été victimes d’une fusillade mortelle, dans le cadre des élections municipales de 1925 :
« Voyons ce qu’est le premier ? Un jouisseur ignoble se fichant dans son for intérieur des imbéciles qui se font supprimer pour sa plus grande gloire. La veille des obsèques, n’était-il pas en train de faire bombance en compagnie d’autres rédacteurs de La Liberté, dans une boîte de nuit dénommée ‘Adrienne Bar’.
Entre deux bouteilles de champagne, une main sur les fesses d’un inverti et l’autre malaxant les tétons d’une prostituée : il s’essayait probablement à se faire une face de circonstance pour la cérémonie du jour. »
Dix ans plus tard, c’est Marcel Bucard, fondateur du mouvement d’inspiration fasciste le francisme et « inverti notoire » selon le vocabulaire en vigueur, qui fait l’objet d’attaques ciblant prioritairement son orientation sexuelle :
« Il faut montrer le capitalisme arrivé à son stade de décomposition, bourrelé d’abcès purulents, qui s’appellent : crise, misère, famine, ruine, corruption sociale, fraude, viols, décadence culturelle et monstrueuse tumeur, l’ignoble corruption des mœurs dont le franciste pédéraste Bucard, co-listier de Tardieu, est l’immonde représentant. »
Ces attaques « au prisme de l’homosexualité » – fantasmée dans le cas de Taittinger, avérée dans le cas de Bucard – deviendront encore plus systématiques sous l’Occupation, en associant durablement collaboration et pédérastie.
Mais c’est surtout au sein de la droite et de l’extrême droite nationalistes que s’affirme l’homophobie politisée, comme l’a montré en détail la thèse de l’historien Michaël Studnicki. « L’inverti » ou le « pédéraste » incarnent pour ces courants un efféminent synonyme d’impuissance politique, et une sexualité « contre-nature », qui met en péril la famille et la démographie françaises.
Dans les journaux d’extrême droite tels Gringoire, Candide, ou Je suis Partout, les caricatures homophobes subissent une nette inflation à partir des années trente, en prenant pour cibles plusieurs personnalités de gauche, telles Camille Chautemps ou Edouard Herriot, sur la base de vagues rumeurs, le plus souvent fausses. L’Action française, par la plume de Léon Daudet et de Charles Maurras, se révèle, dans ce registre, d’une férocité presque obsessionnelle, tout particulièrement à l’encontre de Léon Blum, « l’homme le plus insulté de France », à la fois pour sa judéité, son appartenance à la SFIO, sa mise en œuvre du programme du Front Populaire en 1936, et son inversion supposée, soupçon colporté depuis les années 1910 par des camarades de l’ENS. L’adjectif « inverti » est, dans les colonnes du journal, presque systématiquement accolé à son nom, sous des formes diverses : « l’inverti Blum » (10/10/1936), le « Juif inverti » ou le « chameau inverti » (10/11/1936), avec, parfois, l’adjonction du qualificatif « fraudeur » – « inverti et fraudeur né », par exemple, le 11 octobre 1936. « Nous avons affaire à un inverti parfait », résume Léon Daudet le 2 juillet 1936.
« Il a, dès ses années d’école, inverti son sexe, à l’instar du musical ami de Louis II de Bavière : ne lui laissons pas invertir les principes constitutifs de la vie des États. ».
Conclusion
L’inversion n’est plus seulement, ici, une tare individuelle, mais un péril pour la nation et pour l’État.
L’homophobie de la société française, en voie de légère atténuation dans les années vingt, en nette recrudescence dans les années trente, et qui ne (re)commencera à reculer qu’à la fin des années soixante, va certes de pair avec quelques progrès : la lente diffusion de la psychanalyse ou de la sexologie acculture lentement le public à l’idée de la normalité des tendances homosexuelles, tandis que les milieux éclairés, artistiques et culturels, se veulent, dans ce domaine, ouverts d’esprit.
S’il fallait toutefois résumer la sensibilité sociale dominante de l’entre-deux-guerres, il suffirait de remarquer que les termes « inverti » ou « pédéraste » demeurent des insultes fréquentes, comme le montre cet exemple qui dénonce précisément la banalité de l’invective, associé à une cohorte d’autres termes injurieux :
« Entre nous, est-ce que vous croyez qu’il n’est pas possible d’exposer ses idées sans insulter les gens, sans avoir recours à ce vocabulaire péjoratif et ordurier en usage dans une certaine presse ?
Ce sont de drôles de mœurs que celles qui consistent à appeler ‘traître’, ‘espion’, ‘inverti’, ‘dégénéré’, etc., les gens qui ne pensent pas comme vous ».
Pour en savoir plus
FONE Byrne, Homophobia. A History, New York, Metropolitan Books, 2000
QUINQUETON Denis, « La loi du 6 août 1942. Après son café au lait et sa tartine, Pétain réprima l’homosexualité », Fondation Jean Jaurès Éditions, juin 2022.
STUDNICKI Mickaël, Droites nationales, genre et homosexualités en France, des années 1970 aux années 2010, thèse Sorbonne-Université, 2020
TAMAGNE Florence, Histoire de l’homosexualité en Europe. Berlin, Londres, Paris, 1919-1939, Paris, Seuil, 2000
TAMAGNE Florence, Le crime du Palace, Paris, Payot, 2017
Ecrit par
Emmanuelle Retaillaud est historienne, spécialiste de l'histoire de l'homosexualité et des « marges ». Elle enseigne à Sciences Po Lyon. Elle a notamment publié : Les Paradis perdus, drogues et usages de drogues dans la France de l'entre-deux-guerres (Presses universitaires de Rennes, 2009), Mireille Havet, l'enfant terrible (Grasset, 2008) et La Parisienne, histoire d'un mythe, du siècle des Lumières à nos jours (Le Seuil, 2020).