Interview

Quelle liberté pour les femmes à la fin du Moyen Âge ?

le 28/09/2020 par Mazarine Vertanessian
le 22/04/2020 par Mazarine Vertanessian - modifié le 28/09/2020
« Le cuisinier et sa femme », estampe d’ Albrecht Dürer, 1497 - source : Gallica-BnF
« Le cuisinier et sa femme », estampe d’ Albrecht Dürer, 1497 - source : Gallica-BnF

Dans sa thèse Des femmes dans la ville : Amiens (1380-1520), Julie Pilorget étudie la place des femmes en milieu urbain au Moyen Âge tardif. L’historienne démontre comment une somme de facteurs a permis à ces citadines – et parfois, travailleuses – d’obtenir certaines libertés.

Dans les derniers siècles du Moyen Âge, les sociétés urbaines du nord de l’Europe ont offert aux femmes de multiples possibilités d’exercer divers rôles sociaux, économiques et religieux de certaine importance. Depuis le début des années 1980, de nombreuses études ont été réalisées sur le sujet, pour l’essentiel à partir d’exemples anglais, bourguignons ou allemands.

Julie Pilorget a quant à elle choisi de centrer sa thèse sur une ville du nord de la France, Amiens, en Picardie, se situant aux confins de ces diverses influences.

Propos rapportés par Mazarine Vertanessian

RetroNews : Pourquoi vous être focalisée sur la région picarde et particulièrement sa capitale, Amiens ? 

Julie Pilorget : Mon analyse d’Amiens s’inscrit dans une étude comparatiste du noyau urbain de l’Europe du nord, qui va de l’Île-de-France au Nord, en passant par l’Allemagne, les Pays-Bas et le sud de l’Angleterre. Ces territoires sont encadrés par un droit oral, alors qu’il est écrit au sud de l’Europe. L’oralité figeant beaucoup moins les règles, les femmes peuvent en jouer et en tirer parti.

Durant le haut Moyen Age, en Picardie, particulièrement dans la ville d’Amiens, apparaît une production drapière qui fait peu de distinction entre les travailleurs, ce qui permet aux femmes d’y trouver une place. La coutume picarde établit aussi une communauté de biens entre les époux, ce qui légitime la participation de la femme à l’accroissement des biens du ménage. Ce sont ces particularités des coutumes du nord de l’Europe, plaçant la femme comme acteur économique, qui ont fait que je me suis particulièrement penchée sur cet espace.

Votre thèse étudie une tranche spécifique de la population : les femmes issues des milieux populaires et de la bourgeoisie. Pourquoi ?

On sait peu de choses sur leur place car ce sont essentiellement les reines qui ont été étudiées. L’Histoire des femmes, dans un premier temps, a commencé par une histoire de leur malheur. On revenait essentiellement sur les silences de l’Histoire et les oppressions subies. Après, nous nous sommes intéressés à leur pouvoir et aux grandes figures. 

Cependant, nous avons laissé peu de place aux femmes des milieux populaires au sens large, comprenant la petite bourgeoise, les milieux artisans et le menu peuple. Or, certains chercheurs ont observé qu’à partir des XIIe-XIIIe siècle, un âge d’or se dessine pour les citadines, qui deviennent de plus en plus actives au sein de la ville. Bien sûr, on ne parle pas pour autant d’égalité ; on reste dans le cadre d’une société patriarcale où l’homme est le chef du foyer, disposant d’un droit de correction sur son épouse.

Jules Michelet discourant sur le statut des femmes au Moyen Âge, Le Journal des débats, mai 1838

Les femmes ont-elles alors accès à l’espace public ?

Oui, d’ailleurs cela étonne beaucoup les voyageurs méridionaux. Les femmes peuvent se promener en ville non voilées, mais avec les cheveux attachés. Elles sont très présentes sur les marchés en tant que vendeuses ou acheteuses. Dans les textes que j’ai étudiés, il y a peu d’interdits, bien qu’elles n’aient pas une participation active à la vie politique de la cité – à l’exception des veuves qui deviennent chef du foyer à la mort de leur mari.

Mais en terme de déambulation dans la ville, elles ne subissent pas plus de contraintes que les hommes. Par exemple, s’il y a un couvre-feu qui s’établit, il concerne tous les habitants d’Amiens sans exception.

Et peuvent-elles exercer un métier ?

Les professions s’organisent alors en mestier (ancêtre de la corporation) et ce sont souvent des hommes à leur tête, mais les femmes peuvent travailler, plusieurs professions leur sont ouvertes. C’est généralement inscrit dans les statuts des métiers qui peuvent s’adresser aux maistres et maistresses.

Je me suis beaucoup intéressée au genre de l’écriture urbaine et à la « dyadique » picarde qui redouble le genre masculin et féminin. Par exemple en mentionnant les « ouvriers et ouvrières », « habitants et habitantes »… C’est une sorte d’écriture inclusive avant l’heure. Cet usage de la dyade se retrouve dans environ un tiers des statuts de métiers à Amiens, signifiant donc qu’ils sont accessibles aux femmes.

« Le travail des femmes… au Moyen Âge », L’Écho d’Alger, mars 1934

Dans quels domaines professionnels sont-elles particulièrement présentes ?

Il y a notamment la saiterie, une industrie de gros draps qui apparaît à Amiens au XVe siècle. 40 % des maîtres fondateurs sont des femmes. Au cours des années 1480, plusieurs hommes se mettent en apprentissage sous leur direction pour apprendre le métier. Les femmes sont très présentes dans le milieu du textile, de la couture, de la revente de draps et de la blanchisserie.

Pendant la guerre de Cent Ans, il y a aussi des porteresses de lettres qui effectuent des voyages Arras-Paris ou Amiens-Paris pour transmettre le courrier – car elles se font moins remarquer que les hommes.

Enfin, les femmes sont très présentes dans l’alimentation : poissonnerie, boulangerie et, en partie, boucherie…

Il y a parfois des discriminations, par exemple pour la revente de fruits et légumes. Elles doivent payer une caution plus importante que leurs homologues masculins. Sur les chantiers, elles sont également payées un tiers de moins que les hommes.

Il y a des sages-femmes. Vous évoquez notamment le cas de Jeanne Laborde…

En 1425, un homme demande à être exempté du guet la nuit car son épouse, Jeanne Laborde, est accoucheuse. Quand elle part aider les femmes, il faut quelqu’un pour garder les enfants. Le mari obtient donc d’être exempté tandis que Jeanne part travailler. C’est un peu l’ancêtre du congé paternité…

Les femmes ont-elles une indépendance financière ?

Cela peut exister. À Amiens, la coutume prévoit le statut de « marchande publique » qui autorise une femme à monter une entreprise indépendamment de son époux. C’est exceptionnel car, même si l’épouse et le mari sont tous deux gestionnaires de leurs biens, la femme ne peut contracter sans l’accord de ce dernier. Si son nom apparaît sur un contrat elle ne fait que ratifier, c’est forcément l’homme qui en est à l’initiative. Ce sont les veuves et les marchandes publiques essentiellement qui peuvent contracter des dettes et des crédits toutes seules.

Extrait d’un article au sujet de « l’éducation des femmes au Moyen Âge » tiré de la Revue illustrée des deux-mondes paru dans Le Gaulois, août 1875

Peuvent-elles exercer des rôles « officiels » au sein de la cité ?

Il y a les « mesureresses » de sel, en charge de la mesure du sel qui est une denrée très importante au Moyen Âge puisqu’il sert à conserver la viande et le poisson. Nous ne savons pas pourquoi mais la charge se transmet de femme à femme.

Dans les textes, j’ai trouvé trace de femmes qui officient comme brodeuses pour « le bien et le profit de la ville », ce qui s’apparente à un office. Les sages-femmes et les porteresses de lettres sont aussi rémunérées par la ville. On peut penser que leur statut n’est pas si loin de la fonction publique.

Vous dites également qu’elles exercent un rôle religieux ?

Les femmes n’ont pas accès aux strates supérieures de la hiérarchie ecclésiastique, elles sont souvent cantonnées aux monastères. Après le concile de Latran, en 1212, elles vont être très présentes pour le soin des malades en ville, notamment lors des épidémies de peste.

Un autre phénomène propre au nord de la France est l’apparition de béguinages. Les béguines sont des femmes qui ne prononcent pas de vœux. Ce sont des semi-religieuses qui travaillent, par exemple dans le textile, et vivent en communauté.

Enfin, comme phénomène presqu’exclusivement féminin, il y a les recluses qui demandent à être emmurées définitivement  dans des lieux de passage, près des églises ou au pied d’un pont. Les passants les nourrissent et, en échange, elles prient pour la communauté. Dans les faits, elles n’étaient pas vraiment enfermées puisque j’ai eu connaissance d’une recluse ayant changé trois fois d’emplacement.

Comment le statut des femmes a-t-il évolué à la Renaissance ?

Le terme « Renaissance » est impropre à l’Histoire des femmes puisqu’il n’y a pas d’amélioration de leur condition à partir des XVe et XVIe siècles. Avec la mise par écrit du droit, on constate au contraire une diminution de leurs libertés. D’autant qu’apparaissent de nouvelles lois basées sur le droit romain, qui est assez restrictif envers les femmes.

La langue française se généralise au détriment du picard, qui utilisait beaucoup la diade. Désormais, le genre masculin l’emporte; ce qui participe à l’invisibilisation des femmes.

Au cours du XVe siècle, on cesse d’utiliser certains mots, notamment pour cesser de reconnaitre des droits aux femmes. On ne parle plus d’ « autrice », seulement d’ « auteur », ce qui est une manière de dire « vous n’avez pas à écrire ».

Enfin, la contre-réforme catholique rappelle que la place des mères et épouses est au foyer. Cela étant dit, les femmes restent actives après la fin du Moyen Âge – elles n’attendent pas le XXe siècle et la Première Guerre Mondiale pour retourner travailler. Pendant l’époque moderne, elles perdront leur statut, disparaissant des écrits mais continueront d’œuvrer dans l’ombre.

Julie Pilorget est historienne, docteur en histoire médiévale. Elle travaille  sur la place et les représentations des femmes au Moyen Âge.