Interview

« Il faut décoloniser notre imaginaire »

le 27/11/2023 par Marina Bellot
le 26/12/2017 par Marina Bellot - modifié le 27/11/2023
Illustration : Au pavillon Belge, à l'Exposition Coloniale - Le Petit Journal Illustré, 1931 - Source : Retronews-BnF

L'historien Pascal Blanchard revient sur la fabrication de l'idée coloniale sous la IIIe République. Ou comment les républicains de gauche et de droite, mais aussi des anti-républicains, ont "vendu" les colonies aux Français.

Comment les conquêtes coloniales sont-elles peu à peu devenues le ciment de la société française ?
 
Jusqu’en 1870, la France est un pays qui se construit surtout dans son hexagone, elle est en train de fédérer l’idée de nation, de citoyenneté et les frontières de son rayonnement. La question coloniale est certes présente, mais pas omniprésente, malgré la conquête de l’Algérie en 1830, et celle de plusieurs autres territoires, associés notamment sous le Second Empire aux vieilles colonies. Depuis la Révolution de 1789, la France essaie de bâtir ce qu’on pourrait appeler l’identité française. Et puis arrivent la défaite de Sedan (1870) et la nécessité de trouver une nouvelle forme de nationalisme et de grandeur de la France pour les tenants de la IIIe République naissante.
 
Au même moment, presque par un concours de circonstances, c’est l’apogée des empires coloniaux européens, c’est le moment où il y a une forme de concurrence entre la France, l’Allemagne, la Belgique, l’Angleterre, l’Italie… aux côtés d’autres nations comme le Japon et les États-Unis. La France accélère les principes de colonisation posés à partir de 1830 avec l’Algérie : se bâtir un empire comme réponse à la frustration nationale et à la perte de l’Alsace-Lorraine.
 

Se fabrique alors une forme d’idéal national, de grandeur patriotique qui peut se construire ailleurs, dans les espaces coloniaux. La IIIe République, non sans de vrais débats, va engager une politique coloniale. Mais ce n’est pas parce que vous décrétez que l’idée impériale est une idée nationale et républicaine que cela se fait du jour au lendemain. La Première Guerre mondiale est un déclencheur absolu : c’est la preuve que l’Empire (grâce à ses richesses, mais surtout grâce aux combattants qui peuvent être mobilisés) permet de prendre sa revanche face à l’Allemagne, qu’il peut apporter une puissance économique à la Nation. Cela donne naissance à une nouvelle forme de nationalisme. La victoire de la Grande Guerre donne raison à ceux qui prônaient l’expansion coloniale.
 
À partir de 1920, les Français ont eu la preuve, par l’exemple, par la victoire dans le conflit, que l’Empire était une source de puissance et de gloriole nationale. L’Empire devient le territoire commun des républicains de gauche et de droite, mais aussi des anti-républicains (comme pour L’Action française), sauf les communistes qui vont s’engager dans l’anticolonialisme (notamment pendant la guerre du Rif, au Maroc). Les Français se mettent à penser les colonies comme un tout positif. Il n’y a presque plus débat sur la question, ni à droite ni à gauche.
 
Les Français, eux, adhèrent-ils totalement à l’idée coloniale ?
 

Il n’y a plus d’appréhensions idéologiques de l’Empire au cours de l’entre-deux-guerres, mais les Français ne sont pas encore convaincus de l’intérêt de s’investir et de s’engager dans ces espaces coloniaux « pleins d’avenir », selon les propagandistes du lobby colonial. À l’époque, si vous aviez demandé à un paysan de la Beauce, à un vigneron du Languedoc-Roussillon ou à un éleveur de vaches dans le Cantal ce qu’ils pensaient de l’Empire, ils vous auraient parlé de la concurrence impériale : les blés algériens, le vin du Maroc, les vaches de Madagascar, les arachides du Sénégal, le sucre des Antilles, leur faisaient une concurrence directe. Ceux qui vivaient de l’agriculture ou de l’élevage ne regardaient pas d’un bon œil ces taches roses sur les cartes scolaires.
 
Pour convaincre les indécis, les paysans, pour mobiliser la jeunesse des écoles ou les investisseurs, il y a donc un besoin de propagande : les grandes expositions coloniales — comme celles de Marseille en 1922, de Strasbourg en 1924 ou de Paris en 1931 — sont faites pour convaincre les Français que l’Empire est un bienfait pour la Nation. Comme les Semaines coloniales, comme les publications et films soutenus financièrement par l’Agence économique des colonies. Il n’y a pas un romancier, un publiciste, un conférencier, un cinéaste intéressé par les colonies qui n’ait été financé par l’Agence.

 

Tous les partis politiques, de la SFIO à la droite ligueuse et nationaliste, qui est en train de se structurer, commencent à organiser un discours selon lequel l’idée impériale est une idée nationale. S’étendre dans le monde devient à la fois une valeur dans la continuité de la Révolution française et une valeur nationaliste source de puissance pour la Nation. Pour la gauche, la construction de l’Empire est fondée sur l’idée de mission civilisatrice : nous « partons » pour amener la « lumière » aux peuples dans les ténèbres. À droite, il faut expliquer en quoi l’extension des frontières de la Nation renforce la Nation… C’est aussi la potentialité pour la France d’être une grande puissance. Pour les milieux financiers, c’est une source de richesse, surtout que l’on demande aux colonies d’exporter de plus en plus et d’être autosuffisantes financièrement. Ce que beaucoup voient, ce n’est pas la mission civilisatrice, c’est surtout l’agrandissement des frontières de la France. Imaginez un nationaliste à qui l’on dit  « vous passez de 550.000 km2 à 11 millions de km2 ». Plus de vingt fois plus.
 

 

En réalité, c’est une idée complexe pour le nationaliste que d’être convaincu que le nationalisme se trouve au-delà des frontières. C’est antinomique avec l’idée d’une société française fondée sur « la terre qui ne ment pas ». C’est considérer que le Congo, les Antilles, l’Indochine… peuvent être français. Que c’est un bout de France. Ce n’est absolument pas dans la culture politique de Charles Maurras ou Jacques Bainville par exemple, figures anciennes de L’Action française, mais c’est plus dans la culture des nouveaux nationalistes que sont Pierre Taittinger (qui a présidé la commission des colonies au Parlement), Jacques Doriot (du PPF) ou le colonel de La Rocque (PSF, ex-Croix-de-Feu).
 
En tout cas, le pitch fonctionne : la France est plus grande ! C’est la « Plus Grande France », que n’ont de cesse de revendiquer les professeurs aux élèves. N’oublions pas que le pays regarde toujours l’Allemagne comme l’ennemi héréditaire, alors en pleine croissance démographique, et qui va bientôt se donner au parti Nazi. Et dans le même temps, il faut résister à l’Empire britannique, à l’URSS et à l’Empire américain naissant, en développant et en organisant ces immenses terres qui sont sur quatre continents et que, depuis le continent européen, la France guide vers un destin commun.

Entre 1920 et 1930, on arrive à un syncrétisme d’intérêts communs : chacun met ce qu’il veut dans cette grande « bouillabaisse » française mais chacun se découvre impérial, car la France s’est persuadée qu’elle ne pouvait vivre sans son Empire. Avec la crise économique de 1929, le sentiment général est que seul un empire autarcique peut sauver la France de cette crise mondiale. C’est ce message que veut porter l’Exposition coloniale internationale de Vincennes en 1931.
 
Comment la presse nationaliste habitue-t-elle son lectorat à penser l’Empire ?  
 
Les Français sont incultes sur la question coloniale à l’époque. Très peu s’intéressent aux questions de développement, aux infrastructures, à l’économie coloniale, aux cultures « indigènes » ou aux statistiques « incroyables ». Que connaît un Français sur l’Empire en 1920 ? Peu de chose. C’est une époque où l’on ne voyage pas aux colonies ou très peu, seule une élite a cette chance. Les gens ne sont pas connaisseurs du fait colonial, à part quelques explorateurs, quelques fonctionnaires ou militaires… et bien sûr les colons qui vivent dans les colonies. En France, on a une vision très exotisante de l’Empire, à l’opposé des Anglais qui ont déjà une vieille culture impériale. On est sous le charme, mais on ne connaît pas.
 
Il faut donc développer les colonies, proposer aux entrepreneurs français d’y investir, élaborer des stratégies diplomatiques…  et pour cela il faut « vendre » les colonies aux Français. Il y a certes l’Agence économique des colonies qui a pour mission de promouvoir les colonies par une propagande active. Mais, dans les partis politiques, dans la presse, il y a peu de spécialistes. La propagande dans la presse, très politique à l’époque, va se faire en balbutiant : ces gens ne sont pas des spécialistes de la question coloniale, ils vont trouver un espace dans leurs médias pour défendre « leur vision impériale », ils vont tâtonner, écrire quelques articles… Et, petit à petit, ils vont en faire un vecteur majeur de la pensée nationale. Ils vont construire une pensée en même temps qu’ils l’élaborent. Notamment à la droite de la droite de l’échiquier politique, où désormais être nationaliste, c’est être colonialiste. À cet égard, l’effet rebond de l’Exposition coloniale internationale de 1931 a été majeur et aura influencé toute la génération nationaliste des années 30. Mais, déjà, la guerre du Rif (1924-1925) et la lutte contre le Bolchévisme au cours de ce conflit ont été un premier moment de prise de conscience.
 
Après l’Exposition coloniale internationale de 1931 — l’événement qui a fédéré le plus de Français dans toute l’histoire du XXe siècle : 8,5 millions de visiteurs et 33 millions de tickets vendus —, tous vont commencer à faire de leur lectorat des habitués de la question coloniale. Quand on travaille sur ces médias, on voit monter en puissance la volonté de structurer un discours qui légitime l’Empire. Cette mécanique passe par la presse, seul territoire où l’on peut parler à la fois technicité et récit national. Cela s’organise en plusieurs temps : une période de découverte (1925-1931) ; une période de prise de conscience (1932-1936) ; une période de forte propagande et d’engagement (1937-1944).
 
Les lecteurs et les militants se mettent à se passionner pour l’Empire. Des congrès ont lieu dans les colonies (notamment en Algérie, qui pour beaucoup de partis d’extrême droite est bien souvent l’une des trois premières fédérations régionales en termes de militants). Il faut surenchérir, montrer qu’on a une vision pertinente pour mettre en valeur nos colonies. Les populistes d’extrême droite, associé aux colons et aux milieux d’affaires coloniaux, empêchent de faire passer toute loi qui donnerait le droit de vote aux colonies (comme le projet Blum-Viollette en 1936-1937). L’Empire, pour eux, c’est aussi l’aboutissement de la domination blanche, l’affirmation de la suprématie blanche, le moyen d’éviter le déclin de l’Occident et un espace de victoire pour l’Armée française. C’est enfin un moyen de contrôler le « flot montant des peuples de couleurs » et de faire de la France une puissance-monde.
 
Au début des années 30, à côté de la droite classique (notamment de la Fédération républicaine), a émergé une droite nationaliste et ligueuse, symbolisée par les Croix-de-Feu (futur PSF parti social français), la Solidarité française, les Jeunesses patriotes (fascinées par Mussolini), le parti Franciste (qui admire le parti Nazi), puis arrive en 1936 le Parti populaire français (PPF) de Jacques Doriot qui vient du PCF… Le slogan du PPF c’est « Le parti de l’Empire » ! C’est un retournement majeur. Tous ces mouvements ont des journaux ou sont proches de journaux.

À partir de 1933/1934, la droite va commencer à structurer dans ses journaux des éditoriaux, des lettres internes, des rubriques dédiées… On glorifie les héros coloniaux. Lyautey, Gouraud, Brazza deviennent des figures du nationalisme français. Et ainsi commence à se distiller l’idée que l’espace colonial est essentiel à la pensée nationale. Le lecteur commence à y croire.

Au même moment, les colonies luttent contre le communisme et contre le Komintern (en Indochine notamment) ou contre le nationalisme des colonisés. Il y a alors une adéquation entre la lutte contre le communisme naissant et la construction, grâce à l’Empire, d’une idée nationale forte et puissante. Prenez l’exemple de René Maran, prix Goncourt en 1921 (premier Français noir à recevoir ce prix pour son roman Batouala, qui critique les excès du colonialisme), qui finit par écrire dans la rubrique coloniale du journal fasciste Je suis partout. Sans aucun doute l’un des plus marqués à l’extrême droite à l’époque, en tout cas non-conformiste et profondément antisémite. C’est un monde où il faut choisir son camp : fasciste ou communiste. Et c’est dans ce monde que va se construire, article après article, rubrique après rubrique, une pensée coloniale.
 
La propagande s’est institutionnalisée dans le même temps. Etre impérial et colonial dans les années 30, c’est être un bon Français. C’est une culture commune à la droite et à la gauche. C’est ainsi que la pensée commune rejoindra la pensée des extrêmes. Le maréchal Pétain au pouvoir en 1940, ne renie pas cette idée. En 1940, la France sait ce que l’Empire lui a apporté. Le processus a fonctionné. Vichy a été le régime le plus pro-impérial qui soit. La propagande battra son plein pendant quatre ans alors que Vichy perd peu à peu le contrôle de l’Empire.

 
En février 2017, Emmanuel Macron a suscité la polémique en qualifiant la colonisation de « crime contre l’humanité », avant de revenir de manière peu lisible sur ses propos. La France ne semble toujours pas réconciliée avec son histoire coloniale…
 
En France, on est encore dans un débat émotif, rien n’a changé. Si vous voulez énerver une famille française pendant le repas du dimanche, parlez de la question coloniale, de l’Algérie, de la repentance… Cela reste un sujet au cœur de notre histoire, de notre héritage. Un sujet d’une violence extrême. Au milieu des années 30, la plupart des Français étaient en phase avec la mission civilisatrice de la France, ils y croyaient. Des gens de gauche ont trouvé très bien d’avoir un Empire. Ils ont cru que cette « mission civilisatrice », malgré le travail forcé, le code de l’indigénat, les répressions des révoltes, les statuts inégalitaires, était juste. Pourtant, pas besoin de coloniser un pays pour y construire des hôpitaux et des écoles, et même des routes !  Pas besoin de domination pour le développement.
 
Cette mémoire est compliquée. Cette histoire est toujours dans les brûlures des mémoires. Certains trouvent encore que cette période est bénie pour la France, que c’est un temps de grandeur, un temps où les Africains, les Maghrébins, les Indochinois, les Antillais, les Kanaks, les Indiens, les Polynésiens étaient dans les champs ou obligés au travail forcé (et les femmes encore à la cuisine et où elles n’avaient pas le droit de vote !). Ce n’est pas une période bénie, ce n’est pas une société juste, lorsqu’elle est fondée sur des discriminations de statuts et de pratiques. Dans le pays autoproclamé des Droits de l’homme, c’est compliqué à analyser et à accepter d’avoir colonisé. Il faut pourtant sortir de l’amnésie, écrire une histoire commune. C’est un long processus. On a réussi avec l’Allemagne, mais on ne l’a pas encore enclenché sur cette histoire coloniale. Il faut décoloniser notre imaginaire. Pour cela, le travail des historiens est essentiel, mais il faut aussi que la mémoire puisse entrer au musée. Et justement, il n’y a pas de musée de l’histoire des colonisations. Etonnant, non, dans le pays des musées ?

Propos recueillis par Marina Bellot

Pascal Blanchard est historien, chercheur au Laboratoire Communication et Politique (CNRS, Irisso, Université Paris-Dauphine), co-directeur du Groupe de recherche Achac (Colonisation-Immigration-Postcolonialisme), il est spécialiste du « fait colonial » et des enjeux identitaires. Il a publié une quarantaine d’ouvrages, et notamment récemment Vers la guerre des identités ? (La Découverte, 2016)