Extrait du journal

L’excès du mal amène parfois les réac tions; on verra cela pour nos immenses armées et pour notre service obligatoire. Autrefois les barbares étaient tous soldats et vivaient comme les bêtes féroces qui, dans leurs antres, naissent toutes pour le combat. Le christianisme adoucit les mœurs, cons titua le monde paisible des laboureurs, et réduisit les guerriers à un petit nombre de soldats ordinairement volontaires. L’Angleterre, bien que protestante, a con servé les vieilles traditions catholiques, et ses soldats, malgré les grandes guerres aux quelles elle a pris part, sont tous volontaires. Les Etats-Unis, dont la puissance est re doutée en cas de conflagration générale, n’ont ni conscription, ni service obligatoire. C’était ainsi dans l’ancienne France. Chez les Turcs, on n’impose le service mi litaire qu’aux coreligionnaires, mais là il est obligatoire, à peu près comme chez nous. La Prusse, vraiment protestante, et la Révolution française libre-penseuse, ont cru faire merveille en méprisant la liberté indivi duelle au nom d’un prétendu amour de la patrie, et en faisant de tous les citoyens, quels que soient leurs goûts et leurs apti tudes, des combattants. * * « Ils détruisent ainsi, autant qu’il est en eux, la grandeur même de la patrie, qui ne se ma nifeste pas seulement par le soldat faisant l’exercice et mourant en masse, plus aux hôpitaux qu'aux champs de bataille, mais surtout par les littérateurs, les savants, les artistes, les inventeurs, les ouvriers ha biles, etc. . * Ils détruisent aussi la richesse, car les bras jeunes et vigoureux qui travaillent en Angleterre et aux Etats-Unis, par exemple, pour l’industrie et la famille, usent stérile ment leurs forces à des travaux improductifs dans les casernes. Et ces millions d’bommes, ces troupeaux de chevaux, ces bâtiments, ce matériel, ces approvisionnements de mil liards de souliers et de vêtements (1), récla ment un budget gigantesque qui augmente la dette, en même temps que la France, dé pouillée de ses bras, produit moins. * * 4 Ils détruisent autant qu’il est en eux, le bonheur, car la recrue, qui n’est pas le soldat volontaire, arrachée toute jeune aux siens, livrée nue à un conseil de fonctionnaires qui la déclare bonne à prendre, ressemble beau coup à la victime de la traite des esclaves ; mais ici la traite est faite avec un filet aux mailles serrées. Rien n’est douloureux, racontait M. Guérin, comme le spectacle de l’enlèvement des pay sans d’Egypte pour la conscription; ils sont suivis par leur famille en pleurs jusqu’au camp ; là, on parque les pères et les fils, et l’on chasse les fèmmes et les enfants à coups de trique. C’est fini, on ne se verra plus. * * 4 . En France et en Prusse, la séparation est moins longue. Après peu d’années, la recrue reviendra, si les fatignes, les colonies, les mauvais traite ments ou la guerre n’ont pas détruit sa vie ; mais elle ne sera point rendue à la liberté ; elle sera rappelée de temps en temps à un signal pour accomplir des exercices et aller se faire tuer, s’il y a la guerre. * * * Les études, la carrière commencée sont brisées. A la campagne, où le jeune homme est le revenu de la famille, ce recrutement c’est la ruine et la désolation (2). Aux colonies, c’est la destruction de toute stabilité. Un Français habitant, par exemple, l’ile Bourbon, doit envoyer son fils, déjà son associé, à grands frais en France, passer la révision, et s’il est ajourné à un an, le lais ser sur le pavé de Marseille ou de Paris...