Extrait du journal

Vous ne faites pas fi d'un sac, de marrons gla cés ou, mon Dieu, d'une belle gemme, ni vous, cher voisin, d'une grande cravate (grande moralement) ou d'une caissette de havanes bien frais, qui em baument. Mais pourtant un livre, quelle fête ! Il y a des livres de toutes sortes. Il y en a qui valent une petite fortune et d'autres qui ne coûtent presque rien, qu'un peu de goût. Vous pouvez choi sir. Les livres contiennent à la fois le vaste univers et le petit cœur humain (vous observerez en passant que les deux épithètes sont interchangeables : le petit univers et le vaste cœur humain). A côté des grandes clefs, les livres contiennent mille riens d'un agrément infini. Tout y est, c'est bien simple. Jus qu'aux noirceurs et aux vilenies qu'il est si enivrant d'expliquer en raison. Un livre est ainsi une espèce de talisman. Il vous apaise ou vous exalte tour à tour, comme on en a besoin. Il vous enlève à vos chagrins ou, bien mieux, il les transforme, pour qu'ils deviennent bienfaisants. Le "vie.ui.Français — est-ce que ce n'était pas Montesqujeu ? — qui croyait n'avoir jamais souffert aucun chagrin qu'une heure de lecture n'eût con solé, n'exagérait pas, je pense ; et il n'est pas du tout certain qu'il dût avoi" le cœur sec, pour s'ex primer ainsi. Car la consolation n'est pas, par force, dans un oubli frivole et malaisé. Elle vaut bien mieux quand elle est compréhension, acceptation, approfondissement lucide. . Par exemple, que tous les livres que vous don nez soient reliés ! Pareillement,.ceux que vous avez chez vous, si vous le pouvez encore. Autrefois, tous l'étaient. Un livre n'est tout à fait un livre que re lié. Le préjugé contraire est récent. Il s'est ré pandu chez les spéculateurs, parce qu'il est arrivé qu'un livre dont la reliure était vilaine se vendît mal, quelle affaire ! Mais par conséquent, si vous ne faites pas relier, le moins que l'on pourra dire tst que vous êtes pusillanime. Allez en tout cas vous rassurer rue de Belleçhasse. Les livres exposés par Mmes Jacques. Boulenger, Simonne Bousquet, Henri Farge, Wolff et Lise Bataille vous montreront que notre temps sait relier. Je vous recommande la comtesse de Ségur à guirlandes de fleurettes sur fond rouge de Mme Jacques Bojjlenger, son Batouala bistré, africain, équatorial, avec des touches de vert et de rouge, et les diverses merveilles de Mme Henri Farge. Celleci innove en s'inspirant du passé, et surtout des beaux chefs-d'œuvre du XVI° siècle. Vous admire rez les reliefs et les creux de ses plaques, ses ors et ses mosaïques, la vigueur et la nouveauté de ses dorures à froid... Dorer, en reliure, c'est travailler la peau au moyen d'un fer ; en principe et d'ha bitude pour dorer. D'autre part, l'idée de chaleur et la. couleur de l'or se confondant, les relieurs ont fini par nommer dorure à froid un travail dont le premier caractère est de n'être pas doré et qui a été fait au fer, c'est-à-dire à chaud. Il s'agit en réalité d'une décoration obtenue par des creux en pleine peau. Tous les métiers ont leurs énigmes et leurs rébus. Lisez beaucoup. Vous savez, sous la lampe ; et à la fois le monde autour de nous s'efface et il de vient plus clair, un peu moins incompréhensible. Eugène Marsan....