Extrait du journal

Je n'ai pu lire sans mélancolie la chronique miroitante que nous a envoyée, l'autre semaine, de Cowes, M. Paul Morand. Bien que je fasse chaque année en Angleterre un pèlerinage de santé, j'ai depuis trop longtemps négligé l'île de Wight, où j'ai des souvenirs presque aussi chers qu'à Oxford ; et quand je vois un autre, un rival la peindre de couleur? si vives, il me semble qu'en réveillant ma mémoire il me fait honte de mon infidélité. Mes derniers souvenirs datent d'un temps auquel les philosophes quotidiens de l'histoire trouvent d'étranges, d'alarmantes ressemblan ces avec ce temps-ci. Des ressemblances... sans doute. Je me souviens que je logeais dans un boarding house fort modeste, où j'étais le seul étranger ; mais étranger n'est pas le mot juste : j'étais le Français, et il y avait je ne sais quoi dans l'air qui faisait que le Fran çais était un hôte privilégié. Ainsi, chaque fois que Guillaume II, qui prenait part aux régates, faisait une gaffe (et c'était tous les matins), on me régalait, au breakfast, d'un récit plein d'humour de sa nouvelle incartade, et l'on ne pensait pas me déplaire en disant, pour conclure, que l'empereur allemand n'était pas un gentleman. Les pensionnaires du boar ding house ne me cachaient pas que Wlle était, d'ailleurs, l'opinion du roi Edouard VII, oncle, comme on sait, de Guillaume II. J'aurais presque pu en demander confirma tion au roi lui-même, que je voyais chaque matin aller et venir dans le jardin du Yacht Squadron. Pour le voir, je me mêlais à la foule peu nombreuse et très discrète qui rôdait alentour des grilles. On faisait des remarques à demi-voix, analogues à celles qu'il1* est d'usage de faire à propos de la température : — Le roi a bonne mine. — Il est réellement bronzé. — Voyez comme il marche ! Quel pas ! Que de jeunes gens envieraient le pas de Sa Majesté ! On parlait aussi .de l'entente cordiale et des femmes du temps de la reine Victoria disaient en hochant la tête : — C'est la politique du roi. Je ne pouvais moins faire que d'assister à l'entrée de l'escadre française dans la rade de Portsmouth. Je vis nos cuirassés.- défiler un à un devant le vieux Victory, à bord duquel Nelson fut tué à Trafalgar, où sont gardées les reliques de l'amiral, entre autres le sublime ordre du jour, aussi beau que celui de la Marne, plus bref: « L'Angleterre compte que chaque homme fera son devoir. » Or, au grand mât du Victory, les couleurs anglaises et fran çaises, nouées ensemble, flottaient au vent, et sur le pont un orchestre militaire jouait là Marseillaise. Ensuite, nos équipages descendirent à terre, et les matelots anglais firent visiter la ville à . leurs camarades français. Comme ils ne pouvaient s'entendre, au lieu de faire des efforts vains pour causer, ils se chantaient les uns aux autres dès chansons de leur'pays. Errant moi-même par les rues, je fus plusieurs fois arrêté par des dames ou des demoiselles d'un certain âge, qui me secouaienT les mains et me disaient : . — J'aime tant la France ! Je me suis rappelé cette gentillesse quand j'ai lu, l'autre jour, dans les Mémoires de Lloyd, George : « En Angleterre, on ne peut rien faire: si on n'a pas les vieilles filles avec soi. » Avons-nous toujours ces chères vieilles demoiselles ? f Abel Hermant, de l'Académie française....