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Le Figaro, 3 novembre 1861

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Le Figaro
3 novembre 1861


Extrait du journal

C'est aujourd'hui que les trépassés donnent audience aux vivants; aujourd'hui qu'on va leur porter des fleurs et les saluer au cimetière. Moi, j'irai visiter les tombes sur lesquelles personne ne viendra pleurer ; j'irai dire un dernier adieu ces inconnus enterrés pôle-môle dans la fosse commune, que n'a point, à vrai dire, enlevés la mort, mais qu'a tués la vie. A Dieu ne plaise que je vienne ici faire le procès de mon temps, accuser mon siècle de cruauté ! Les morts dont je parle n'ont point été assassinés, mais brisés, écra sés par la fatalité. Il y a dix ans, j'aurais poussé peut-être un cri de guerre, appelé aux armes, en traînant, comme au soir des révolutions, le cadavre des victimes, à la lueur de mes colères. C'eût été une satire ou une Mar seillaise, le Oies irœ et non un Requiem. Aujourd'hui que je suis moins jeune, que j'ai vu mourir plus d'hommes et passer plus de choses, je ne me lais serai point égarer. Je ne jette point un glaive dans la ba lance pour faire pencher le plateau ; je viens seulement évoquer la charité de ceux qui ont, sans le vouloir, de bonne foi, sous le pavillon déchiré de la tradition, em poisonné la vie, précipité la mort de quelques braves gens, dont le seul crime était de vouloir vivre à leur guise, au courant de leurs illusions, et qui, les pieds dans le ruisseau, l'œil au ciel, immolèrent leur corps en l'honneur de leur âme. Je ne viens donc point faire de leur tombe une tribune et haranguer du fond d'un cimetière; mais je me souviens, en voyant passer ces femmes en deuil, au bruit triste des cloches sur les églisjes, de tous ceux que depuis dix ans j'ai entendus tousser, soupirer, râler, et que- j'ai vus mourir : pauvres diables, toujours humiliés, tra qués, blessés, toujours meurtris, toujours saignants, qui n'ont connu de la vie que les nuits sans sommeil, les jours sans pain, les silences lourds, les bruits vulgaires. A peine on a su leurs combats et cru à leur courage. Leurs commencements ont été obscurs, leur fin ignorée, sombre, terrible. Moins heureux que le forçat qu'on tue à grand spectacle devant le bagne assemblé, que le corsaire qu'on fusille sur le pont du navire et qu'on jette avec un boulet au pied dans l'a bîme! C'est le tort, tort généreux, de la plupart de ceux qui ont écrit sur la misère, de s'être laissé égarer par leur douleur, d'avoir été les soldats de leur sentiment, et d'avoir amoindri en voulant relever, compromis en essayant de la glorifier, la cause triste de ces martyrs, tués bêtement, sans bruit, sans gloire, par le froid, la faim, ia honte, au haut des mansardes, au fond des hos pices, au coin des bornes....

À propos

En 1854, quatorze ans après la disparition du petit journal subversif du temps de Charles X, Hippolyte de Villemessant relance Le Figaro. Paraissant d’abord sous la forme d’une petite feuille de chou littéraire, Le Figaro absorbe L’Événement en 1866 pour devenir, sans transition, le grand quotidien conservateur que l’on connaît. Dès les années 1880, il abandonne la cause du monarchisme pour adhérer aux principes républicains.

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Données de classification
  • balzac
  • talleyrand
  • montmartre
  • madrid