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Le Figaro, 25 novembre 1897

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Le Figaro
25 novembre 1897


Extrait du journal

Quel drame poignant, et quels person nages superbes ! Devant ces. documents, d'une beauté si tragique, que la vie nous apporte, mon cœur de romancier bondit d'une admiration passionnée. Je ne con nais rien d'une psychologie plus haute. Mon intention n'est pas de parler de l'affaire. Si des circonstances m'ont per mis de l'étudier et de me faire une opi nion formelle, je n'oublie pas qu une enquête est ouverte, que la justice est saisie et que la simple honnêteté est d'at tendre, sans ajouter à 1 amas d abomi nables commérages dont on obstrue une affaire si claire, et si simple. Mais les personnages,dès aujourd'hui, m'appartiennent, à moi qui ne suis qu'un passant; dont les yeux sont ouverts sur la vie. Et, si le condamné d'il y a trois ans, si l'accusé d'aujourd'hui me restent sacrés, tant que la justice n'aura pas fait son œuvre, le, troisième grand person nage du drame, l'accusateur, ne saurait avoir à souffrir qu'on parle honnêtement et bravement de lui. Ceci est ce que j'ai vu de M. ScheurerKestner, ce que je pense et ce que j'affirme. Peut-être un jour, si les cir constances le permettent, parlerai-je des deux autres. Une vie de cristal, la plus nette, la plus droite. Pas une tare, pas la moindre défaillance. Une même opinion, constam ment suivie, sans ambition militante, aboutissant à une haute situation politi que, due à l'unique sympathie respeci tueuse de ses pairs. Et pas un rêveur, pas un utopiste. Un industriel, qui a vécu enfermé dans son laboratoire, tout à, des recherches spé ciales, sans compter le souci quotidien d'une grande maison de commerce à gouverner. Et, j'ajoute, une haute situation de for tune. Toutes les richesses, tous les hon neurs, tous les bonheurs, le couronne ment d'une belle vie, donnée entière au travail et à la loyauté. Plus un seul désir à formuler, que celui de finir dignement, 'dans cette joie et dans ce bon renom. Voilà donc l'homme. Tous le connais sent, personne ne saurait me démentir. Et voilà l'homme chez lequel va se jouer le plus tragique, le plus passionnant des drames. Un jour, un doute tombe dans son esprit, car ce doute est dans l'air et il a déjà troublé plus d'une conscience. Un Conseil de guerre a condamné, pour crime de trahison, un capitaine, qui peut-être est innocent. Le châtiment a été effroyable, la dégradation publique, l'internement au loin, toute l'exécration d'un peuple s'acharnant, achevant le mi sérable à terre. Et, s'il était innocent, grand Dieu ! quel frisson d'immense pitié ! quelle horreur froide, à la pensée qu'il n'y aurait pas de réparation possibie ! Le doute est né dans l'esprit de M. Scheurer-Kestner. Dès lors, comme il l'a expliqué lui-même, le tourment com mence, la hantise renaît, au hasard de ce qu'il apprend. C'est une intelligence solide et logique qui peu à peu va être conquise par l'insatiable besoin de la vérité. Rien n'est plus haut, rien n'est S lus noble, et ce qui s'est passé chez cet omme est un extraordinaire spectacle, qui m'enthousiasme, moi dont le métier est de me pencher sur les consciences. Le débat de la vérité pour la justice, il n'est pas de lutte plus héroïque. J'abrège, M. Scheurer-Kestner tiènt enfin une certitude. La vérité lui est connue, il va faire de la justice. C'est la minute redoutable. Pour un esprit comme le sien, je m'imagine quelle a dû être cette minute d'angoisse. Il n'ignorait rien des tempêtes qu'il devait soulever, mais la vérité et la justice sont souverai nes, car elles seules assurent la gran deur des nations. Il peut se faire.que des intérêts politiques les obscurcissent un moment, tout peuple qui ne baserait pas sur elles son unique raison d'être serait aujourd'hui un peuple condamné. Apporter la vérité, c'est bien ; mais on peut avoir l'ambition de s'en faire gloire. Certains la vendent, d'autres veulent au moins en tirer le profit de l'avoir dite. Le projetde M. Scheurer-Kestner était, tout en faisant son oeuvre, de disparaître. Il avait résolu de dire au gouvernement: « Voici ce qui est. Prenez l'affaire en main, ayez de vous-même le mérite d'être juste, en réparant une erreur. Au bout de toute justice, il y a un triomphe.»' Des circonstances, dont je ne -veux point parler aujourd'hui, firent qu'on ne l'écouta pas. A partir de ce moment, il connut le calvaire qu'il monte depuis des semaines. Le bruit s'était répandu qu'il avait la vé rité en main, et un homme qui détient la vérité, sans la crier sur les toits, peut-il être autre chose qu'un ennemi public ? Stoïquement d'abord,pendant quinze in terminables jours, il fut fidèle à la pa role qu'il avait donnée de se taire, dans l'espoir toujours qu'il n'en se rait pas réduit à prendre le rôle de ceux-là seuls qui auraient dû agir. Et l'on sait quelle marée d'invectives et de menaces s'est ruée vers lui pendant ces quinze jours, tout un flot d'immon des accusations, sous lequel il est resté impassible, le front haut. Pourquoi se taisait-il? Pourquoi n'ouvrait-il pas son dossier à tout venant? Pourquoi ne fai sait^ pas comme les autres, qui emplis saient les journaux de leurs confidences ? Ah ! qu'il a été grand et sage ! S'il se taisait, en dehors même de la promesse qu'il avait faite, c'était justement qu'il avait charge de vérité. Cette pauvre vé rité, nue et frissonnante, huée par tous»...

À propos

En 1854, quatorze ans après la disparition du petit journal subversif du temps de Charles X, Hippolyte de Villemessant relance Le Figaro. Paraissant d’abord sous la forme d’une petite feuille de chou littéraire, Le Figaro absorbe L’Événement en 1866 pour devenir, sans transition, le grand quotidien conservateur que l’on connaît. Dès les années 1880, il abandonne la cause du monarchisme pour adhérer aux principes républicains.

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