Bonne feuille

XIXe siècle : les attaques au vitriol terrifient Paris

le 16/11/2021 par Karine Salomé
le 16/04/2020 par Karine Salomé - modifié le 16/11/2021
« La ballade du vitriolé », illustration de Théophile Steinlein, 1893 - source : Gallica-BnF
« La ballade du vitriolé », illustration de Théophile Steinlein, 1893 - source : Gallica-BnF

Bien que rares, les cas de vengeances par « vitriolage » ont durablement effrayé les honnêtes gens par leur caractère sadique et prétendument féminin. Provoquant brûlures graves et visages défigurés, on retrouve le spectre de ces attaques dans la littérature comme dans la presse.

Dans son dernier ouvrage Vitriol, les agressions à l’acide du XIXe siècle à nos jours, l’historienne Karine Salomé revient sur un pan parfois oublié de l’histoire judiciaire française : les attaques à l’acide sulfurique, agressions violentes et parfois fatales ayant ponctué les rubriques faits divers des journaux durant l’intégralité du « siècle du Progrès », et jusque dans l’entre-deux-guerres.

Avec l’aimable autorisation des éditions du Champ Vallon, nous publions un court extrait de cette passionnante exploration d’un art cruel de la vengeance, encore employé aujourd’hui dans un contexte tout à fait différent.

En 1873, le mot « vitriolage » devient synonyme de l’agression criminelle qui vise à lancer de l’acide sulfurique au visage d’une personne.

La définition du terme « vitrioler » est également complétée en 1886 : aux côtés du sens technique, qui signifie « additionner du vitriol » et renvoie notamment à une étape de la fabrication des toiles, figure désormais le fait de lancer du vitriol dans le but de défigurer. Toutefois, le phénomène de vitriolage, envisagé dans cette acception, est bien antérieur à son entrée dans le dictionnaire.

Établir le nombre de vitriolages s’avère malaisé. Les statistiques délivrées par le Compte général de l’administration de la justice criminelle se montrent peu fructueuses. Les « affaires de vitriol » ne sont pas mentionnées en tant que telles et sont incluses dans la rubrique des « coups et blessures volontaires » dont elles relèvent généralement en vertu de l’article 309 du code pénal. Les archives judiciaires recèlent également des lacunes et ne permettent pas d’établir un décompte significatif. Dans le cas des Archives de Paris, les inventaires ne mentionnent que la qualification générale de « coups et blessures volontaires ».

C’est donc à partir de la presse qu’il est possible de dégager une chronologie, a priori significative, du vitriolage. Certains périodiques, comme le Journal des débats et Gil Blas, ainsi que des titres de la presse populaire, à l’image du Petit parisien, se montrent particulièrement prolixes et permettent de discerner des évolutions et de déceler des inflexions.

« Vengeance d’une mère et d’une sœur ; emploi du vitriol », Gil Blas, février 1882

Au cours des deux premiers tiers du XIXe siècle, les affaires de vitriol restent rares. Entre 1800 et 1869, 16 vitriolages sont mentionnés par la presse. La première affaire que relate la presse se déroule en 1817. aucune affaire n’est mention- née dans les années 1820. Les décennies 1830 et 1840 renferment respectivement 3 et 4 attaques au vitriol. Les années 1850 en décomptent 6, tandis qu’entre 1861-1869 se déroulent 2 vitriolages.

D’emblée, ces quelques affaires retiennent l’attention. la presse en délivre des comptes rendus, qui, certes, figurent en troisième page, mais se révèlent souvent détaillés. En regard des armes plus « classiques » que sont le couteau et le poignard, elle se doit de préciser les propriétés de l’acide sulfurique, à l’image du Journal des débats qui retranscrit, en 1849, les conclusions de l’expert convoqué lors du procès de Joseph Deladvignère qui vitriole sa femme :

« Plus connu sous le nom de huile de vitriol, l’acide [...] jouit d’une action énergique et destructive. »

Le recours à l’acide surprend. la presse met en exergue son caractère inédit, hors du commun, à travers des titres tels que « accident affreux », « attentat inouï », « un trait de vengeance [...] exceptionnel ».

Le contenu même des articles insiste sur la nature profondément cruelle du geste. Le Journal des débats décline ainsi, dans les années 1850, le champ lexical de l’atrocité : « affreux ravages », « cruellement atteinte », « horriblement brûlé », « affreusement défiguré », « acte de barbarie ».

« Une vengeance de femme », Le Journal des débats, septembre 1857

Toutefois, la presse fait preuve d’un certain embarras pour qualifier ce genre d’agression. le Journal des débats se risque à évoquer « une sorte de vendetta corse », avant de nuancer : « si l’action qu’il a commise avait un motif moins futile [une dette dans un restaurant], on pourrait la comparer ».

Dans un contexte où des contemporains, comme Balzac, ridiculisent l’exercice de la vendetta, tandis que d’autres, tel Prosper Mérimée, dénoncent une coutume barbare, le parallèle se révèle ambigu. Il abonde dans le sens d’une pratique archaïque et exotique, sorte de résurgence d’un passé lointain et d’une contrée éloignée, et à ce titre peu inquiétante, mais il lui confère, dans le même temps, une dimension sauvage et effrayante. De fait, les affaires de vitriol éveillent des sentiments ambivalents. Elles suscitent à l’évidence l’étonnement et la curiosité, la peur et l’incompréhension.

Certains journaux s’empressent d’exagérer l’importance numérique des vitriolages. En 1849, année marquée par trois affaires de vitriol, le Journal des débats s’émeut de « ces attentats qui semblent se multiplier ». Mais, dans le même temps, les vitriolages font rapidement figure de pratiques criminelles relativement banales et ordinaires. En 1854, le Figaro évoque « la fameuse fiole de vitriol qui est l’arme favorite de la beauté offensée ». Les médecins légistes dressent un constat comparable.

« Chronique parisienne – Revue de la semaine », Le Figaro, juillet 1854

Dès 1846, Briand et Chaudé affirment dans leur Manuel complet de médecine légale :

« Plusieurs acides, et particulièrement l’acide sulfurique et l’acide nitrique, ont été assez souvent employés pour défigurer ou mutiler des individus. »

Dans son ouvrage consacré au traitement des brûlures, publié en 1869, lebloucq signale également :

« Des ouvriers brûlés dans leurs fabriques, des négociants ou des commis atteints en transvasant des liquides caustiques, ou bien encore, assez souvent, des hommes ou des femmes brûlés par vengeance à l’aide du vitriol, c’est l’histoire de tous les jours. »

Ces remarques quant à la fréquence des attaques au vitriol étonnent alors que les affaires demeurent peu nombreuses. Faut-il en conclure que les vitriolages sont plus fréquents que ne le laisse penser leur recension dans la presse ?

S’il est malaisé, en l’absence de décomptes significatifs dans les archives judiciaires, d’établir avec certitude le nombre d’affaires de vitriol, l’hypothèse de leur sous-estimation par les journaux nous paraît peu probable. La presse semble en effet les consigner scrupuleusement et se fait même l’écho d’agressions qui se déroulent à l’étranger, comme en Suède et en Belgique. Par conséquent, les quelques vitriolages marquent suffisamment les esprits au point d’être envisagés comme fréquents.

La littérature contribue à « populariser » le geste dans la mesure où des œuvres, qui connaissent un certain succès, mettent en scène des agressions au vitriol. En 1834, Eugène Sue publie ainsi la Vigie de Koat-Ven dans laquelle le personnage de la duchesse d’Almeida se défigure et « tue sa beauté » avec du vitriol. Dans Les Mystères de Paris, qui paraissent sous la forme de feuilletons dans le Journal des débats en 1842-1843, il multiplie les allusions au vitriol. Le personnage du maître d’école entend effacer son passé d’assassin et d’ancien bagnard en gommant les traits de son visage grâce à l’acide sulfurique :

« Il a commencé par se rogner le nez qu’il avait long d’une aune ; par là-dessus, il s’est débarbouillé avec du vitriol. »

« Les Mystères de Paris » d’Eugène Sue, Le Journal des débats, juin 1842

Alors qu’il fait alliance avec la Chouette pour accomplir différents forfaits, il est question d’utiliser le vitriol comme arme. À plusieurs reprises, la Chouette se fait menaçante : « j’ai mon vitriol dans ma poche, je lui casserais la fiole dans la gargoine [bouche] », « une fois que nous la tiendrons [la Pégriotte], nous lui frotterons le museau avec mon vitriol, ça fait qu’elle ne fera plus tant la fière avec sa jolie frimousse... », « je vais en frotter le visage de la Goualeuse pour la défigurer ».

Le roman d’Alphonse Karr La Pénélope normande, publié en 1855, comporte également une scène de vitriolage. Noëmi, mariée au capitaine d’Apreville, a deux amants. À l’approche de la mort, conscient des infidélités de son épouse, le capitaine la serre contre lui et lui applique un mouchoir imbibé de vitriol sur le visage. Les modalités de l’agression paraissent peu vraisemblables, mais toujours est-il que l’ouvrage imprègne fortement l’imaginaire au point de devenir, dans la seconde moitié du XIXe siècle, une référence récurrente des contemporains qui l’envisagent, à tort, comme l’acte de naissance des vitriolages.

Dans La Revanche de Baccarat, publié en 1859, Ponson du Terrail dépeint également une agression au vitriol qui obéit à un mode opératoire comparable, à savoir un linge appliqué sur le visage.

« L’exécuteur versa dans un bassin le contenu d’une fiole, trempa un linge dans un bassin et l’appliqua sur le visage du condamné... Rocambole se débattit, stimulé par une horrible douleur, essaya de se dégager, de crier... Tout cela eut la durée d’un éclair. [...]

On enleva le linge qu’on avait placé de manière à ne lui couvrir que le bas du visage, et Zampa lui plaça un miroir devant les yeux, qui s’étaient trouvés à l’abri du contact. Rocambole exhala un dernier rugissement [...]

On venait de le défigurer avec du vitriol, et son visage était horrible à voir. »

[…]

À partir des années 1870, la multiplication des affaires conforte les contemporains dans l’idée d’agressions fréquentes et banales, mais elle les invite aussi, dans le même temps, à envisager le vitriolage comme un véritable phénomène de société.

En effet, à partir des années 1870, et plus encore dans les décennies 1880-1890, les affaires de vitriol connaissent une très forte augmentation. Si 20 affaires peuvent être décomptées entre 1870 et 1879, 148 affaires se déroulent entre 1880 et 1889, soit une moyenne de plus de 14 affaires par an. Les années 1890 accentuent cette évolution et renferment 180 affaires, soit 18 affaires en moyenne chaque année. Le nombre d’affaires maximum est atteint en 1889 avec 25 vitriolages.

Le vitriolage focalise l’attention des contemporains. il envahit les colonnes de la presse qui lui consacre articles, éditoriaux et feuilletons. des titres généralistes, à l’image du Journal des débats ou de Gil Blas, ainsi que des journaux populaires, comme le Petit parisien, créé en 1876, proposent des comptes rendus conséquents des affaires de vitriol.

« Le drame de la rue Baudin à Paris : une vengeance au vitriol », Le Petit parisien supplément littéraire illustré, mars 1889

Désormais, il ne s’agit plus de souligner leur exceptionnalité, mais de rappeler la nature spécifique de l’agression. les titres des articles déclinent ainsi, de manière diverse, le terme de vitriol : « drames au vitriol », « nouvel attentat au vitriol », « vengeance au vitriol », « amour et vitriol », « jalousie et vitriol », « vengeance d’une maîtresse par le vitriol », « le vitriol conjugal », « le vitriol de l’abandonnée », ou encore, de manière plus sommaire, mais fréquente, « le vitriol ».

Les variations du crime sont également mises en évidence. Fleurissent ainsi: « un gardien de la paix vitriolé », « un bicyliste vitriolé », « un wattman vitriolé », « un docteur vitriolé », « un adjudant vitriolé » ou encore « le vitriol de rechange », « le vitriol en omnibus », « une noce vitriolée », « vitriolé par erreur ». Les agresseurs, « vitrioleuse » ou « vitrioleur », alimentent également bien des titres, qui se résument souvent à la seule appellation, mais l’enrichissent parfois du statut de l’individu ou de son sort judiciaire : « un mari vitrioleur », « une vitrioleuse acquittée », « une vitrioleuse condamnée ».

La nécessité d’inaugurer une chronique spécifique qui serait vouée aux agressions à l’acide. Le vitriolage déborde toutefois le seul cadre des faits divers et nourrit éditoriaux et articles de réflexion qui, dans les années 1880-1890, s’interrogent sur la pratique criminelle, sa diffusion et sa possible répression, mais aussi, plus largement, sur le droit des femmes et les relations entre les sexes. Maupassant publie ainsi, dans Le Gaulois en 1881, un texte intitulé « L’art de rompre » dans lequel il délivre des conseils relatifs aux ruptures amoureuses afin d’éviter le recours au vitriol.

Vitriol, les agressions à l’acide du XIXe siècle à nos jours vient de paraître aux éditions du Champ Vallon.