Écho de presse

Le scandale du lupanar homosexuel londonien

le 28/09/2020 par Pierre Ancery
le 19/01/2018 par Pierre Ancery - modifié le 28/09/2020
Londres en 1895, Rueff - source : Gallica-BnF

Scandale à Londres en 1889 : de hauts membres de l'aristocratie auraient fréquenté une maison close pour hommes. La presse française raille l'hypocrisie victorienne.

Novembre 1889. Immense scandale à Londres : un lupanar homosexuel aurait été découvert par la police à Cavendish Street (en réalité à Cleveland Street, la presse corrigera rapidement). De riches aristocrates y auraient payé de jeunes employés de poste pour avoir avec eux des relations sexuelles.

 

Les journaux français retranscrivent les révélations faites par leurs homologues anglais. Le Temps écrit :

 

« Deux journaux, le Truth, de M. Labouchère, et la Pall Mall Gazette publient des détails sur l'affaire de Cavendish street, qui jusqu'ici n'avait percé que dans la presse étrangère.

Il résulte de leurs dires :

 

1° Qu'à la suite d'une enquête menée par les autorités postales sur les dépenses excessives d'un certain nombre de jeunes télégraphistes du district de Cavendish square, l'existence d'une maison de Cavendish street où se passaient des faits d'une immoralité révoltante aurait été révélée ;

 

2° Que quelques-uns des plus grands noms de l'aristocratie anglaise seraient impliqués dans l'affaire. »

 

En cette fin de XIXe siècle, alors qu'en France « l'inversion », comme on dit alors, jouit d'une relative tolérance de la part de la justice, elle est considérée comme un crime grave dans l'Angleterre victorienne. Nous sommes six ans avant l'affaire Oscar Wilde : le scandale de Cleveland Street en sera en quelque sorte l'avant-goût.

 

La presse française, elle, se régale : les Anglais, si enclins à condamner ce qu'ils nomment avec hauteur « le vice français », ne font pas mieux chez eux...

 

Dans le journal Paris, Edmond Lepelletier attaque sans ménagement l'hypocrisie britannique :

 

« Des lords d'Angleterre ne peuvent être reconnus coupables. Il faut que l’Europe sache bien que ce n’est que sur le continent, dans la Babylone des bords de la Seine, que de telles horreurs peuvent se commettre. On jettera le voile sur tout ce que montraient les gentils petits télégraphistes. Et la vertu, une fois de plus, régnera sur la pudique Albion [...].

 

Nous étalons nos misères, nos vices, nos fautes, eux les cachent avec l'ardeur du chat recouvrant ses ordures ; nous nous calomnions dans nos livres, dans nos journaux, dans nos conversations ; ils se vantent à tout propos ; nous exagérons la peinture des vices exceptionnels et les débauches isolées, nous les généralisons ; eux enveloppent d’ombre et de mystère tout récit, tout document de nature à entamer la respectabilité de la nation [...].

 

L’Angleterre agit ses vices, nous bavardons les nôtres. »

 

La Lanterne renchérit dans une tirade anglophobe assassine publiée en une : 

 

« Malheur aux faibles et aux petits ! La force prime le droit ! L'Angleterre ne le dit pas, mais elle agit en conséquence.

 

Ce sans-gêne avec lequel cette nation foule aux pieds les droits les mieux établis des peuples dont sa force matérielle n'a rien à redouter, elle le pratique également à l'égard des lois les plus sacrées de la morale humaine.

 

Les attentats contre nature dans la vie privée ne lui coûtent pas plus que les vols à main armée dans le domaine international. Vrai peuple de pirates, l'Angleterre écume les mers, puis se repose de ses brigandages dans la débauche et la crapule. »

 

Le scandale alimente l'idée selon laquelle l'homosexualité est un vice aristocratique qui corrompt les jeunes hommes des classes inférieures. Plusieurs journalistes et hommes politiques montent au créneau. La défiance s'aggrave lorsqu'on apprend que les parlementaires anglais auraient tenté d'étouffer l'affaire, comme l'affirme Le Temps :

 

« L'enquête préalable devant le tribunal de simple police et le procès devant la cour d'Old Bailey auraient été menés à huis clos et [...] la presse anglaise aurait consenti à garder un silence absolu. »

 

Les jeunes employés de poste témoignent et sont condamnés à des peines légères. Un client présumé, l'aristocrate lord Somerset, proche d'Albert Victor, prince de Galles, s'enfuit à l'étranger après avoir tenté, en vain, d'acheter le silence d'un des jeunes « télégraphistes ».

 

Pendant un temps, les rumeurs continuent d'aller bon train. Le 31 décembre, L'Intransigeant, sans donner plus de détails, évoque « un nouveau scandale du même acabit que celui de Cleveland Street et dans lequel de petits garçons et des jeunes filles mineures auraient été les victimes de personnages de haut rang ». Il n'y a pas de suite.

 

Peu à peu, l'intérêt du public pour l'affaire va faiblir. Le prince Albert Victor ne sera pas inquiété, mais de nombreuses spéculations sur sa sexualité vont continuer de circuler pendant des années, le transformant parfois en monstre dégénéré.

 

Au XXe siècle, films et romans iront même jusqu'à faire de lui... Jack l’Éventreur en personne.