Écho de presse

« L’Affaire des télégraphes », ou la première cyber-attaque de l’Histoire

le 22/02/2020 par Jean-Marie Pottier
le 10/10/2018 par Jean-Marie Pottier - modifié le 22/02/2020
Illustration d’un télégraphe Chappe parue dans Les merveilles de la science, Louis Figuier 1868 - Domaine Public
Illustration d’un télégraphe Chappe parue dans Les merveilles de la science, Louis Figuier 1868 - Domaine Public

Sous Louis-Philippe, deux financiers bordelais détournent le télégraphe Chappe afin de spéculer sur des obligations. Lors de leur procès, ils parviennent à s’en sortir sans trop de dégâts.

En janvier 1836, un nommé Lucas meurt à Tours en laissant derrière lui un joli héritage évalué à quelque sept mille francs. Une somme que cet homme n’a pas pu gagner grâce à son métier de « stationnaire », chargé d’opérer les mécanismes du télégraphe Chappe.

En mourant, il lègue à un collègue, Cailleteau, son secret : avec un complice, Guibout, il a promis à deux hommes de faire passer pour eux des informations par le télégraphe, théoriquement réservé aux communications d’État, en échange d’une coquette rémunération – mille cinq cent francs pour commencer, puis cent cinquante francs par mois et vingt francs par nouvelle favorable. À Tours, une rumeur commence à circuler selon laquelle des employés du télégraphe ont été soudoyés.

C’est le début de « l’Affaire des télégraphes », que le magazine 1843 qualifiait récemment de « toute première cyber-attaque de l’histoire ».

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Le directeur du télégraphe à Tours, Bourgoing, est informé de l’utilisation clandestine de l’appareil placé sur l’hôtel de ville. Il constate, selon l’acte d’accusation publié par le Journal des débats politiques et littéraires, que Guibout est « parvenu à un degré d’aisance que ses camarades ne peuvent expliquer que par la supposition d’un commerce qu’il cachait soigneusement aux yeux de tout le monde ». Et découvre qu’il recevait régulièrement des curieux paquets de la malle de Paris, ne contenant par exemple qu’une paire de gants colorés, ce qui incite les enquêteurs à penser « qu’il y avait là bien plutôt transmission d’une nouvelle quelconque que spéculation commerciale ».

Ces gants, ces bas, ces cravates de différentes couleurs permettaient à Guibout de connaître le cours à Paris de la « rente à 3 % » (un emprunt d’État) et de le répercuter à des clients à la Bourse de Bordeaux, qui auraient normalement dû attendre plusieurs jours que l’information arrive par la poste. Les deux hommes pouvaient donc s’en servir afin de spéculer.

Il suffisait pour cela à Guibout de glisser intentionnellement une erreur dans la dépêche, avant de la corriger dans un autre envoi immédiatement après.

Mais pourquoi ne pas avoir directement transmis l’information depuis Paris ? Tout simplement, explique l’acte d’accusation, parce que Tours bénéficie d’un directeur du télégraphe, qui aurait pu éventer l’astuce à l’arrivée du message :

« Ce fonctionnaire, investi du pouvoir de lire les dépêches, les corrige à leur arrivée dans cette ville et les purge des faux signaux qui peuvent s’y être glissés avant de les transmettre à Bordeaux.

Ainsi, un signal de convention, parti de Paris, se serait nécessairement arrêté à Tours, tandis qu’à Poitiers et Angoulême, les simples inspecteurs qui s’y trouvent ne pouvant lire les dépêches, ni par conséquent les corriger, un faux signal fait à Tours devait être répété sur la ligne jusqu’à Bordeaux. »

À Bordeaux, Pierre Renaud, un ancien stationnaire du télégraphe de Lyon, repérait la dépêche faussée et transmettait l’information à deux financiers, les jumeaux Louis et François Blanc, trente ans. Deux hommes qui se plaisent à entretenir et jouer de leur ressemblance, comme en témoigne cet extrait de leur procès :

« La ressemblance des frères Blanc est surprenante, et principalement la face. On pourrait facilement les prendre l’un pour l’autre.

Même taille, mêmes traits ; Louis-Joseph porte des lunettes à verres bleus, ceux des lunettes de François sont blancs, voilà la seule différence qu’il y ait entre eux. Ils sont vêtus de noir, avec goût, mais sans trop de recherche ; leur attitude assurée et dédaigneuse contraste singulièrement avec la tenue plus que modeste et même un peu honteuse de leurs co-accusés qui, du reste, n’ont rien de remarquable. »

Une attitude assurée qui s’explique probablement par leur bonne fortune dans la finance et au jeu, dont l’acte d’accusation souligne les ambiguïtés :

« Fixés seulement depuis quelques années à Bordeaux, comme banquiers, ou plutôt comme joueurs de Bourse, ils ont mené longtemps une existence vagabonde en France et à l’étranger, et, il faut le dire, ils n’ont pas laissé dans toutes les villes qu’ils ont habitées les souvenirs d’une vie probe et occupée. [...]

[À Lyon], ils passaient pour les plus fins fileurs de cartes, et pour taire une étude de la prestidigitation, qui servait à leur industrie. Leur réputation était très mauvaise. »

Mi-mars 1837, le procès s’ouvre devant la Cour d’assises d’Indre-et-Loire en présence de cinq accusés (les jumeaux Blanc, Renaud, Guibout et son épouse), de dizaines de témoins et d’un public nombreux. Et avec aussi, souligne le compte-rendu des débats, « sur le bureau des pièces à conviction, un petit télégraphe en bois blanc ».

L’un des administrateurs du télégraphe à Paris, Flocon, vient témoigner qu’il a constaté sur le poste de Tours « des erreurs extraordinaires qu’il est impossible qu’un employé exercé ait commises involontairement ». Les frères Blanc, qui avaient nié à l’instruction, reconnaissent les faits mais en minimisent leur gravité, avec cet argument qu’on retrouvera souvent dans les affaires de malversations financières au fil des siècles à venir : leurs astuces sont moins graves que celles qu’utilisent les gros, le système.

« Vous ignoriez donc l’immoralité des moyens que vous employiez dans vos spéculations ?

– Mais, mon Dieu ! M. le président, tous les grands spéculateurs en font autant d’une manière ou d’une autre. [...] Chaque spéculateur a ses données, ses renseignements plus ou moins prompts, plus ou moins clandestins, plus ou moins sûrs : courriers, pigeons, télégraphes, on se sert de tout. Et pour vous citer un exemple, M. de Rothschild, qui est un grand d’Autriche, grand banquier et grand spéculateur, n’a-t-il pas des courriers extraordinaires, des pigeons et des télégraphes, des communications secrètes avec les ministères, et des correspondances de tous les côtés ? Et vous savez, Messieurs, que M. de Rothschild est généralement estimé, reçu à la cour, salué partout. [Mouvement]. »

Un système de défense que reprend leur défenseur dans sa plaidoirie, rapportée par la Gazette de France :

« Il a fait un tableau plein de verve des manœuvres clandestines des gros spéculateurs, des grands banquiers ayant des relations avec les ministères, sachant les nouvelles, les répandant à loisir pour en tirer profit.

Les frères Blanc avaient voulu égaliser les chances. »

Quelques jours plus tard, la Cour délivre un verdict nuancé. Renaud et l’épouse Guibout sont acquittés ; les frères Blanc sont convaincus de corruption et Guibout de s’être laissé corrompre, mais en dehors de l’exercice de ses fonctions… ce qui vaut aux trois hommes de n’être condamnés qu’à payer les frais du procès.

Un jugement prévisible, qu’annonçait dès décembre 1836 le Journal du Loiret :

« Les frères Blanc sont assurés d’une presque impunité car la loi n’a prévu que d’une manière indirecte le crime dont ils sont prévenus. […] »

François et Louis Blanc s’en tirent bien. Le premier nommé mourra le dernier, en 1877, laissant derrière lui une fortune acquise dans l’organisation des jeux de hasard, et notamment la création de casinos.

Alors même que le procès se termine, la Chambre des députés examine une loi qui punit de prison et d’une amende le fait de transmettre « sans autorisation, des signaux d’un lieu à un autre » : le monopole public des télécommunications est né.

Pour en savoir plus :

Patrice-Alexandre Carré et Christophe Ravaute, Télégraphes: Innovations techniques et société au 19e siècle, Éd. du Téléphone, 1996

Paul Charbon, « Genèse de la loi de 1837, Origine du Monopole sur les télécommunications », dans Catherine Bertho-Lavenir et Alain Kyberd, L'État et les télécommunications en France et à l'étranger, 1837-1988, Paris, Droz, 1991