Écho de presse

L’incompréhensible furie homicide de Marcel Redureau, 15 ans

le 30/08/2021 par François Cau
le 26/08/2021 par François Cau - modifié le 30/08/2021

Après l’affaire de la séquestrée de Poitiers, les chroniques judiciaires d’André Gide se penchent sur l’atroce carnage de toute une famille de paysans par leur employé adolescent.

Le souvenir funeste du massacre de Pantin s’estompe à peine qu’une affaire encore plus macabre frappe le Bas-Briacé, en Loire-Atlantique (alors baptisée Loire-Inférieure).

Dans la soirée du 30 septembre 1913, un valet de ferme de 15 ans, Marcel Redureau, assassine son employeur, sa femme enceinte de huit mois, la grand-mère, trois de ses quatre enfants, la domestique, n’épargnant qu’un jeune garçon resté silencieux pendant les meurtres.

Le carnage monstrueux de celui que l’on nomme rapidement le « Troppmann breton » occupe la une de toute la presse française. L’effroi de la tuerie s’y décrit dans le meilleur des cas par les découvertes des corps des victimes.

« Les deux femmes étaient, l’une Mme Mabit, âgée de 33 ans, l’autre la domestique de la maison. Toutes deux avaient la gorge presque tranchée ; leurs blessures étaient épouvantables à voir.

Les gendarmes continuèrent à explorer la maison, c’est ainsi qu’ils trouvèrent successivement cinq autres cadavres : celui de la grand-mère, mère du chef de famille, était dans son lit la gorge ouverte.

Dans une autre pièce, couchaient les enfants et ceux-ci avaient subi le même sort. Deux d’une dizaine d’années, couchés dans un lit et le troisième au berceau, avaient aussi la gorge tranchée. La chambre portait partout des éclaboussures de sang ; le berceau en était inondé.

Enfin, dans le cellier, on trouva le corps de M. Mabit, âgé de 35 ans. Il portait des blessures semblables à celles des autres victimes. »

Marcel Redureau est arrêté sans résistance, sur le chemin de la maison de ses parents. Les premières manchettes s’accordent toutes sur son prétendu caractère difficile.

« Sournois, coléreux, rancunier, le jeune Marcel Redureau était au service des époux Mabit, qui exploitent une ferme assez importante dans la commune de Bas-Briacé-en-Landreau.

Il était employé dans cette ferme depuis le 24 juin dernier, mais son caractère faux et sa sournoiserie lui avaient déjà valu de nombreux reproches de la part de son patron. »

Seule L’Humanité se risque à une lecture plus sociologique des événements, apportant une voix discordante dans la description du jeune garçon.

« [Il] était considéré comme un garçon vif, mais de très bon cœur, très intelligent, travailleur et n’ayant jamais commis aucun acte répréhensible.

Sa famille est des plus honorables. Son père et sa mère, qui sont fermiers, ont dix enfants et tout le monde les a en grande estime dans le pays. Ils habitent à peu de distance de la maison du crime.

Le jeune meurtrier fait preuve d’un calme extraordinaire. D’apparence frêle, cheveux blonds, figure insignifiante, il ne semble nullement se rendre compte de la gravité de son crime. »

Cette apathie, ce manque de motif « digne de ce nom » à la tuerie la rend encore plus terrifiante.

Suite à une remontrance de son patron, Marcel Redureau a empoigné une serpe, l’a égorgé, avant de procéder de même avec presque tous les habitants de la maisonnée. Aucun vol, aucune autre raison ne se fait jour en dehors de vagues spéculations à propos d’un « amour déçu » pour sa collègue domestique, ou sur l’éventualité d’un coup de folie perpétré sous le joug des vapeurs d’alcool dégagées sur le lieu de travail du valet de ferme. Son avocat évoque même sa timidité comme moteur de la tuerie.

L’instruction démonte les hypothèses une à une.

« C’est en vain que l’on recherchera, chez ce gamin de quinze ans qui, en l’espace de quelques minutes, s’est fait l’atroce bourreau de toute une famille de braves gens, les tares héréditaires, les stigmates de dégénérescence dont certains criminels sont marqués au berceau. On ne trouvera rien.

Le cas du jeune Marcel Redureau est inexplicable et stupéfiant, unique peut-être. »

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Seul élément à peu près « rassurant » de ce cas, l’expression de remords démontrée dans le fait que le garçon ait envisagé de se noyer après le massacre. Et encore, il reste possible que ce fut simplement pour échapper à la justice. À la suite d’un examen médical mené par trois aliénistes, Marcel Redureau est reconnu responsable de ses actes.

La justice elle-même tergiverse face à cette situation au-delà de toute compréhension rationnelle. Le tribunal pour enfants est un temps envisagé, avant que décision ne soit prise de le soumettre à la cour d’assises.

Il y comparaît début mars 1914, six mois après la tuerie. Et, même dans l’atmosphère électrique d’un tribunal cerné par des badauds avides de jugements expéditifs, son comportement, imprégné d’une forme de sérénité mutique, ne change pas.

« Une foule beaucoup plus considérable qu’hier se pressait aujourd’hui aux portes du palais de justice et des grilles de la prison. Aussi, lorsque le jeune gredin traverse l’étroit passage grillé, plusieurs centaines de personnes poussent des huées ; on crie “À mort, à l’eau, l’assassin !”

L’audience est ouverte à midi trois quarts ; l’assistance pousse de nouveau des cris de réprobation quand l’accusé s’assoit à son banc. Il a la même attitude gênée et humble, mais aussi insensible qu’hier. […]

C’est devant une salle attentive que Me Abel Durand, le défenseur, prend la parole à 3 heures et demie. Après avoir rendu un hommage touchant aux victimes, il dit que chacun après un premier mouvement de réprobation, s’est dit qu’un moment de folie a dû traverser le cerveau de Marcel Redureau, dans la soirée du 30 septembre. Tout le procès est là.

Les jurées entrent en délibération et, à huit heures moins le quart, ils rapportent un verdict affirmatif sur toutes les questions d’homicide volontaire et aggravantes, muet sur les circonstances atténuantes.

Marcel Redureau, en conséquence, est condamné à vingt ans d’emprisonnement dans une colonie correctionnelle – maximum de la peine.

Redureau reste impassible.

Il est hué par la foule quand on le ramène à la prison. »

En 1914, l’année de la condamnation de Redureau, l’écrivain André Gide sort l’un de ses plus fameux romans, Les Caves du Vatican. Dans la seconde partie du livre, le personnage de Lafcadio se retrouve seul dans un compartiment avec un vieil homme qu’il poussera par-dessus bord, sans motif, si ce n’est celui de prouver l’existence, dans le monde, de l’acte gratuit.

« Aujourd’hui, Gide précise qu’il n’entendait point autre chose par là qu’une “étiquette provisoire pour désigner les actes qui échappent aux explications psychologiques ordinaires, les gestes que ne détermine pas le simple intérêt personnel” (nous dirions : qui ne sont pas la réaction immédiate de l’instinct de conservation) et aucunement “un acte qui ne serait motivé par rien”.

On voit l’importance de distinguer l’acte gratuit, au sens gidien, dont l’auteur est et demeure irresponsable à nos yeux, de l’acte libre, qui serait l’acte moral par excellence, même s’il était criminel, puisque affirmation complète et unique de la personnalité – mais qui, malheureusement pour les apôtres de l’éminence de la dignité de ces mythiques personnes, n’existe pas. »

Devant les enjeux soulevés par l’affaire, le cas Redureau intéresse immédiatement l’écrivain, qui en fait sa deuxième chronique judiciaire.

Comme dans La Séquestrée de Poitiers, André Gide se borne aux faits ; il entend démonter scrupuleusement les théories pour ne conserver que le trouble du massacre inexplicable. Il faut connaître son œuvre pour deviner entre les lignes une fascination pour la figure du meurtrier adolescent impassible, dont il scrute le moindre frémissement, de son arrestation à sa condamnation.

Le poète Jean Audard, âgé d’à peine 17 ans, interprète quant à lui littéralement le titre de la collection des chroniques judiciaires de Gide, « Ne Jugez pas », dans sa critique lyrique publiée dans Les Cahiers du Sud.

« La foule qui condamne n’est pas plus libre que le criminel qu’elle condamne. Le juré est le représentant des honnêtes gens qui ne veulent pas être troublés dans leur bedonnante tranquillité.

La seule raison d’être de la punition – et en cela on ne saurait méconnaître absolument sa nécessité – est l’élimination sociale.

Jusqu’à ce jour, les jurés, qui sont des hommes moraux, ignares et conservateurs n’ont considéré cette élimination que sous le jour de la vengeance. Et les peines sont afflictives et infamantes.

Pour nous, qui comprenons le caractère évidemment attristant de cet acharnement de marionnettes sur une autre marionnette, la peine doit de toute nécessité perdre ces caractères, et cela serait sans doute possible par une organisation judiciaire et répressive plus compréhensive, une révision du Code et du système pénitentiaire.

Ce qui nécessite avant tout, d’ailleurs, une refonte de l’opinion publique. »

Marcel Redureau, l’adolescent homicide, mourra au bagne deux ans après sa condamnation aux travaux forcés, à l'âge de 18 ans, des complications dues à une tuberculose.