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« L’hypocrite bouffonnerie » des procès de Moscou dans Le Jour

le 16/01/2024 par René Bizet
le 15/09/2023 par René Bizet - modifié le 16/01/2024

A l’issue du premier procès dit « de Moscou » qui verra les cadres bolcheviks Zinoviev et Kamenev exécutés, le chroniqueur René Bizet évoque avec une verve macabre les ressorts du pouvoir soviétique et la façon toute stalinienne d’arbitrer les désaccords politiques.

Au mois d’août 1936, plusieurs bolcheviks de la première heure, participants de la Révolution d’Octobre, sont condamnés à mort par les instances dirigeantes du Parti pour trahison contre l’État soviétique dans le cadre d’un procès public spectaculaire et cruellement médiatique visant à sidérer la population russe. C’est le début des « procès de Moscou » et de ce que l’on nommera bientôt la Grande Terreur. L’ancien président du soviet de Leningrad Zinoviev et l’ex-président du Politburo Kamenev figurent parmi les accusés. Tous seront fusillés le 25 août.

Dans l’édition du quotidien conservateur Le Jour du 25, l’écrivain et chroniqueur René Bizet fait état de cette parodie de justice. Dans un texte lucide où brille un féroce humour noir, il se moque du ridicule de cette mise en scène typiquement stalinienne, de la crédulité des chroniqueurs et du silence cynique des communistes français.

CE PROCÈS DE MOSCOU ? UNE HYPOCRITE BOUFFONNERIE

Les aveux de Zinoviev sont trop spontanés pour être sincères, sa soif du martyre trop belle pour être vraie.

Il est vraisemblable qu’au milieu des événements qui bouleversent en ce moment l’Europe, les Français n’ont prêté qu’une attention rapide à l’extraordinaire procès de Moscou, qui vient de se terminer par la condamnation à mort de Zinoviev, de Kamenev et de leurs complices (1).

C’est pourtant un prodigieux document psychologique, et qui en dit plus long sur la Russie des Soviets que toutes les enquêtes et reportages qu’on y peut faire. Nos communistes ne peuvent pas nier que les séances n’aient été décrites impartialement. La censure moscovite n’eût certes pas permis les réflexions que suggère à tout esprit occidental ce modèle, ce type de procès, monté avec des soins asiatiques, et qui mérite de rester accroché au bolchevisme comme la marque la plus sûre de son hypocrisie.

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Voici donc Zinoviev, Kamenev, deux pionniers de la révolution russe, puis des comparses, qui ont à répondre d’une accusation de complot avec Trotsky, contre le régime actuel de l’U.R.S.S. et ses dirigeants.

Ces conspirateurs étranges, tous, sans exception, commencent par avouer : « Nous sommes coupables. » Admettons cette franchise.

Quelques-uns d’entre eux ajoutent : « Oui, nous sommes coupables et Kamenev est une fripouille », ou « Zinoviev est une canaille… » Soit.

Puis, Zinoviev, Kamenev en tête déclarent : « Nous sommes de tristes individus. Mais Trotsky est un menteur, une crapule, qui nous a fait illusion. » Et l’un des accusés, Evdokinov, a même ajouté : « Trotsky mérite le sort d’Azev. »

Ce qui veut dire : « Assassinez-nous cet homme-là le plus tôt possible. »

Ces mouchardages, ces excitations au meurtre, ces violences voulues, sont habituelles aux sujets de Staline. Passe encore.

Mais où l’astuce se hausse jusqu’à la bouffonnerie tragique, c’est quand on voit les accusés, les uns après les autres, dire aux jurés :

« Tuez-nous ! Nous méritons la mort ! Surtout, ne nous acquittez pas ! Ne nous condamnez pas à une petite peine. Nous sommes tellement indignes de vivre qu’il serait scandaleux de ne pas nous supprimer. »

Mais ce n’est pas tout. La subtilité orientale a voulu que ce procès conduisît à l’apothéose de Staline.

Toutes les déclarations des accusés sous-entendaient la question : « Mais pourquoi cette soif du martyre ? »

Et la réponse est venue : « Parce que nous avons méconnu la grandeur du bolchevisme en général et de Staline en particulier. Maintenant la foi nous illumine. Notre mort mettra une auréole au front de notre Staline, aujourd’hui notre bien-aimé. »

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J’exagère ? Alors lisons les comptes rendus :

– Je souffrais d’un bolchevisme déficient, a dit Zinoviev, autrement je ne serais pas tombé si bas.

– Bien qu’ayant combattu ouvertement contre Staline, le parti m’a toléré pendant dix ans, dit Kamenev. Il n’existe pas un tel exemple de tolérance dans l’histoire de la révolution d’un pays quelconque.

– Depuis que je connais la nouvelle constitution que Staline veut donner à la Russie, s’écrie Pikel, j’ai compris l’âme bolchevique.

– Nous sommes des bandits, assure Evdokinov, des fascistes, nous avons méconnu Staline, nous méritons la mort !

Ils l’auront, ou du moins on nous l’assure. Et c’est possible, car on peut s’attendre à tout de la part de ceux qui sont capables de faire un procès de propagande et des fusillades de publicité.

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Car ce n’est pas autre chose. On voit de braves gens qui se demandent :

– Mais enfin, puisqu’ils se reconnaissent coupables, pourquoi toutes ces histoires, et surtout pourquoi tant de bruit autour de cette affaire, alors qu’en général les Soviets condamnent et assassinent à huis clos ?

C’est fort simple. Il faut démontrer au peuple russe asservi que le joug de Staline est le seul désirable, que le régime de Staline apporte seul la joie de vivre, que l’opposition à Staline est un crime contre la Russie, qu’il vaut mieux mourir tout de suite que de contester le génie de Staline, et qu’on va vers la mort en chantant quand on rend justice à l’œuvre de Staline.

Ajoutez à cela qu’on mêle aux débats la Gestapo, Hitler, et qu’un procès aussi minutieusement combiné vaut mieux que dix millions de brochures antinazistes, et coûte moins cher et excite plus sûrement le patriotisme.

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Mais pour un esprit européen normal, est-il un tyran de l’antiquité ou un satrape oriental qui ait jamais poussé plus loin le raffinement dans le meurtre légal ? Imagine-t-on ce que représentent ces « aveux spontanés », ces déclarations staliniennes des accusés ? Devine-t-on tous les marchandages, toutes les pressions, toutes les menaces, toutes les canailleries qu’un tel procès suppose ?

S’il y a un Français de bon sens qui n’est pas écœuré par cette parodie de la justice dans le mensonge et le sang, c’est à désespérer de l’esprit des fils de Molière.