Interview

La peine de mort en France et la « constante macabre » de la guillotine

le 09/02/2024 par Nicolas Picard, Jean-Marie Pottier
le 15/04/2019 par Nicolas Picard, Jean-Marie Pottier - modifié le 09/02/2024
L'assassin Henri Désiré Landru s'avançant vers la guillotine, L'Excelsior, 26 février 1922 - source : RetroNews-BnF
L'assassin Henri Désiré Landru s'avançant vers la guillotine, L'Excelsior, 26 février 1922 - source : RetroNews-BnF

La peine de mort en France ne fut pas une suite de dossiers individuels ; selon l’historien Nicolas Picard, celle-ci obéissait à des mécanismes sociaux précis, de la gestion de la grâce à l’encadrement du condamné.

Chercheur associé au Centre d’histoire du XIXe siècle (Paris 1-Sorbonne université) et professeur agrégé d'histoire au lycée Robert-Doisneau de Corbeil-Essonne, Nicolas Picard a consacré sa thèse de doctorat, nourrie d’un très important travail d’archives, à la peine de mort en France au XXe siècle.

Récompensée d’une mention spéciale au prix Vendôme et du prix Varenne de thèse section « Histoire politique et sociale depuis 1870 », celle-ci vient de faire l’objet d’une édition en livre, Le châtiment suprême. L'application de la peine de mort en France (1906-1981) (IUV).

Propos recueillis par Jean-Marie Pottier

RetroNews : Pourquoi avoir choisi 1906 comme point de départ de votre thèse ?

Nicolas Picard : Cette année marque l'élection d'une nouvelle Chambre des députés qui compte parmi ses principaux projets l'abolition de la peine de mort. Aussitôt, le président Fallières, élu à la même époque, met en place une sorte de moratoire sur les exécutions en graciant systématiquement – et ce même s'il est moins abolitionniste que le veut sa réputation. Après l'échec du projet de loi sur l'abolition, notamment provoqué par l'affaire Soleilland, Fallières fera d’ailleurs exécuter plutôt durement en 1909 et 1910, avant d'assouplir sa position à nouveau.

Archives de presse

La Guerre d’Espagne à la une, 1936-1939

Reportages, photo-journalisme, interviews et tribunes publiés à la une à découvrir dans une collection de journaux d'époque réimprimés en intégralité.

En savoir plus

On constate également à cette époque une inflexion dans l'application de la peine de mort : alors qu'elle avait reculé dans les prétoires pendant tout le XIXe siècle et au début du XXe, on recommence à condamner à mort. D'abord en protestation envers le projet de loi abolitionniste, mais cette recrudescence perdure après l'échec de ce dernier et pendant toute la première moitié du XXe siècle.

Votre thèse rappelle que la peine de mort était en fort recul au tournant du XXe siècle : en 1902, on ne compte « que » neuf condamnations à mort, plancher qui ne sera plus atteint avant 1955...

Dès 1832 et le vote de la loi sur les circonstances atténuantes, on observe une décrue qui s'accélère ensuite au point que la peine de mort devient quasiment résiduelle à la fin du siècle. On conçoit alors son histoire comme celle de son abolition progressive, dans une optique de progrès de la société. Les « rétentionnistes » ou « morticoles », ceux qui la défendent encore, sont conscients de cet adoucissement des peines : ils disent seulement que ce n'est pas le moment d'abolir, pas qu'il ne faudra jamais abolir.

Hors période de guerre, on ne reviendra jamais, au XXe siècle, au niveau du début du XIXe siècle pour les criminels de droit commun mais cette évolution n'ira va pas sans certains retours en arrière. Une perspective que l’on peut aussi avoir en regardant d'autres pays comme les États-Unis, où on a plus condamné à mort récemment que dans les années 1960 ou 1970.

Votre travail s'intéresse notamment à la condition des condamnés à mort en attente de leur sort. Peut-on parler d'un processus opaque ?

C'est un processus relativement opaque. Du point de vue pénitentiaire, le condamné à mort n'est pas complètement mis au secret mais placé dans une cellule spéciale, surveillée par les gardiens, et parfois coupé des autres détenus. Cette mise au secret relative est parfois surjouée dans la presse : les journalistes, quand ils se rendent dans les quartiers des condamnés à mort, se mettent en scène comme dévoilant un secret particulièrement bien caché, avec des témoignages souvent mis en scène, parfois recueillis à travers des gardiens de prison.

Vous écrivez que « les condamnés sont livrés, pieds et poings liés, à un homme qui leur est opposé dans l’échelle des dignités : le chef de l’État, chargé de se prononcer sur leur vie ou leur mort ». Un face à face très symbolique.

Ce face à face est effectivement mis en scène par la presse qui essaie de recueillir des fuites du bureau présidentiel, notamment grâce à l’avocat du condamné. Le président de la République décide seul : il reçoit les avis des magistrats ayant siégé à l'audience, du conseil d'administration du ministère de la Justice puis du ministre, mais n'est pas tenu par ceux-ci. La grâce, même si le décret est contresigné par le ministre de la Justice, reste sa prérogative – seul Clemenceau, pendant la Première Guerre mondiale, essaie de la retirer à Raymond Poincaré, qui se laisse faire temporairement.

Le président prononce plus souvent la grâce que ce que lui recommandent les magistrats ou les fonctionnaires du ministère de la Justice.

Il suit leur avis la majorité du temps mais est d'un avis différent dans 10 à 15 % des cas, en règle générale dans le sens d'une plus grande indulgence. C'est assez systématique : à chaque niveau de conseil ou de décision supplémentaire, on constate cette sorte de « pente d'indulgence ».

Entre 1909 et 1913, Fallières, pourtant réputé abolitionniste, fait exécuter une dizaine de condamnés dont le ministère de la Justice lui avait pourtant recommandé la grâce. Comment explique-t-on cela ?

L'explication est simple : ce sont souvent des satyres assassins, coupables d'agressions sexuelles sur des jeunes filles ou des enfants. Ils sont assez systématiquement exécutés, y compris sous d'autres présidents, même si beaucoup d'experts psychiatres les considèrent comme n'étant pas complètement responsables de leurs actes car soumis à des pulsions.

On voit également l'importance attachée aux assassinats d'enfants dans le fait qu'au XXe siècle, on crée deux incriminations supplémentaires pouvant conduire à une condamnation à mort, le kidnapping d'enfant suivi de mort et la maltraitance sur enfant. Ou encore dans le fait que Valéry Giscard d'Estaing citait, parmi les deux cas où il était prêt à ne pas gracier, les criminels s'en étant pris à des enfants.

Les taux de grâce sont étonnamment similaires entre les différents présidents. Alexandre Millerand, élu en 1920 par la « Chambre bleu horizon », et Gaston Doumergue, élu en 1924 par le « Cartel des gauches », l'accordent tous les deux à 64 % des condamnés...

Sous la IIIe République, il existe ce que j'ai appelé une « constante macabre » de la guillotine : grosso modo, les présidents gracient deux-tiers des condamnés à mort et en font exécuter un tiers. Des taux que l'on retrouve de manière relativement constante, avec quand même des inflexions au moment des guerres ou au fil des mandats. Il y a cette idée qu'être président, c'est satisfaire à la fois suffisamment la clémence et la soif de vindicte de l'opinion publique, dans une sorte d'équilibre.

Cette régularité est étonnante, d’autant plus que l’on n'a pas le sentiment que chaque président s'inspire de la pratique antérieure. Il est difficile de l'expliquer à part par une routine bureaucratique, puisqu'on retrouve cette même stabilité dans le cas des magistrats qui ont siégé à l'audience, qui réclament en moyenne l'exécution dans leurs rapports dans 40 % à 45 % des cas – et ce alors qu'il s'agit de procureurs et de présidents de cours d'assises dispersés sur l'ensemble du territoire.

Qu'il s'agisse de gracier ou non, cette pratique du droit de grâce fait-elle débat dans l'opinion ?

Le droit de grâce fait parler au moment des débats de 1906-1908, quand on reproche au président Fallières un abus de pouvoir avec ses grâces systématiques. On évoque alors l’idée de retirer ce pouvoir au président pour le confier à une sorte de « tribunal des grâces ». Un débat que l'on retrouve en 1946 au moment de la création du Conseil supérieur de la magistrature. Le droit de grâce sera ensuite discuté dans les années 1970 dans le cadre du débat abolitionniste. Sinon, il relève d'un fonctionnement normal et attendu de la part du président de la République, dans un sens ou dans l’autre.

Entre 1887 et 1941, aucune femme n'est exécutée. Est-ce une décision concertée ?

C'est une tradition qui s’est, je pense, instituée de manière inconsciente à partir de 1887 mais qui est clairement formulée à partir de 1906. À ce moment-là, le conseil d'administration de la chancellerie, quand il voit passer le dossier d'une condamnée et ne lui trouve pas d'excuses, recommande la grâce en mettant en avant la tradition qui fait qu'on n'exécute plus les femmes. En partie parce qu’elles sont considérées comme plus « irresponsables », plus soumises aux passions, en partie du fait qu’elles sont moins présentes dans les affaires de criminalité crapuleuse et davantage dans les crimes familiaux – notamment ceux définis à l'époque comme « passionnels ».

Entre 1941 et 1949, le maréchal Pétain et le socialiste Vincent Auriol refusent huit fois la grâce à des condamnées alors que De Gaulle, notamment, les gracie systématiquement.

Bien qu'il lui ait accordé le droit de vote, De Gaulle affiche une vision très conservatrice de la femme qui, dans ce cadre-là, paradoxalement, la protège. La femme est vue comme la potentielle mère : tuer une femme, c'est aussi tuer ses potentiels enfants et ce n'est donc pas acceptable.

Pétain, lui, a aussi une vision conservatrice des femmes mais en fait exécuter pour les « remettre à leur place », notamment celles qui se sont rebellées contre les normes familiales : des parricides et des conjuguicides. Le cas de l'avorteuse Marie-Louise Giraud s'approche de ces cas de figure, mais elle pourrait être considérée comme une condamnée politique, ayant été condamnée par une juridiction d'exception, le Tribunal d’État.

L'exécution par la guillotine, symbolique du régime républicain depuis la Révolution, fait-elle débat au XXe siècle ?

Elle est uniquement débattue dans la presse mais très souvent pour mettre en avant l'efficacité du système français par rapport aux autres modes d'exécution. On s'intéresse à la chaise électrique ou à la chambre à gaz aux États-Unis mais les journalistes envoyés assister à ce type d'exécution expliquent que cela n'est pas aussi efficace que la guillotine. Malgré le caractère sanglant de cette dernière, une certaine efficacité, un caractère indolore plaident pour son maintien. On se situe aussi après la « querelle des têtes coupées » qu'Anne Carol a étudié dans un de ses ouvrages, Physiologie de la veuve. Une histoire médicale de la guillotine : jusqu'à la fin du XIXe siècle, on craint qu'il y ait une période de survie de la tête coupée après la décapitation. Cette crainte ne disparaît pas complètement au XXe siècle mais fait place au modèle de la mort par inhibition, à l'idée que le coup sur la moelle épinière tue instantanément le condamné.

Une semaine après l'exécution de l'Allemand Eugène Weidmann devant la prison de Versailles, en juin 1939, le gouvernement Daladier décide par décret que les exécutions auront lieu en privé, à l'intérieur des prisons. Cette exécution était-elle plus « scandaleuse » que les autres ?

Le débat sur la suppression de la publicité existe dès la fin du XIXe siècle, avec des propositions de loi sénatoriales en ce sens qui n'aboutissent jamais. Daladier, parce qu'il dispose des pleins pouvoirs, la met en application. L'atmosphère de scandale existait autour de beaucoup d'exécutions, même si celle de Weidmann a été particulièrement relayée par la presse. C'est plus le contexte de redressement moral de la France à l'approche de la guerre qui joue, que le scandale en lui-même. Et celui-ci est moins dû à des scènes désolantes dont on n’a pas la preuve qu'elles ont vraiment eu lieu – certains récits de presse témoignent d'une bonne tenue du public – qu'à la renommée même de Weidmann, un des criminels les plus célèbres de son temps.

Peut-on dire que jusque-là, les exécutions étaient véritablement publiques ?

Je reprends les conclusions d'Emmanuel Taïeb dans La Guillotine au secret, qui montre la mise au secret progressive de la guillotine, ce qu'il appelle son « arraisonnement pénitentiaire ». Le fait que la guillotine va d'abord se transporter des places publiques aux portes des prisons, avant d'être absorbée par elles. On est dans un régime semi-public d'exécution : tout est fait pour la camoufler et que le public ne puisse voir que les croupes des chevaux des gardes mobilisés pour l’encadrer.

On peut en revanche nuancer cette fin des exécutions publiques par le fait qu'entre 1943 et 1946, la guillotine est remplacée par le peloton d'exécution, y compris pour les condamnés de droit commun. Or, ces exécutions ont lieu sur des champs de tir, qui ne sont pas publics mais difficilement camouflables, ce qui fait que certaines personnes ont pu, malgré tout, y assister. J'ai obtenu le témoignage d'un avocat qui raconte avoir assisté à ce genre d'exécutions lorsqu'il était enfant, à Digne.

Au final, quelles ruptures historiques avez-vous constaté dans cette analyse de la façon dont l'État mettait à mort certains de ses administrés ? En quoi la façon dont est traité le condamné à mort de 1920 diffère de celui de 1980 ?

Je dirais que la période 1906-1939 forme un tout assez cohérent et qu'après, on entre dans une phase de transition qui dure jusqu'en 1953-1955 : l'exécution devient privée et l'incarcération du condamné réglementée – avec la fin du port obligatoire des chaînes dans les cellules… Ensuite, on entre dans un nouveau régime, toujours aussi archaïque du point de vue de l'exécution, avec un mode d'incarcération en large partie identique quoiqu’allégé, mais avec, surtout, moins de condamnations à mort.

Cette baisse est liée à la propagation de l'idéologie des droits humains en réaction à la barbarie de la Seconde Guerre mondiale, avec le préambule à la Constitution de 1946, la Déclaration universelle des droits de l'homme de 1948 ou l'abolition de la peine de mort dans des pays voisins.

C'est aussi le moment du déploiement de l’État-Providence et de la Sécurité sociale, qui viennent pallier les déficiences de la société. En effet, ce ne sont plus uniquement les individus qui sont responsables de leurs actes, mais la société dans son ensemble, qui est jugée dysfonctionnelle.

Le Châtiment suprême. L'application de la peine de mort en France (1906-1981) de Nicolas Picard est paru aux éditions IUV.