Long Format

Tom Mooney, martyr du syndicalisme ouvrier américain

le par - modifié le 16/02/2021
le par - modifié le 16/02/2021

Condamné à tort pour terrorisme, le « Dreyfus américain » fait l’objet d’une immense campagne de réhabilitation par la presse de gauche internationale au début des années trente. En France, plusieurs grandes voix s’élèvent contre l’arbitraire judiciaire et pour sa libération.

« Depuis trois ans, Mooney languit en cellule et demande la mort prompte plutôt que la mort lente à laquelle il est condamné, au mépris de toute justice.

Du tombeau où il est enfermé vivant, sa voix désespérée est entendue, par intervalles, avec une indicible émotion, par ses amis, par les amis de la vérité et du droit, et avec indifférence par les ‘démocrates’. »

Ainsi parle l’intellectuel et militant Boris Souvarine le 13 septembre 1919 dans Le Populaire, lors d’un article entièrement consacré à l’ouvrier fondeur et syndicaliste américain de l’Industrial Workers of the World (IWW), Tom Mooney (1882-1942).

Le 22 juillet 1916 s’était tenue une énorme manifestation à San Francisco, une « parade », organisée par la chambre de commerce de la ville pour préparer l’entrée en guerre des Etats-Unis contre l’Allemagne. Une bombe éclata sur le trajet de la manifestation, causant dix morts et quarante blessés. Tom Mooney et son camarade Warren Billings (1893-1972), connus pour leurs positions pacifistes, furent accusés d’avoir fait sauter la bombe et furent condamnés à la peine de mort en février 1917. En 1918, le président Woodrow Wilson commua la peine de mort en perpétuité.

Ce n’est pas la première fois que Boris Souvarine s’attarde sur le cas de Mooney et cette préoccupation préfigure l’attention grandissante dont le syndicaliste américain sera l’objet au fil des années ; par la presse militante, certes, mais aussi par la presse d’information. Suite à de nouveaux éléments attestant de l’innocence de Mooney, un avis intitulé « Une erreur judiciaire » paraîtra dans plusieurs journaux, dont par exemple La Dépêche ou Le Journal des débats politiques et littéraires.

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C’est au début des années 1930 que le ton monte significativement en France, du fait de la création du Comité Tom Mooney puis du Comité Mooney-Scottsboro, du nom des « Huit de Scottsboro », ces huit Noirs accusés de viol et condamnés à mort. Tous sont innocents, et c’est cette innocence qui va être brandie par plusieurs périodiques, face à ceux qui, comme Le Petit marseillais, ont surnommé le syndicaliste américain le « terroriste Tom Money [sic] » (26 février 1932).

Une innocence qui est l’occasion de rappeler le souvenir d’autres militants, tels les célèbres Nicolas Sacco et Bartolomeo Vanzetti : « Nous ne devons entretenir aucune illusion en ce qui concerne la décision de la Cour suprême d'Alabama. Nous n'avons pas oublié que bien qu'il fût archi-prouvé que Sacco et Vanzetti étaient innocents, ils furent assassinés », écrit le quotidien communiste L’Humanité du 20 janvier 1932.

Quant à l’hebdomadaire de l’Union Anarchiste Le Libertaire, il titre l’un de ses articles, le 15 avril : « Une nouvelle affaire Sacco-Vanzetti aux Etats-Unis ». Il réitèrera ultérieurement, lors du lancement d’une souscription pour que le journal continue à vivre :

« Avec ce numéro du 1er octobre nous commencerons une campagne pour les militants syndicalistes Tom Mooney, Billings qui depuis seize ans souffrent dans les geôles américaines, pour un attentat dont ils sont innocents.

Nous dénoncerons cette nouvelle affaire Sacco-Vanzetti en publiant une série de documents qui prouvent l’innocence de ces deux martyrs. »

Pour d’autres, comme Les Cahiers des droits de l’Homme du 10 juillet 1932, il s’agit d’« Une affaire Dreyfus aux Etats-Unis ». L’organe de la Ligue des Droits de l’Homme sait de quoi il parle, son association ayant été créée au moment de « l’Affaire ». Cet article, une tribune libre de Magdeleine Paz, sait en outre s’emparer des mots qui fleurirent alors, tel celui de « justice », sur lequel la conclusion insiste :

« Il y aura bientôt seize ans que Mooney et Billings sont enterrés vivants dans les geôles californiennes. La parole est maintenant aux hommes épris de justice, aux consciences libres de ce monde. »

La journaliste et militante socialiste Magdeleine Paz est très investie dans le combat pour la libération de Mooney comme dans celui pour les « Huit de Scottsboro ». Le 19 juin 1932, Le Populaire a annoncé la tenue d’un meeting à Wagram organisé par le « Comité pour la libération de Tom Mooney et la défense des Nègres de Scottsborough » auquel ont participé de nombreux intellectuels. Quelques jours après, le 24 juin, L’Humanité enrage :

« Alors que depuis un an ils n'ont pas soufflé mot de cette affaire, le Populaire s'est réveillé brusquement cinq jours avant l'exécution, pour annoncer un meeting d'un certain comité Tom Mooney, affublé également, pour la circonstance, du titre usurpé de ‘Comité de défense des nègres de Scottsborough’. »

La « défense » de Mooney est aussi l’enjeu d’une âpre bataille entre les différentes organisations de gauche pour son leadership. Mais on sait aussi se regrouper pour la bonne cause, comme en témoigne un autre meeting organisé le 13 mars 1933 dans la même salle Wagram à Paris, « pour protester contre l'incarcération de Tom Mooney et de Warren Billings qui, en dépit de leur innocence reconnue, dure depuis 17 ans ». Sous la présidence de Paul Langevin, assisté de Magdeleine Paz et de Maurice Delepine, on voit défiler, parmi les intervenants : Georges Pioch, membre du Comité central de la Ligue des Droits de l'Homme, Léon Blum, député socialiste de l'Aude, Sébastien Faure, militant et conférencier anarchiste ou Marcelle Capy du Secours Rouge.

Entre-temps, la mère de Mooney est devenue une icône de cette lutte et vient même de participer à des meetings en France. Le 6 mars 1932, The Chicago tribune and the daily news qui suit l’affaire depuis ses débuts, avait publié une photo de « « Mother Mary » Mooney, âgée de 84 ans et que le président Hoover « vient de refuser de recevoir à la Maison Blanche ». Une « Mother Mary » avec laquelle les lecteurs français auront également l’occasion de se familiariser.

Le même Chicago tribune avait annoncé dans son édition du 26 janvier 1932 que Mooney avait accepté la présidence honorifique d’une « Olympiade internationale des ouvriers », compétition communiste destinée à s’opposer aux jeux olympiques de Los Angeles à l’été 1932. Lors de ceux-ci, le 29 août, un envoyé spécial de L’Intransigeant avait informé ses lecteurs que des jeunes gens se s’étaient jetés sur la piste à la fin de la cérémonie, en criant « Libérez Tom Mooney ». Le 24 juin 1933, L’Intransigeant annoncera qu’un film va être tourné par Bryan Foy, Tom Mooney parle, dont le titre se modifiera ensuite en Le Cas étrange de Tom Mooney.

Le 25 mars 1933, une dépêche de L’Humanité en provenance de San Francisco apprend que le « tribunal suprême de l'Etat de Californie a accepté de réviser le procès de notre camarade Tom Mooney ». La révision est célébrée par les journaux de gauche. « Tom Mooney wins new trial », proclame en Une le Chicago tribune du 26 mars. Le 10 juin, Les Cahiers des Droits de l’Homme, quant à eux, consacrent à cette décision un article intitulé « Une victoire », rappelant dès la première phrase qu’ils « ont contribué à [la] remporter ». L’article précise que « les dépêches ne spécifient pas ce qu’il advient de Warren Billings, ni si la libération immédiate a suivi l’acquittement. Quoi qu’il en soit, l’arrêt déjà rendu est d’excellent augure ».

Mais Mooney ne sera pas libéré. « Nous nous sommes réjouis trop tôt », consigne, amère, Magdeleine Paz le 30 juin 1933 dans Les Cahiers des Droits de l’Homme. Elle ajoute :

« Tom Mooney, acquitté le 23 mai dernier, a dû regagner la prison de San Quentin d’où il était sorti pour comparaître, à sa demande, devant le jury de San Francisco ; il n’en pourra franchir le seuil que si la pression internationale s’accentue à nouveau. »

En janvier 1935, la révision du procès du « Dreyfus américain » (Le Petit journal, 4 septembre 1934) est rejetée par la Cour suprême.

1937 est une nouvelle étape. Le 15 janvier, la Ligue des droits de l’Homme publie dans son organe une lettre ouverte au Président des Etats-Unis d’Amérique :

« Nous avons l’honneur d’attirer votre haute attention sur MM. Thomas J. Mooney et Warren K. Billings, détenus à la suite de condamnations prononcées contre eux en 1916 et 1917, pour atteinte à la sécurité publique. Les deux témoins principaux dont la déposition entraîna la condamnation de MM. Mooney et Billings se sont depuis rétractés, le véritable auteur de l’attentat s’est dénoncé et le juge qui avait, de bonne foi, prononcé la sentence, a demandé lui-même la révision du procès, ainsi que onze sur douze des jurés qui l’avaient, assisté.

Bien qu’un nouveau procès eût entraîné, en 1933, l’acquittement de Thomas Mooney, celui-ci n’a pas été libéré et plusieurs demandes de grâce faites en sa faveur et en faveur de M. Billings n’ont pas abouti. Notre association ne pouvait manquer de se joindre à ceux qui, de toutes parts, ont appuyé ces recours. Il n’est pas douteux maintenant que la condamnation de Mooney et Billings ait été le résultat d’une erreur judiciaire dont le retentissement a été immense, et l’opinion publique mondiale apprendrait avec satis faction qu’une mesure de clémence a été prise en faveur de ces deux innocents détenus depuis près de vingt ans.

La Ligue des Droits de l’Homme qui, avec tous les démocrates, a salué votre réélection comme la victoire des principes de liberté et de justice vous serait infiniment reconnaissante, Monsieur le Président, de vouloir bien envisager une mesure prochaine qui, en attendant qu’ils aient obtenu complète réparation, mettrait en liberté Tom Mooney et Warren Billings. Veuillez agréer, Monsieur le Président, l’assurance de notre très haute considération. »

Hollywood n’est pas en reste, et envoie un message pour demander la grâce du syndicaliste, message publié par L’Intransigeant du 8 mai 1937 :

« Nous, soussignés, acteurs, metteurs en scène et écrivains d’Hollywood, exprimant ce que nous sentons être l’opinion du peuple de la Californie, prenons ce moyen d’insister auprès de l’Assemblée de l’Etat pour qu’elle fasse accorder par le gouverneur une grâce complète pour Thomas J. Mooney. »

Vient, enfin, la libération tant espérée, tant attendue, après vingt-trois années passées en prison. Le 4 janvier 1939, plusieurs journaux dont L’Œuvre annoncent que Tom Mooney a été gracié par Cuthbert Olson, gouverneur de l’Etat de Californie. Warren Billings, quant à lui, sera gracié par la Cour suprême en octobre 1939.

Le jour de la libération de Mooney, le gouverneur Olson ne pourra prendre la parole : bouleversé par l’émotion, il s’évanouira. Une photo de Mooney, debout, un chapeau à la main, se retrouve dans maints journaux français. Mais c’est à Paris-soir et à son édition du 10 janvier que revient de publier dans sa fameuse dernière page le premier cliché de sa sortie de prison.

La journaliste Germaine Decaris lui consacre un article dans L’Œuvre du 9 janvier 1939. Elle y rappelle que la campagne internationale fut décisive pour la libération de Mooney et en profite pour rendre hommage à Magdeleine Paz. Elle y salue, aussi, la mémoire de la mère du syndicaliste, surnommée « Marie-Cœur-de-lion » par les Américains. « Hier, 8 janvier 1939, il a cessé d'être un prisonnier. Mais Marie-Cœur-de-Lion est morte depuis deux ans », conclut-elle son article.

Le 11 janvier, dans Syndicats, « Hebdomadaire du monde du travail », le correcteur et militant syndicaliste Albert Guigi consacre un long article à Mooney, et relate pour la première fois la visite qu’il lui fit en 1938 :

« Nous parlons depuis une heure, l'heure réglementaire. Le gardien arrête notre entretien. Mooney me serre la main entre les deux siennes.

Nos yeux s'embuent. "Notre prochaine rencontre à Paris", lui dis-je. Il sourit, et nous nous séparons. Je suis libre, et il retourne à son calvaire. »

Mais il n’y aura pas de rencontre à Paris. La vie d’homme libre de Tom Mooney sera de courte durée : il mourra en mars 1942. « Tous les syndicalistes se souviennent du calvaire de cet Américain qui était l’un des leurs », souligne l’« hebdomadaire populaire syndicaliste » Au travail.

L’article de janvier 1939 de Germaine Decaris avait débuté par des vers issus de la plume d’un des grands poètes américains, Langston Hughes, vers qu’il avait tracés un jour de 1932 :

« Tom Mooney
Tom MOONEY
TOM MOONEY

Un homme avec le titre de gouverneur a parlé
Et vous n'êtes pas libre
Un homme avec le titre de gouverneur a parlé
Et les barreaux d'acier continuent de vous entourer
Ainsi que les murs de la prison
Et vous n'êtes pas libre
Mais l'homme avec le titre de gouverneur
Ne sait pas
Que, sur toute la surface de la terre aujourd'hui
Les ouvriers prononcent ce nom

Tom Mooney
Tom MOONEY
TOM MOONEY

Et les ondes du son se propagent
D'Afrique en Chine,
De l'Inde en Allemagne,
De Russie en Argentine,
Secouant les barreaux,
Secouant les murs,
Secouant la terre
Jusqu'à ce que le monde entier tombe aux mains des ouvriers
Le nom du gouverneur sera alors tout à fait oublié

Mais on se souviendra toujours du nom de TOM MOONEY
Les écoles seront nommées TOM MOONEY
Les fermes seront nommées TOM MOONEY
Les digues seront nommées TOM MOONEY
Les usines seront nommées TOM MOONEY... »

Le vœu de Langston Hughes aura-t-il été exhaussé ? Si les noms de Sacco et Vanzetti comme celui de Joe Hill ont été immortalisés et popularisés par la voix de Joan Baez, le nom de Tom Mooney, lui, n’a pas bénéficié de cette postérité.

Son affaire et son nom participent pourtant de l’histoire de la solidarité internationaliste que les années trente du XXe siècle auront mis plus d’une fois à leur agenda, avec une ferveur transcendant les couleurs de peau, les organisations politiques et les classes sociales. Et dans laquelle l’action des journalistes militants et de leur presse fut déterminante.

Anne Mathieu est maîtresse de conférences habilitée à diriger des recherches à l’université de Lorraine (site de Nancy) et membre de l'Equipe Telem de l'Université Bordeaux Montaigne. Elle dirige la revue Aden et le site internet https://reporters-et-cie.guerredespagne.fr/, au sujet des journalistes et intellectuels antifascistes français et étrangers avant et pendant la Guerre d’Espagne.