Le samedi 12 août 1951, vers 9h30 du matin, cinq coups de feu résonnent dans un bel appartement bourgeois du centre d’Orléans. Le député-maire de la ville, Pierre Chevallier, s’effondre au sol. Tué par sa femme, Yvonne. Il venait, la veille, d’être nommé secrétaire d’État à l’Enseignement technique, à la jeunesse et aux sports, dans le deuxième gouvernement de René Pleven.
Ce « fait divers » a fait couler beaucoup d’encre – à l’époque, bien sûr, mais par la suite également. La vie et la personnalité d’Yvonne Chevallier, mère de famille rangée et meurtrière impitoyable, ont été scrutées à la loupe : supportant mal la carrière politique de son mari, désespérée de ses infidélités, elle aurait fini par commettre un de ces « crimes passionnels » que l’époque considère encore avec indulgence, en n’y voyant qu’un coup de folie passager, justifié par l’inconduite de la victime et qui ne met pas en péril la société dans son ensemble – voir sur ce point les analyses d’A.C. Ambroise-Rendu dans le podcast sur l’affaire.
De fait, Yvonne Chevallier fut acquittée l’année suivante par un jury populaire de la Haute-Marne, son procès ayant été dépaysé à Reims. Les jurés, mais aussi une large partie du public et jusqu’à l’avocat général, avaient choisi de voir en elle moins une dangereuse désaxée, qu’une épouse et une mère bafouée par le comportement d’un mari indique.
Médecin, ancien résistant, député-maire plusieurs fois réélu, Pierre Chevallier semblait pourtant incarner les valeurs humanistes et progressistes de la gauche d’après-guerre. Comment sa fin sordide et l’enquête judiciaire qui en a découlé ont-elles pu inverser à ce point son image ? De quelle manière la presse y a-t-elle contribué ? Où se situe, au bout du compte, la « vérité » de Pierre Chevallier ? A-t-il été victime d’un procès outrageusement à charge ? Ou bien sa dualité s’ancrait-elle dans l’habitus masculin de l’époque ? S’il n’est pas aisé d’apporter des réponses claires à ces questions, on peut, à tout le moins, tenter de cerner la distorsion qui se construit entre image publique et dessous privés, altérant irrémédiablement la réputation d’un homme en apparence « au-dessus de tout soupçon ».
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Yvonne Chevallier, meurtrière acquittée pour « crime passionnel »

Au moment des faits, Pierre Chevallier est un homme politique de 42 ans en pleine ascension, comme le rappelle ce bref résumé de sa carrière :
« M. Pierre Chevallier était né à Orléans le 30 janvier 1909. Docteur en médecine, il s’installa à Orléans puis embrassa la carrière politique. Pendant l'occupation il entra dans la Résistance et à la Libération, fut élu maire d’Orléans et réélu en 1947.
Membre des deux Assemblées Nationales Constituantes, il fut élu en 1946 membre de l’Assemblée nationale et réélu en juin 1951. Inscrit à l'Union Démocratique et socialiste de la Résistance, il était, depuis juillet 195, président du groupe parlementaire de l'UDSR.
M. Pierre Chevallier était Chevallier de Ia Légion d’Honneur et titulaire de la Croix de Guerre 1939-1945. »
La neutralité du topo biographique peine à traduire la ferveur dont semblait faire l’objet le député-maire d’Orléans, ainsi que son statut d’« étoile montante » de la vie politique française. Le même organe précise en effet que Pierre Chevallier avait d’abord été un « médecin de grande valeur, idole de ses malades, auprès desquels il se dépensait sans compter ». Pendant la campagne de France, en 1940, « le major Chevallier se conduit comme un héros, soignant les blessés sous les bombardements, littéralement admirable de dévouement. » Fait prisonnier, emmené dans un oflag près de Münster, il est libéré en janvier 1941 et s’engage au sein du réseau Libération-nord sans jamais être arrêté. À la Libération, maire remplaçant, puis maire élu et député,
« il apportera à ses fonctions administratives le même zèle qu’à sa profession médicale, il se donne corps et âme à la reconstruction d’une ville terriblement ravagée par les bombardements de 1940 et de 1945.
Tout le monde à Orléans l’admire, car s’il a des adversaires politiques, il n’a aucun ennemi. »
Entre 1945 et 1951, le nom de Pierre Chevallier a connu dans la presse nationale une lente montée en visibilité. Il est bien sûr associé aux projets qu’il rejette ou soutient : protestation contre la liquidation de l’Entraide française en février 1949 (La Croix du 10 février), reconduction de l’allocation temporaire aux vieux en mars de la même année (L’Aube, 11 mars 1949), accueil de René Pleven à Orléans en mai 1950 (L’Aube du 9 mai 1950)...
Puis sa carrière décolle : en juillet 1950, il est élu président du groupe UDSR à l’Assemblée nationale ; en novembre 1950, il a déposé, avec le radical François Delcos, une proposition de réforme constitutionnelle, qui sera suivie, en février 1951 d’une autre proposition pour le rétablissement du scrutin uninominal à deux tours. Le 24 mai 1951, il a droit, dans L’Aurore, à un portrait photographique inséré dans la rubrique « Les hommes du jour », en tant que spécialiste des « armes secrètes » ; le même journal sollicite son opinion, le 2 août 1951, dans une autre rubrique, « Ce qu’ils en disent dans les couloirs ».
Enfin, dans les journaux des 11 et 12 août 1951, c’est en tant que nouveau membre du gouvernement qu’il est mentionné – tout en bas de l’échelle protocolaire, certes, mais avec une belle marge de progression devant lui. La bascule dans la rubrique des « faits divers » n’en est que plus spectaculaire : car à partir du 13 août, c’est aux dessous peu ragoûtants de sa vie intime qu’est désormais associé son nom.
À dire vrai, les complications de sa vie conjugale et sentimentales n’étaient un mystère ni pour ses proches, ni pour ses collaborateurs. « Depuis longtemps, dans l’entourage du ministre, on savait qu’il tenait sa femme à l’écart de sa carrière. », relate par exemple Ce soir du 14 août 1951, deux jours après le crime. Vibrant d’indignation contre la meurtrière, Le Parisien libéré du 13 août sa fait l’écho indirect des rumeurs qui circulaient à propos du député-maire :
« Demain, les amateurs de scandale, trop heureux de ramasser les ragots qui trainent dans une préfecture ou chacun épie son voisin, ne manqueront pas de cligner de l’œil d’un air entendu : ‘si elle a tué, c’est parce qu’il avait une maîtresse ; il voulait quitter pour elle une épouse dévouée et deux petits enfants.’ »
Ces ragots reposent de fait sur la réalité : il était de notoriété publique que Pierre Chevallier délaissait sa femme, Yvonne, née Rousseau, fille de petits paysans du Loiret rencontrée en 1935 à l’hôpital d’Orléans, où elle était élève sage-femme, puis épousée au cours d’une brève permission, le 26 décembre 1939, peut-être en raison du contexte indécis. « Cette union, considère La Bourgogne républicaine du 14 août 1951, ne fut pas considérée d’un œil favorable par l’entourage du jeune médecin. (...) »
« Yvonne Chevallier conçut rapidement un vif ressentiment de la froideur avec laquelle elle était accueillie dans sa belle-famille.
Ce sentiment joint à son caractère entier et jaloux fit qu’une mésentente régna assez rapidement dans le ménage. »
Mais c’est surtout l’entrée en politique de Pierre Chevallier, à partir de 1944-45, qui semble avoir considérablement fragilisé le couple, malgré la naissance de deux fils, Thugal en 1940 et Mathieu en 1945. Selon le même organe :
« La vie politique active du jeune médecin éloigna les époux l’un de l’autre.
Président du groupe de l’UDSR, Pierre Chevallier disposait d’un petit appartement à Paris et ne se rendait dans sa ville que pour de brèves fins de semaine.
Mme Chevallier, maladivement jalouse de son mari, lui reprochait de la délaisser au profit de la politique et le soupçonnait d’avoir une liaison à Paris. »
Le Parisien libéré n’hésite pas, pour sa part, à camper l’épouse du maire véritable virago :
« Ce que secrétaires et domestiques seront unanimes à dire tout à l’heure, c’est que la femme du député-maire est devenue une abominable mégère.
Au moindre prétexte, elle casse des meubles, elle passe littéralement son temps à importuner son mari ; elle lui téléphone dix fois par jour au conseil municipal, à ses consultations, à la Chambre (...).
Bête sous des dehors souriants, méchante de plus en plus, elle ne cesse de reprocher à son mari cette ascension qui fait de lui un personnage consulaire. De la jalousie, vous dis-je, et de la plus basse espèce... »
Au moment des faits, c’est donc la meurtrière qui fait l’unanimité contre elle : décrite tantôt comme un « être primitif », mal dégagée de sa rusticité originelle (Le Parisien libéré, 3 novembre 1952) tantôt comme une « arriviste » et une « ambitieuse » (Ce soir, 14 août 1951), elle est la femme qui a privé la ville, le département, le pays entier, d’un homme de valeur. Les Orléanais ne craignent qu’une chose, qu’elle soit soustraite à la sanction pénale pour irresponsabilité.
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Le 16 août 1951, Pierre Chevallier a droit à des obsèques nationales. Comme le rapporte un long article circonstancié du Parisien libéré du lendemain, le trajet du cortège est drapé de noir, la foule est massée dans les rues, de nombreux corps militaires et civils sont représentés, ainsi que plusieurs organisations de résistance et un important contingent de parlementaires. Le président du Conseil, René Pleven, est bien sûr présent et prononce, au nom du gouvernement, le plus solennel des quatre discours délivrés ce jour-là. Les origines du drame sont à peine évoquées. Selon Le Parisien libéré, « celui que devait prononcer M. Secrétain, directeur du journal régional La République du Centre, ami intime du mort, devait être le seul à faire allusion ”à l’acte abominable d'une demi-démente” » (17 août).
Yvonne Chevallier, elle, est en prison depuis le 12 au soir. Les enfants du couple ont été confiés à des proches.
Un an et demi plus tard, le 5 novembre 1952, s’ouvre le procès d’Yvonne Chevallier, et c’est peu dire que l’image du brillant édile a vacillé. La mésentente du couple, l’absentéisme de Pierre Chevallier, ses infidélités, tout particulièrement la dernière, avec une jeune et belle commerçante d’Orléans, Jeanne Perreau, ont fait les gros titres de la presse. Tout le monde sait désormais que le ménage Chevallier était profondément désaccordé, et que Pierre n’aspirait plus qu’à quitter sa femme, qu’il accusait même d’avoir « détraqué » leurs enfants (Le Parisien libéré, 7 novembre 1952).
À l’époque, cependant, l’adultère masculin restait plus ou moins toléré, et un divorce n’avait rien d’insurmontable, même s’il comportait un risque politique. Quels éléments nouveaux ont pu être portés à la connaissance du public pour que plus personne, ou presque, n'ose défendre la mémoire du maire assassiné ?
Il y a d’abord l’enchaînement des faits qui ont mené au meurtre et montré Pierre Chevallier sous un visage nettement moins sympathique que celui que lui connaissaient ses administrés. En mai 1951, Yvonne Chevallier avait trouvé dans une poche de veston de son mari une lettre tendre signée « Jeanne ». La tension conjugale atteint alors son paroxysme : dans le contexte chargé des élections législatives de juin 1951, Pierre interdit à sa femme de venir à Paris puis l’envoie, pendant le mois de juillet, en vacances aux Sables-d’Olonne, avec les deux enfants – ou plutôt, selon Ce soir du 5 novembre 1952, il l’y « expédie », pour se débarrasser d’elle, dans une « modeste pension », en lui comptant l’argent.
Désespérée, Yvonne ne contrôle plus sa consommation de café, de tabac, de Maxiton, une amphétamine très en vogue à l’époque. Elle aurait même fait, sur son lieu de vacances, une tentative de suicide. À son retour, le dimanche 6 août, sa femme de ménage la décrit comme apathique et déprimée (Paris-Presse, 15 août 1952). Le lundi, n’y tenant plus, elle saute dans un train pour aller confronter son mari à Paris. Mais à l’Assemblée nationale, un huissier lui barre la route. Elle décide alors de l’attendre dans son petit pied-à-terre de la rue de Cambronne – sa « garçonnière », selon la presse ( L’Aurore du 3 novembre 1952) – mais son époux ne rentre pas de la nuit. Un reçu trouvé sur place laisse soupçonner une escapade en Auvergne avec Jeanne Perreau (Ce soir, 14 août 1951).
Le retour d’Yvonne Chevallier à Orléans tourne à la tragédie, mâtinée d’une pointe de vaudeville : l’épouse délaissée se rend chez un armurier pour s’acheter un revolver « qui tue à tous les coups », par crainte, dit-elle, des attaques communistes – pour se suicider, affirmera-t-elle au procès. Puis elle va trouver le mari de Jeanne Perreau – les deux couples se fréquentaient depuis plusieurs années –, co-gérant, avec sa femme, du magasin de textiles « À la ville de Paris », pour tenter de s’en faire un allié. Manœuvre inutile : résigné aux infidélités de sa femme, escomptant même, peut-être, des avantages, pour lui-même et son commerce, de cette liaison en haut-lieu, M. Perreau affirme que les choses se tasseront d’elles-mêmes, et conseille à Yvonne d’aller voir un psychiatre.
C’est au matin du 12 août que tout se joue : Pierre Chevallier, fraîchement nommé secrétaire d’État à Paris, doit repasser brièvement chez lui, à Orléans, pour se changer, avant d’aller inaugurer une foire agricole à Châtillon-sur-Loire. Entre-temps, Yvonne lui a écrit une lettre qui sera lue au procès et reproduite par la presse. Elle y promet de faire, désormais, des efforts pour lui rendre le bonheur « qu’il mérite », et n’hésite pas à faire son autocritique :
« Si j’avais été plus gentille, plus aimable, plus compréhensive, je n’en serais pas là.
Je t’ai lassé. »
Lassé, Pierre Chevallier l’est assurément. Amoureux d’une autre femme avec qui il espère peut-être refaire sa vie, malgré les difficultés d’un double divorce, le nouveau secrétaire d’État n’a pas la moindre envie de se rabibocher avec sa femme. Mais c’est surtout la manière dont il accueille et repousse cette ultime tentative qui va jeter sur l’homme un éclairage peu reluisant.
Si l’on suit la presse, qui relaie les propos d’Yvonne Chevallier formulés au cours de l’enquête, mais peut-être en partie déformés, la réaction du député-maire, dans l’espace clos de la chambre où il est en train de changer de chemise et de cravate, aurait été d’une grossièreté inouïe :
« Je ne discute pas avec une grue et une morue [...].
Je suis ministre, je ferai divorcer Perreau, je divorcerai, et toi tu resteras dans la crotte. »
Comme les corps des deux époux se frôlent au cours de l’échange, il repousse son épouse avec dégoût et franchit un palier supplémentaire dans l’insulte :
« Fous-moi le camp ! Tu me dégoûtes... Fini l’amour avec toi. Ce que c’est bon, avec elle... »
C’est à cet instant qu’Yvonne serait allée chercher le revolver dans une commode. Pour se tirer une balle dans la tête, réaffirmera-t-elle. Mais son mari n’en avait pas encore fini avec le jeu de massacre :
« Tue-toi ! Si tu le fais, c’est ce que tu auras fait de plus intelligent dans ta vie.
Mais tue-toi au moins quand je serai parti. »
C’est la phrase de trop : Yvonne Chevallier tire trois ou quatre fois sur son mari. Puis, apercevant son fils Mathieu en pleurs sur le seuil de la pièce, elle s’interrompt, prend la main de l’enfant, l’emmène chez la concierge au rez-de-chaussée, revient dans la chambre et décharge la ou les deux dernières balles sur ce qui est déjà le cadavre de Pierre Chevallier. « Post-scriptum » qui, pour beaucoup, montre un acharnement impardonnable. Yvonne, elle, justifie cette balle de trop par un ultime sursaut moral : ayant aperçu une photo de ses enfants sur la commode, elle aurait préféré s’épargner la tentation du suicide.
En novembre 1952, l’image de Pierre Chevallier n’était déjà plus, dans la presse, irréprochable : on le disait carriériste, mondain, grisé par la « vie parisienne », s’affichant aux bras d’actrices ou de bourgeoises huppées ( Paris-Presse, 5 novembre 1952). Mais c’est bien dans ce bref et décisif échange que le maire d’Orléans est passé de mari infidèle, modèle somme toute banal, à celui de monstre sans cœur au langage vulgaire et populacier, comme déconnecté de ses origines bourgeoises et de ses fonctions publiques. Yvonne Chevallier, au contraire, a ému le public, et jusqu’aux président et au procureur de la Cour d’assises, par ses allures de mater dolorosa, broyée par la cruauté d’un politicien perverti.
Ce qui va beaucoup jouer, aussi, pour abîmer l’image de l’édile « irréprochable », c’est l’allure et la personnalité de sa maîtresse. Lorsque Jeanne Perreau arrive au tribunal au bras de son mari, fascination et réprobation font frémir l’assistance :
« Grande, rousse, assez belle, extrêmement pâle, vêtue d’un imperméable marron, coiffée d’un béret vert, elle subit aussitôt un rush extraordinaire des photographes »,
écrit Ce soir du 6 novembre pour dépeindre la femme fatale. Son apparente maîtrise la dessert : « du genre qui n’a pas froid aux yeux », selon le Parisien libéré du 6 novembre, elle détaille sa liaison « sans gêne aucune ». L’indignation est à son comble quand, interrogée pour savoir si elle avait honte de cette relation, elle répond sans détour : « non ». Le Parisien libéré lui reconnaît tout de même, à cet instant, un « certain courage » (6 novembre). L’avocat d’Yvonne Chevallier, Me Aquaviva, lui, n’y va pas par quatre chemins :
« C’est vous, madame, qui devriez être dans le box des accusés à la place de Mme Chevallier. Je ne vous en dirai pas plus. »
La foule est apparemment du même avis, et c’est sous les huées que Jeanne Perreau quitte le tribunal de Reims, non sans avoir bravé une nouvelle fois la bien-pensance ambiante en affirmant avec panache :
« En amour, on n’est jamais puni. »
Après un procès qu’on a rarement vu « aussi favorable à la défense », selon la formule de Jean-Claude Pichon dans Le Parisien libéré du 6 novembre, et un délibéré de seulement quarante minute, Yvonne Chevallier est acquittée à l’unanimité des sept jurés, « sous les immenses applaudissements de la foule ». Plus qu’indulgent, le procureur lui-même avait suggéré de requalifier les faits en « coups et blessures ayant entraîné la mort sans intention de la donner », et ne réclamait que deux ans de prison, même s’il les voulait fermes, pour l’exemple. Et si quelques journalistes protestent contre ce qui leur apparaît comme un verdict pousse-au-crime, de nature à donner bien des sueurs froides aux maris volages, personne ne songe plus à accabler la malheureuse Yvonne Chevallier, dont le seul défaut aurait été d’avoir trop ou mal aimé.
Dans la France du début des années 1950, pétrie des valeurs natalistes et familialistes du « baby-boom », cette étonnante mansuétude a ses raisons. En faisant passer son désir avant sa famille, en ne respectant pas les règles tacites de l’adultère, toléré seulement s’il reste discret et sans incidence sur le couple légitime, en laissant affleurer sous ses propos une libido brutale et crue, Pierre Chevallier a rageusement transgressé les normes régissant les inconduites masculines et par là-même, signé son arrêt de mort, autant que ruiné sa réputation.
Aussi ses amis et ses proches, témoins de la partie civile, ont-ils échoué à inverser la dynamique du procès : s’ils insistent tous sur la carrière politique irréprochable du député-maire et sa popularité à Orléans, ils ne peuvent gommer la déplorable impression produite par le dernier échange entre les époux. Il n’est pourtant retranscrit que sur la seule base du témoignage d’Yvonne Chevallier. Or, s’il ne fait pas de doute que Pierre Chevallier a traité sa femme sans beaucoup d’égards, a-t-il réellement prononcé ces ultimes paroles, avec ces mots-là ? La question reste insoluble.
Dans un ouvrage consacré aux grands procès d’assises de la période, le journaliste Pierre Scize insinuera quelques années plus tard, que la Cour et jusqu’aux jurés auraient été sélectionnés en haut-lieu, de manière à assurer un verdict indulgent à Yvonne Chevallier. De peur que son témoignage sur la vie intime de son mari n'éclabousse aussi d’autres personnalités politiques…
Libre, Yvonne Chevallier fit, l’année suivante, le choix de fuir la « pénible sollicitude » dont elle faisait l’objet à Orléans ( Paris-Match du 30 avril 1955) pour s’installer en Guyane, où elle avait trouvé un poste de sage-femme. Appréciée dans ses fonctions, elle y passa plusieurs années avant de rentrer en France. Une rue de Saint-Laurent-du-Maroni porte son nom.
En 1962, les amis de Pierre Chevallier publièrent une brochure à la mémoire du député-maire, en même temps qu’était apposée une plaque commémorative sur sa maison natale, 23 bis avenue Dauphine, à Orléans. S’il s’agissait de réhabiliter l’homme public et politique dans toute sa grandeur, difficile de ne pas évoquer les circonstances de sa mort et ses troubles dessous, même si les rédacteurs ne souhaitaient pas refaire le procès : « il exigerait, à lui seul, tout un volume de protestation, de mise au point, de rétablissement de la vérité en face d’un déni de justice », affirmaient-ils. A propos de l’« imprudent mariage » de Pierre Chevallier, ils soulignaient un évident ratage :
« Non pas seulement, comme on l’a beaucoup dit, pour des raisons sociales : la différence entre les milieux familiaux, entre les habitudes de vie, l’éducation reçue, les mœurs. Mais pour des raisons psychologiques et même psychiques, qui dépassent les considérations du milieu.
Il arrive qu’un homme aime et épouse une femme qui n’est pas faite pour lui. Ce fut le cas. Pierre Chevallier a payé cette erreur par un malaise avec ses propres parents, par une vie conjugale pénible, puis orageuse, par le besoin qu’il éprouva de s’en libérer.
Il l’a finalement payé du prix de sa vie. Tout cela était inscrit dans sa nature et dans sa destinée. »
L’affaire Chevallier continue de fasciner, sporadiquement, les médias et les historiens. Elle nous parle d’une époque où l’on attendait des individus qu’ils et elles se marient pour la vie, où le sexe ne pouvait être que clandestin ou ordurier, où le crime dit « passionnel » avait sa légitimité pleine et entière. Ce sont sept hommes, cultivateurs ou commerçants de Seine-et-Marne, qui ont acquitté Yvonne Chevallier « en pensant aux enfants », d’après leurs confidences recueillies par Paris-Presse, le 14 novembre 1952.
Mais il est aussi un individu sur qui l’affaire Chevallier a peut-être pesé durablement, quoique souterrainement : François Mitterrand. Les deux hommes appartenaient au même parti, l’UDSR, étaient même devenus amis. Le futur président de la République a assisté aux obsèques de Chevallier, puis l’a remplacé à la tête du groupe parlementaire UDSR, juste après sa mort. Bien des années plus tard, il fit, d’après La République du Centre, une rare confidence au maire d’Orléans de l’époque, le socialiste Jean-Paul Sueur : la veille du drame, Pierre Chevallier aurait dit à Mitterrand, dans les couloirs de l’Assemblée nationale :
« Ma femme veut m'abattre, mais ce n'est pas grave, car elle ne le fera pas. »
Avocat de formation, Mitterrand aurait mis en garde son collègue et ami :
« Fais attention, Pierre, les crimes passionnels, ça existe. »
Si le meurtre du député le marqua profondément, il fit cependant le choix de ne pas témoigner au procès, alors que la confidence de Chevallier aurait pu établir la préméditation et changer la nature du verdict. Volonté de ne pas accabler une épouse et mère, au destin déjà brisé ? Ou peur d’être éclaboussé par les relents peu glorieux des frasques de son ami ? Les silences de François Mitterrand sur sa double vie, plus tard, incompris d’une bonne partie de l’électorat socialiste, notamment féminin, trouvent sans doute une partie de leurs racines dans cet épisode, et, plus largement, dans les mœurs et les valeurs de cette France de la IVe République, où l’adultère se payait parfois de cinq balles dans la peau.
Pour en savoir plus
Anonyme, Hommage à Pierre Chevallier, Orléans, Imprimerie du Bourdon-Blancs, 30 janvier 1962
Florent Buisson, « La terrible confidence de l’ancien maire d’Orléans à François Mitterrand », in : La République du Centre, 6 août 2016
Benoît Garnot, Une histoire du crime passionnel, Paris, Belin, 2014
Pierre Scize, Aux grands jours des assises : Yvonne Chevallier, Pauline Dubuisson, Marie Besnard, Gaston Dominici, Paris, Denoël, 1955
Ecrit par
Emmanuelle Retaillaud est historienne, spécialiste de l'histoire de l'homosexualité et des « marges ». Elle enseigne à Sciences Po Lyon. Elle a notamment publié : Les Paradis perdus, drogues et usages de drogues dans la France de l'entre-deux-guerres (Presses universitaires de Rennes, 2009), Mireille Havet, l'enfant terrible (Grasset, 2008) et La Parisienne, histoire d'un mythe, du siècle des Lumières à nos jours (Le Seuil, 2020).