En partenariat avec "La Fabrique de l'Histoire" sur France Culture
Cette semaine : M. Émile Zola interviewé sur l’interview. Le Figaro, 12 janvier 1893
En 1893, Emile Zola est le prototype du grand écrivain. Contesté par certains de ses amis qui ont rompu avec son esthétique naturaliste, il est tout de même auréolé du succès des Rougon-Macquart et de son élection à la société des gens de lettres.
Le Figaro vient donc voir Emile Zola pour lui demander son avis sur cet art qu’il a pratiqué dans la préparation de ses romans, l’interview.
Cet entretien, sans doute habilement réécrit, est un modèle d’esprit et de jeu entre intervieweur et interviewé.
Texte lu par : Daniel Kenigsberg
Réalisation : Séverine Cassar
« M. ÉMILE ZOLA INTERVIEWÉ SUR L'INTERVIEW
- L'interview, je suis assez pour cela dans les journaux. Généralement,quand on fonde un journal, le directeur vient me demander des conseils. Je recommande toujours de soigner particulièrement les interviews. [...] Or, quels sont nos interviewers actuels ? De braves garçons - sans savoir, et des fantaisistes - sans scrupules ! (Naturellement, je fais une ou deux exceptions, oh ! Pas davantage.) Les premiers, les braves garçons, sont pavés de bonnes intentions [...] seulement ils n'y entendent rien : ils ne sont pas capables! Leur ignorance est telle que, malgré leur bonne volonté, ils vous font dire les choses les plus monstrueuses et ils sont la cause de véritables scandales. [...]
Tenez, récemment, au lendemain de la mort d'un académicien, l'un d'eux se présenta chez un écrivain connu, un romancier pour qui j'ai, beaucoup d'affection. Il le prit, je crois, au saut du lit, et mon confrère, oubliant qu'il parlait devant un interviewer... C'est-à-dire pour le public, dit franchement tout ce qu'il avait sur le coeur. [...] Le malheureux avait tant et si bien parlé que le lendemain le journal lui faisait porter les jugements les plus durs sur plusieurs académiciens. Or, il était candidat à l'Académie ! [...] Que voulez-vous? Il s'était emballé, il était allé plus loin que sa pensée. C'est un accident qui arrive tous les jours aux gens qui se grisent de leur salive. Ils parlent, ils parlent, puis ils veulent démentir, ce qui est une sottise.- Et les fantaisistes? .
- Oh ! Ceux-là, ils sont extraordinaires ! Vous ne leur avez rien dit, vous ne les avez même pas vus ; cela ne les empêche pas de vous prêter les propos les plus insensés ! Et ne protestez pas: ils donneraient leur parole d'honneur que c'est vous qui mentez. [...] Par exemple, ce journaliste que je rencontrai cet été à Lourdes.[...] C'était un aimable petit garçon, il me promit de respecter ma pensée : je me laissai donc aller... Quand je reçus son journal, je fus bien surpris : mon aimable petit garçon avait absolument travesti la vérité. Quelques instants après, je l'abordai : « Dites donc, vous, c'est comme cela que vous respectez ma pensée? » Alors lui, très calme, de me répondre : « Qu'est-ce que ça vous fait?... C'est beaucoup mieux comme cela... Je vous assure, ça fait plaisir au public : il préfère que ce soit arrangé ainsi ! » [...]
- Pourquoi ne pas démentir?
- Démentir ? Rectifier ? Jamais de la vie ! Non, non ! Je n'ai jamais démenti. C'est un principe. Je le dis toujours à mes amis : « Ne démentez jamais ! » [...]
- De tout cela, que conclure?
- Que l'interview est une chose très compliquée, extrêmement délicate, pas facile du tout. [...] Les journaux devraient donc confier les interviews à des têtes de ligne, à des écrivains de premier ordre, des romanciers extrêmement habiles, qui, eux, sauraient tout remettre au point. Mais voilà : les hommes de grand talent sont employés à autre chose... Heureusement pour eux. »