Écho de presse

Le compositeur Érik Satie, de « musico-loufoque » à « sublime prophète »

le 22/07/2021 par Marina Bellot
le 24/05/2018 par Marina Bellot - modifié le 22/07/2021
Portrait d'Erik Satie, impression photomécanique - source : Gallica-BnF

Compositeur aussi génial qu'inclassable, Érik Satie, au départ méconnu du grand public, n'a cessé d'intriguer et de fasciner le milieu intellectuel et artistique. 

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« Musico-loufoque », « prophète sublime », « pince-sans-rire prodigieux »… C’est peu dire qu' Érik Satie a intrigué et fasciné le milieu artistique et intellectuel de son époque.

Précurseur inclassable, ce compositeur et pianiste né à Honfleur en 1866 n’a pas toujours été bien accueilli ni compris. 

Quand en 1879, il entre au Conservatoire de musique, ses professeurs le jugent purement et simplement dénué de talent –  il est renvoyé après deux ans et demi de cours. Admis à nouveau fin 1885, il compose et présente sa première pièce pour piano connue, «Allegro», sans pour autant s’attirer la reconnaissance de ses pairs. 

Faute de mieux, il décide de s’engager dans un régiment d’infanterie… mais déchante au bout de quelques semaines. La légende veut qu’il se soit fait réformer en exposant sa poitrine nue au froid de la nuit hivernale au point d’attraper une congestion pulmonaire.

C’est sa rencontre avec la faune artistique de Montmartre qui le lancera finalement sur le chemin de la composition. Il s’installe dans ce quartier parisien en ébullition à 21 ans et se lie d’amitié avec, entre autres, Mallarmé et Verlaine. 

C’est à cette période qu’il compose ses quatre «Ogives» pour piano, puis ses trois «Gymnopédies». 

En 1890, il fait la connaissance d’un autre grand compositeur, Claude Debussy, au cabaret le Chat noir. Quelques mois plus tard, les deux amis s’engagent dans l'Ordre de la Rose-Croix catholique et esthétique du Temple et du Graal fondé par le « Sar » Joséphin Peladan, écrivain et occultiste. 

En qualité de maître de chapelle de cet ordre, Satie compose plusieurs œuvres dont les «Sonneries de la Rose-Croix» et «Le Fils des Étoiles». 

Dans un élan (pseudo?) mystique, il va jusqu’à créer sa propre église : l’« Église métropolitaine d’art de Jésus-Conducteur ». 

La presse, tel Gil Blas, se délecte des facéties de cet iconoclaste à l’esprit et l’ironie hors du commun : 

« Conducteur d'omnibus ? Conducteur d'électricité ? Nul ne le sait, pas même l'inventeur de cette foi naissante.

Cet inventeur est le musicien Erik Satie.

Une physionomie, M. Erik Satie, à l'époque de folie où nous vivons. Oh ! il a compris son temps, l'original artiste, en attendant d'en être compris lui-même.

Le nom de M. Erik Satie n'est peut-être pas connu du public. Mais nous autres, littérateurs, artistes des chapelles esthétiques, décadents, mystiques, gnostiques, et tout le diable et son train, nous révérons ce sublime prophète, et nous avons pour sa musique tout le respect que l'on éprouve en face des choses obscures et extraordinaires.

Elle a ceci de particulier, cette musique, qu'elle est écrite sans indication de tonalité ni de mesure. [...]

Tel est l'artiste en M. Erik Satie.

Trop compliqué pour arriver au public à l'aide de sa seule musique, il s'est érigé en fondateur de religion, et, comme tout fondateur de religion, il s'est fait belliqueux. »

Sa légende ne cesse dès lors de se bâtir. Le Journal amusant croque ainsi Érik Satie :  

« Au fait, vous ne connaissez peut-être pas Erik Satie ? Ce type vaut d'être présenté.

Ce sans-le-sou cabotin vêtu en toute saison d'un complet de velours à côtes — j'allais dire : à la cote — ce musico qui bat la dèche et la grosse caisse, du jour qu'il se vit promu par le sar aux vertigineuses fonctions de Parcier et Maître de chapelle de l'Eglise métropolitaine d'art de Jésus conducteur (sic), n'eut plus qu'une seule pensée : excommunier les misérables hérétiques qui ne révéraient pas Péladan et les péladantistes.

Cette manie est devenue une véritable maladie. »
 

Érik Satie multiplie en effet ses « bulles d'excommunication » adressées au Tout-Paris et en fait l'une de ses formes d'expression favorites. 

En 1904, il prend pour cible un étonnant personnage : Willy, Henry Gauthier-Villars de son vrai nom, éphémère mari de Colette et l’un des hommes les plus influents de la vie parisienne de l’époque. Boulevardier inspiré, écrivain prolixe et critique musical redouté, il s’est souvent ri de Satie. Lequel ne lui pardonne pas, entre autres, ses critiques acerbes de l’oeuvre de Richard Wagner…  

La bulle d'excommunication qui paraît alors dans les journaux ne manque pas de piquant : 

« Erik Satie, parcier et maître de chapelle, à Monsieur Gauthier-Villars, contre l'enflure de Son Esprit et en protection des choses magnifiques. 

Monsieur,

Le caractère sacré de l'Art rend plus délicate la fonction de critique ; vous avilissez cette fonction par l'inexcusable irrespect et l'incompétence que vous apportez dans son exercice.

Sachez, par Dieu, que toutes les consciences vous réprouvent de vouloir atteindre, pour le ternir, ce qui est au-dessus de vous. Le démoniaque dragon de la présomption vous aveugle. Vous avez fait un blasphème de votre jugement sur Wagner, qui est pour vous l'Inconnu et l'Infini.

Pour Moi, Je puis le maudire tranquillement ; Mes mélodies dynastiques, Mon expression athlétique et l'ascétisme de Ma vie, M'en donnent le pouvoir.

Après ces paroles, Je vous ordonne l'éloignement de Ma personne, la tristesse, le silence et une douloureuse méditation. »

L’affrontement entre Willy et Satie se concrétisera quelques années plus tard dans l’ambiance alcoolisée du Nouveau-Théâtre. Le Figaro se fait l’écho de cet étonnant duel :

« Une altercation s'est produite hier, aux Concerts-Lamoureux, entre MM. Erik Satie et Willy.

Le premier ayant rencontré le second dans le promenoir du Nouveau-Théâtre, s'est porté sur lui à des voies de fait pour se venger des plaisanteries de Willy à son endroit.

Willy répondit à cette agression par de violents coups de canne, et M. Erik Satie, pour avoir provoqué le scandale, fut conduit, le visage tout ensanglanté, au poste voisin. »

C’est par ses chansons, des mélodies frivoles – de « rudes saloperies », selon ses mots – que Satie se fait connaître du public. 

«Tout le monde fredonnera bientôt la nouvelle création de la divette, la valse entraînante et sensuelle d'Erik Satie : Je te veux ! », prédit ainsi à juste titre Le Figaro en 1904.

Pour autant, malgré (ou grâce à) ses loufoqueries, son statut de compositeur génial ne cessera de s’affirmer au fil des ans. 

La revue de référence Comoedia consacre ainsi l'oeuvre de Satie en 1912 : 

On a beaucoup parlé, depuis quelques années, de M. Erik Satie. N'en concluez pas que la réputation de ce musicien soit récente. Il fut un temps, au contraire, où M. Erik Satie, pince-sans-rire prodigieux, emplit les gazettes de protestations ineffables en leur truculence mystique M. Erik Satie occupe un rang bien à part dans l'échelle musico-sociale de notre époque, pour cette raison surprenante qu'il possède à la fois des dons, du talent et de l'esprit.

Précurseur — il vaut ce titre, en vérité — il inventa de toutes pièces, entre deux mystifications, quelques-unes des agrégations harmoniques chères à nos compositeurs modernes.

L'auteur agit-il sérieusement ? Nul ne le sait. Ou, par manière de plaisanterie, se livra-t-il à des fantaisies harmoniques qu'un instinct affiné seul fit souvent exquises ? Peut-être. Ce qui est sûr, c'est que rien dans les œuvres de M. Erik Satie n'indique l'austérité du labeur, rien, ni même les titres. »

Érik Satie meurt en 1926 d’une cirrhose du foie – à laquelle sa grande consommation d’alcool et en particulier d’absinthe n’est pas étrangère.  

Ses amis découvriront que le compositeur vivait dans le dénuement. 

Jean Cocteau sera de ceux-là. En 1926, il écrit dans la revue Comoedia :  

« Le jour de son enterrement, lorsque nous descendîmes vers l'église à travers les rues d'Arcueil, nous crûmes descendre vers la mer, à Honfleur, sa ville natale. 

En bas, au lieu de la mer, s'étendait une banlieue lugubre. Nous vîmes sa maison ; il y habitait une pauvre chambre où jamais aucun de nous n'avait pénétré. Après sa mort, j'ai respecté cette pudeur. [...]

Inutile de dépeindre cette chambre. La surprise les cloua sur le seuil. Sachez seulement que sous les couches de poussière, comme dans le sol des fouilles, ils découvrirent des trésors.

Satie n'exploitait jamais une œuvre ancienne ; une œuvre non jouée, il l'abandonnait. La lui réclamait-on, il refusait et offrait d'en composer une autre.

C'est pourquoi vous n'entendrez pas de ces ébauches que les musiciens cachent et qu'on exhume après leur mort, mais des œuvres fraîches, inédites, égales en importance à celles que la jeunesse du monde entier exécute avec amour. »