Bonne feuille

Les suicides parisiens au lendemain de la Terreur : d’où venait cette « épidémie » ?

le 02/11/2021 par Richard Cobb
le 02/10/2018 par Richard Cobb - modifié le 02/11/2021
« Ci-gît un Seigneur qui méprisant son nom, fut le premier brigand et le chef de sa horde ; il foule aux pied un illustre cordon, pour s'attacher à une corde... », estampe, 1792 - source : Gallica-BnF
« Ci-gît un Seigneur qui méprisant son nom, fut le premier brigand et le chef de sa horde ; il foule aux pied un illustre cordon, pour s'attacher à une corde... », estampe, 1792 - source : Gallica-BnF

Pendant le Directoire puis sous le Consulat, un grand nombre de Parisiens issus des couches populaires s’est volontairement donné la mort. Ce fait oublié interroge le « bouleversement » social apporté par 1789, de même que les violences induites par la Terreur.

Richard Cobb était un historien britannique spécialiste de la Révolution française. Mort en 1996, il fut décoré chevalier de la Légion d’honneur en 1984. En 1978, il publiait aux éditions de la faculté d’Oxford – où il enseignait – La Mort est dans Paris, une fascinante enquête sur les suicides, meurtres et autres morts violentes survenus dans la capitale au lendemain de la Terreur.

Réédité aujourd’hui aux éditions Anacharsis, nous vous proposons un extrait de ces recherches sur les usages populaires de la fin du XVIIIe siècle, et sur les façons dont ceux-ci ont été impactés par les différentes formes de violence apparues pendant la Révolution.

Le dossier D4 U1 7 du fonds de la justice de paix de Paris est conservé aux archives de la Seine sous le titre : Basse-Geôle de la Seine, procès-verbaux de mort violente (ans III - X). Il renferme le signalement de 404 personnes dont le dénominateur commun est d’être mortes de façon subite, qu’il s’agisse de suicides, d’accidents, de meurtres ou de causes naturelles. (Il y a en réalité 405 procès-verbaux, mais l’une des victimes est répertoriée deux fois.)

La période concernée va du 1er floréal an III (lundi 20 avril 1795) au 26 fructidor an IX (dimanche 13 septembre 1801). Toutefois, on ne compte que quelques rares minutes au titre de l’an III (septembre 1794-septembre 1795) où le taux de mortalité atteignit pourtant, et pour la seconde année consécutive, le chiffre record de 30 000 décès à Paris, avec, semble-t-il, un nombre de suicides particulièrement élevé, surtout parmi les femmes des couches les plus pauvres de la population. […]

En fait, à peu près les deux-tiers des personnes répertoriées sont mortes par noyade dans la Seine, soit volontairement, soit par accident. Cette « spécialisation » peut s’expliquer sur un plan administratif : placée sous la juridiction de la division du Muséum (le Louvre), la Basse-Geôle de la Seine se trouvait sur les quais de la rive droite, dans une partie de l’ancien Châtelet. C’était donc là qu’on apportait tous les cadavres récupérés dans le fleuve ou à proximité, en n’importe quel point situé entre le pont de Charenton et le pont d’Asnières. […]

RetroNews c’est plus de 2000 titres de presse française publiés de 1631 à 1952, des contenus éditoriaux mettant en lumière les archives de presse et des outils de recherche avancés.
Une offre unique pour découvrir l’histoire à travers les archives de presse !


Abonnez-vous à RetroNews et accédez à l’intégralité des contenus et fonctionnalités de recherche.

Newsletter

Certes, il faudrait pouvoir se pencher de plus près sur le problème de la solitude dès lors qu’on souhaite étudier chaque cas en particulier et que l’on s’efforce notamment de déterminer combien de suicidé(e)s vivaient dans des hôtels garnis. Mais pour s’en tenir aux seules constatations statistiques, il n’en est pas moins intéressant de noter que sur tous les cas de suicide considérés, on compte 103 hommes et 29 femmes célibataires, pour 54 hommes et 14 femmes mariés, auxquels il faut ajouter, dans cette collection macabre, 3 hommes et 2 femmes divorcés, ainsi que 12 veufs et 11 veuves. En résumé, les deux tiers des suicides sont le fait de célibataires ou de personnes en situation équivalente. Chez les adolescents, heureusement, rares semblent avoir été les cas de suicide : 4 jeunes gens entre seize et dix-neuf ans et 6 jeunes filles de la même tranche d’âge.

En fait, comme on va le voir, la notion de solitude est ici tout à fait relative. Il s’avère en effet qu’environ 25 suicidés seulement n’avaient aucun proche parent dans la capitale. Et si la moitié des victimes de suicides vivaient bien dans des garnis, la plupart avaient des parents, enfants, neveux, nièces ou autres proches logeant à la même adresse et souvent d’ailleurs dans la même pièce. Qui plus est, 41 des suicidés et 18 des suicidées sont des Parisiens de souche auxquels s’ajoutent 23 hommes et 10 femmes originaires de petites localités du pourtour de Paris, la capitale et sa région étant ainsi représentées par 64 hommes (sur un total de 144 dont nous connaissons le lieu de naissance) et 28 femmes (sur les 51 pour lesquelles nous disposons de renseignements équivalents). Sur ce total de 195 hommes et femmes victimes de suicide dont on connaît l’origine, 92 sont donc nés à Paris ou dans la région parisienne. En outre, 33 hommes et femmes sont originaires du nord-est, 15 de l’est et 13 des départements normands ; si bien que 153 personnes sur 195 sont issues du Bassin parisien ou des provinces voisines. À cela s’ajoutent 17 Méridionaux (tous des hommes), 13 personnes venant du centre de la France, 6 de l’ouest et 6 étrangers : une femme de Gand et des hommes originaires de Londres, du Danemark, de la Suisse et de la Rhénanie.

En d’autres termes, les origines provinciales des suicidés donnent une idée assez fidèle de la façon dont se composait à l’époque la population de la capitale dans son ensemble, bien que la proportion de Parisiens de souche (plus d’un quart, presque un tiers) soit exceptionnellement élevée. Cela semble indiquer qu’il était entré dans les mœurs parisiennes de prendre la Seine comme lieu de suicide, au même titre qu’on venait s’y baigner, y laver son linge ou se promener le long de ses berges. Ainsi s’expliquent les coïncidences frappantes que l’on observe entre la répartition temporelle et topographique des suicides et celle des activités populaires courantes.

L’analyse socio-professionnelle des suicides, chez les hommes comme chez les femmes, ne révèle pas grand-chose sur les activités courantes des éléments les plus déshérités et les moins spécialisés de la population laborieuse (portefaix, commissionnaires, palefreniers, employés de transport et charretiers, mariniers, gagne-deniers, hommes et filles de confiance, couturières, repasseuses, blanchisseuses) ni de ceux qui bénéficiaient d’un rang légèrement supérieur dans l’échelle sociale. Mais elle fait apparaître l’évidente et notable immutabilité de l’emploi et de sa transmission d’une génération à la suivante. Un gagne-denier disparu s’avère être à la fois un fils et un frère de gagne-deniers, tandis qu’un regrattier (métier tout aussi misérable et aléatoire) a des gagne-deniers pour oncle et pour beau-frère. Le corps d’un charretier du nord de Paris (faubourg du nord) est identifié par un neveu et un cousin germain qui sont également charretiers dans le nord de Paris ; un autre charretier, de Clignancourt, est identifié par son père, charretier dans le même quartier. Une ancienne blanchisseuse est identifiée par son fils blanchisseur. Le corps d’une ouvrière en papeterie est reconnu par un beau-frère et un neveu se présentant comme papetiers. Un garçon imprimeur est identifié par son père imprimeur dont il était l’employé, un charpentier par son père charpentier qui demeurait dans la même rue à quelques maisons de distance. […]

Les indices d’ascension sociale sont, par ailleurs, extrêmement rares dans ces rapports dont le trait commun est une tendance au rabâchage des moins enthousiasmante. On trouve néanmoins un cocher de fiacre, profession considérée le plus souvent comme vile et déshonorante, dont le fils aîné de vingt-six ans, qui s’est suicidé, est instituteur, et dont le second fils est apprenti chez un maître imprimeur. On voit aussi un balayeur marié à la fille d’un entrepreneur en balayage et promu, du fait de cette alliance avantageuse, au poste de responsable du balayage du Muséum (le Louvre), avec sous ses ordres toute une équipe d’employés subalternes pour l’entretien des nombreuses galeries de ce vaste édifice. Le corps d’un officier de santé, en partance pour l’armée et qui s’est noyé à deux pas de la rue de Seine, est identifié par son frère médecin exerçant précisément dans cette même rue. Un ex-employé, probablement devenu fou, est reconnu par son beau-fils qui a dû s’élever dans l’échelle sociale, car il se présente comme commis aux écritures au ministère de la Marine. […]

L’impression générale qui ressort de tout cela, est celle d’une société extrêmement statique, marquée par un immobilisme qu’accentuent en le perpétuant les relations familiales, les mariages, de communes origines provinciales ou parisiennes (parfois même circonscrites à un seul quartier) et la transmission héréditaire des activités professionnelles. Cet immobilisme s’est d’ailleurs à peine ressenti des événements de la Révolution, une fois franchi, du moins, le cap du Directoire.

« Ségur traité comme il le mérite : le mea culpa de l'ambassadeur de Mme de Stale », estampe, 1792 - source : Gallica-BnF
« Ségur traité comme il le mérite : le mea culpa de l'ambassadeur de Mme de Stale », estampe, 1792 - source : Gallica-BnF

La plupart des activités répertoriées, particulièrement chez les suicidés, étaient trop fondamentales, trop indispensables à la pérennité de la vie quotidienne pour être sérieusement affectées par de tels bouleversements. Aucune société pré-industrielle ne pouvait se passer de charretiers et de palefreniers, de portefaix, de porteurs d’eau, de ramoneurs, de commissionnaires, de limonadiers, de marchands de vin, de logeurs, de blanchisseuses, de filles de confiance, ni même de prostituées (une seule représentante de cette profession figure en tant que telle sur nos listes et non parmi les cas de suicide, même si la prostitution occasionnelle, avec la peur de la maladie, le spectre de l’hôpital et les menaces de la police, a pu amener certaines suicidées répertoriées au titre d’autres activités à mettre fin à leurs jours). […]

La topographie du XVIIIe siècle ne permet pas de désigner un pont des suicidés comparable à celui qui s’imposa une centaine d’années plus tard à la conscience populaire avec la construction du parc romantique des Buttes-Chaumont [lire notre article]. Le suicide fluvial n’en avait pas moins, semble-t-il, des hauts lieux bien établis. L’heure même du suicide, lorsqu’elle est indiquée (généralement entre neuf heures et midi ou treize heures) laisse à penser que le geste fatal, pour être l’aboutissement d’une réflexion solitaire sans doute mûrie au cours d’une longue nuit de veille, n’en était pas moins influencé par des exemples précédents, voire peut-être par le souci de toucher un public aussi nombreux que possible.

Dans une énumération si fastidieusement répétitive, on ne trouve que deux exemples de personnes visiblement désireuses d’éviter toute publicité : un homme d’âge mûr qui se jeta dans la Seine à quatre heures du matin, au mois de mai 1800 (pourtant, il y eut au moins un témoin pour relever l’heure) et une jeune femme qui attendit onze heures et demie du soir, au mois de mars de la même année, avant de sauter dans le fleuve. Mais cette dernière également, en dépit de ses efforts pathétiques pour mettre fin à ses jours le plus discrètement possible, n’a pu échapper aux regards d’un témoin qui nota l’heure précise de sa mort. Il devait d’ailleurs être très difficile de s’éclipser sans se faire repérer au sein de cette communauté du XVIIIe siècle dominée par une promiscuité constante et une curiosité toujours en éveil, où l’on restait attentif aux moindres mots murmurés dans la nuit, aux échos les plus assourdis des querelles domestiques.

Et puis les suicidés ont droit, en outre, à la place d’honneur pour une raison administrative simple mais déterminante : ils forment la principale clientèle des deux concierges de la Basse-Geôle de la Seine, personnages répondant comiquement aux noms de Daude (ou Baude) et Bouille, l’un étant sans doute d’origine flamande, l’autre se signalant par un visage clownesque ; un duo qui aurait eu davantage sa place sur scène, dans quelque burlesque rôle à deux.

Il n’empêche que Daude et Bouille vivaient au milieu des cadavres des noyés, en compagnie desquels ils passaient toutes leurs heures de travail. Il s’agissait évidemment de relations humaines d’un genre spécial. Les deux hommes, en effet, ne faisaient connaissance avec leurs pensionnaires que sous forme de corps inertes, bien qu’ils aient pu en fréquenter certains de leur vivant dans ce petit monde fluvial restreint et transparent.

Quoi qu’il en soit, leurs fonctions semblent leur avoir valu d’acquérir une sorte de don particulier : l’étonnante faculté d’expertiser sans coup férir accrocs et marques de blanchissage, reprises, rapiècements, grains de beauté, verrues, brûlures, soies, tissages, satins, velours, cotonnades, galons, damiers, flanelles, rayures, nankins, bijoux, brandebourgs, manchettes et cols, jabots, dentelles, chaussures élimées, sabots, savates et même chaussons de laine ayant arpenté d’innombrables rues de Paris, voire même bien au-delà, jusqu’au fin fond de la province. Ils auraient pu exercer en sous-main le métier de fripier. D’ailleurs, ce fut peut-être le cas, bien qu’ils eurent rarement l’occasion de s’approprier des vêtements, ceux-ci étant âprement réclamés par les parents les moins soucieux de s’occuper du cadavre.

Il y eut ainsi ce mari venu en voisin de la rue Saint-André-des-Arts et qui s’empressa de demander, après avoir identifié le corps de sa femme disparue depuis quatre jours : « Puis-je avoir son anneau, sa chaîne et sa boucle d’oreille cassée ? », ce qui lui fut accordé. De même, nos deux comparses faisaient montre d’une connaissance des bandages médicaux qui leur aurait sans aucun doute valu l’admiration des professeurs enseignant de l’autre côté du fleuve. Parfois, lorsqu’ils faisaient leur rapport au juge de paix, ils outrepassaient largement le simple exposé des faits, laissant libre cours, ici et là, à leur imagination pour mettre des paroles dans la bouche des morts, des pensées dans leur cerveau : « elle n’en pouvait plus, elle avait trop froid », « il en avait assez de la vie et de ses misères ».

La Mort est dans Paris de Richard Cobb, vient d’être réédité aux éditions Anacharsis.