Interview

1919 : L'assassinat manqué de Georges Clemenceau

le 02/03/2020 par Jean-Yves Le Naour
le 15/04/2019 par Jean-Yves Le Naour - modifié le 02/03/2020
Une de L'Ouest-Éclair au lendemain de l'attentat de Georges Clemenceau, 20 février 1919 - source : RetroNews-BnF
Une de L'Ouest-Éclair au lendemain de l'attentat de Georges Clemenceau, 20 février 1919 - source : RetroNews-BnF

Le 19 février 1919, Georges Clemenceau réchappe miraculeusement d'une tentative d'assassinat. Dans un récit en forme d'enquête policière, l'historien Jean-Yves Le Naour plonge au cœur de cet attentat dont le retentissement considérable en dit long sur l'époque.

Le 19 février 1919, à 8h40, Clemenceau se rend en voiture au ministère de la Guerre. À l'angle de la rue Franklin et du boulevard Delessert, un jeune anarchiste, Émile Cottin, surgit et fait feu à sept reprises sur sa voiture, blessant le président du Conseil au poumon. Dans son ouvrage L'Assassinat de Clemenceau, l'historien Jean-Yves Le Naour fait le récit de cet événement qui en dit long sur l'époque, entre peur du péril communiste, volée en éclat de l'Union sacrée du temps de guerre et renaissance des luttes sociales.

Propos recueillis par Marina Bellot

RetroNews : Le 19 février 1919, un homme tire neuf balles sur la voiture de Georges Clemenceau. L'événement provoque un grand émoi et a un retentissement énorme. Que représente alors Clemenceau pour les Français ?

Jean-Yves Le Naour : Clemenceau est alors président du Conseil, surnommé le « Père la victoire », considéré comme l'homme énergique à qui la France doit d'avoir gagné l'épreuve de la Grande Guerre. De plus, en tant que négociateur du traité de paix, aux côtés de l'Américain Wilson et du Britannique Lloyd George, c'est de lui que dépend non seulement le destin du pays mais celui de l'Europe et du monde. En réalité – et on le voit bien à la faveur de cet attentat – il est bien plus qu'un homme politique : il incarne le pays. Le président de la République, jaloux, persifle : « Si jamais il mourrait, on en ferait un Dieu ! ».

Comment la presse et la classe politique réagissent-elles ?

Au départ, tout le monde est sous le choc et croit à un attentat bolchévique. La description du meurtrier comme un grand blond aux pommettes saillantes, « un physique qui n'est pas de chez nous » dit en substance un journal, semble accréditer cette thèse.

Au bout de quelques heures, on sait qu'il s'agit d'un Français qui a agi seul. On assiste ce 19 février à une sorte d'union sacrée des Français, tous émus à l'idée de la disparition de Georges Clemenceau. On s'arrache les éditions spéciales, dans la rue on s'aborde et on demande des nouvelles du « Tigre ».

Côté politique, à la Chambre, même les adversaires de Clemenceau, les socialistes, font des vœux pour sa guérison rapide en rappelant que leur grand leader, Jaurès, a lui aussi été victime de la passion partisane. Heureusement, les nouvelles sont rassurantes et la tension retombe.

Comment Clemenceau lui-même vit-il cette tentative d’assassinat dont il réchappe miraculeusement ?

Avec bravoure et surtout avec humour, comme à son habitude. « Je n'avais jamais été assassiné, c'était une expérience qui me manquait », lance-t-il au général Mordacq.

Avec un autre visiteur, il se moque :

« Voilà qu'on chasse le Tigre dans les rues de Paris. »

Clemenceau ne se ménage pas vraiment et, s'il reste tranquillement dans sa demeure du 8, rue Franklin, il continue à travailler sur la conférence de la paix et reçoit ses rendez-vous dans son salon, au désespoir des médecins qui souhaiteraient plus de calme et de repos tant que la balle qu'il a reçue dans le poumon ne s'est pas enkystée dans les tissus.

Il s'avère rapidement que l’assassin est un jeune homme anarchiste, Émile Cottin. La presse de droite et d’extrême droite crient au complot. Que sait-on de lui et de ses motivations ?

Le complot est inhérent à l'extrême droite et, forcément, pour elle, c'est un coup des Bolcheviks ou des Allemands. L'Action française en vient même à parler d'un « attentat germano-bolchevik », fusionnant les deux périls !

En réalité Émile Cottin est un jeune homme né à Creil, un ouvrier ébéniste de faible constitution qui aurait tant voulu s'engager et faire son devoir durant la guerre mais qui a été deux fois réformé. Devenu anarchiste à partir de 1918, digérant mal ses lectures, timide et effacé, il a pensé entrer dans l'Histoire en abattant celui qui n'est qu'un tyran à ses yeux !

Au même moment, l’assassin de Jaurès, Raoul Villain, est acquitté. Clemenceau, lui, demande pour Cottin une commutation de sa peine. Comment expliquer cette clémence ?

Clemenceau a toujours été hostile à la peine de mort. Il l'a écrit à plusieurs reprises dans ses articles des années 1890. Mais pour être exact, c'est un disciple de Beccaria, c'est-à-dire que, pour lui, la peine de mort est légitime en temps de guerre. Quand il est président du Conseil, en effet, il ne s'oppose pas à l'exécution de plusieurs soldats et pousse même parfois au refus de la grâce présidentielle. Mais une fois la paix revenue, la peine de mort est inutile. Elle est de plus incomprise par les Français : celui qui a tué Jaurès est acquitté, celui qui n'a pas tué Clemenceau est condamné à mort ! N'y aurait-il pas du verdict de classe là-dessous ou encore un reste du crime de lèse-majesté ? C'est d'ailleurs ce que pense Clemenceau, qui dit :

« Je ne laisserai pas un homme se faire tuer pour un crime de lèse-majesté, la majesté étant moi-même en l'occurrence. »

Que devient Cottin à sa sortie de prison cinq ans plus tard, en 1924 ?

On sait peu de choses sur son parcours après sa libération. Il ira vivre dans l'Oise, travaillera à domicile, et aura un enfant. Mais la police ne le quitte pas des yeux et la justice l'envoie en prison durant plusieurs semaines quand il se déplace sans en avoir averti les autorités. En 1936, quand la guerre d'Espagne commence, il s'engage dans les colonnes de l'anarchiste Durruti et meurt sur le front de Saragosse.

Pourquoi avez-vous eu envie de raconter cette histoire ? Que dit-elle de l’époque ? Comment se fait-il par ailleurs qu’elle soit oubliée aujourd’hui ?

Cottin est oublié, et son attentat aussi, parce qu'il a échoué. Si Clemenceau avait été tué en plein milieu de la conférence de la paix, l'événement aurait été énorme, évidemment.

Pour autant, cet assassinat raconte une époque : les peurs des uns, qui voient le péril intérieur communiste se substituer à l'ennemi allemand, le sentiment de l'opinion, la renaissance des luttes sociales et la volée en éclat de l'Union sacrée du temps de guerre, ainsi que les rouages d'une machine judiciaire républicaine qui ne s'est pas débarrassé du crime de lèse-majesté.

On le verra à nouveau avec Gorgulov, qui pour avoir assassiné le président Paul Doumer, sera condamné à mort et exécuté alors qu'il était totalement fou !

On le verra encore en 1962 avec l'attentat du Petit-Clamart, où Bastien-Thiry rate le général de Gaulle mais qui sera, lui aussi, condamné à mort.

Et enfin, quel plaisir de restituer les bons mots du Tigre, son ironie féroce. Des petites histoires, quand elles sont bien brossées, nous en disent beaucoup sur un personnage.

Né en 1972, Jean-Yves Le Naour est docteur en histoire, spécialiste de la Première Guerre mondiale et de l'histoire du XXe siècle. L'assassinat de Clemenceau est paru aux éditions Perrin au mois de février 2019.