Interview

Laurent Vidal : « Le rythme au travail est au fondement des hiérarchies sociales »

le 29/07/2021 par Laurent Vidal, Marina Bellot
le 05/02/2020 par Laurent Vidal, Marina Bellot - modifié le 29/07/2021
Ouvriers des usines Ford travaillant sur une chaîne de montage, 1913 - source : WikiCommons
Ouvriers des usines Ford travaillant sur une chaîne de montage, 1913 - source : WikiCommons

Alors que nos sociétés ont érigé la vitesse en modèle de vertu sociale, les individus considérés comme lents ont été relégués aux marges. Dans son dernier ouvrage, l'historien Laurent Vidal s'intéresse aux hommes qui ont transformé la lenteur en une arme de subversion.

Dans son ouvrage Les hommes lents. Résister à la modernité, l’historien Laurent Vidal montre comment la vitesse est peu à peu devenue le « sous-texte des sociétés modernes ». Alors que pendant la Révolution industrielle, tous les secteurs de la société s’accélèrent sous l’effet du développement de la science, de la technique et des échanges économiques, la lenteur est désormais dénigrée, associée à la paresse et à l’inutilité sociale. Plus encore, elle est considérée comme un vice volontiers attribué aux colonisés, aux esclaves, puis aux ouvriers et aux migrants…

Face à cette injonction à la vitesse et à la productivité, Laurent Vidal s'intéresse à la manière dont la lenteur peut se transformer en une arme de subversion entre les mains de ceux qui refusent le rythme effréné imposé par la modernité. Sabotage, grève, mais aussi invention de rythmes dans le jazz ou la samba… Les hommes lents ont inventé des formes de résistances et ouvert la voie à d’autres possibles – sans parvenir toutefois à infléchir le cours de cette accélération incessante qui aboutit aujourd'hui à l'épuisement des ressources de la planète (et des hommes eux-mêmes). 

 Propos recueillis par Marina Bellot

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RetroNews : Dans votre ouvrage, vous soulignez que le mot « lent » n’a pas toujours eu la connotation péjorative qu’on lui connaît, bien au contraire… 

Laurent Vidal : Jusqu’au début du XVe siècle, le latin lentus désigne chez les poètes et les naturalistes ce qui est mou, flexible, le contraire de rigide. L’adjectif s’applique plutôt au monde végétal, à la nature, ainsi qu’à l’univers contemplatif. Il s’adresse plus rarement aux hommes pour désigner une attitude apathique.

La rupture a lieu à la Renaissance : la lenteur ne désigne alors plus que le « manque de rapidité », et se trouve désormais associée à la paresse et à l’indolence. Comment expliquer ce basculement ? 

Pour le dire rapidement, deux phénomènes se téléscopent : d'un côté, dans le domaine sacré, une dénonciation, via les théologiens et les débats autour des péchés capitaux, non seulement de la paresse mais aussi de tout un ensemble d’attitudes qui lui sont associées : l’apathie, l’indolence, la lenteur... De l'autre, dans le monde profane et dans le monde économique, une valorisation d’un rythme dans les activités de l’échange, un rythme prompt – qui vient du mot latin promptitudo.

Le télescopage de ces deux moments a lieu à l’époque de ce qu’on a appelé la découverte du Nouveau Monde, une entreprise qui transplante depuis l’Europe vers le « Nouveau Monde » un rythme et des formes de travail nouvelles. Un vocabulaire vient alors décrire l’attitude de ces Indiens que l’on présente comme paresseux, indolents, lascifs.

Cette construction de la figure sociale de l’homme moderne comme efficace et prompt a lieu en même temps que celle de la figure sociale de l’homme lent – et derrière l’homme lent, on met désormais tantôt un Indien tantôt un esclave, et bientôt, un ouvrier.

C'est l’avers et le revers de la même médaille : celle de la modernité.

« Les forêts du sol malgache », descriptions caricaturales de ses habitants, La Presse coloniale illustrée, 1930

Au moment de la Révolution industrielle, la vitesse est érigée en vertu sociale. Tout s’accélère sous l’effet du développement de la science, de la technique, des échanges économiques… 

Là, c’est vraiment le cas de le dire, il y a une accélération mais surtout, une diffusion dans l'ensemble des structure sociales.

Jusque-là, seuls certains secteurs ou catégories, étaient concernés par ce mouvement de rapidité : ceux qui faisaient du commerce au long cours, quelques villes-ports, quelques métropoles… Or petit à petit, avec la diffusion des effets de la Révolution industrielle, c’est l’ensemble des sociétés qui sont touchées. Cela induit des migrations des campagnes vers les villes, etc. Il y a non seulement une amplification du rythme mais aussi une extension de l’espace social touché par ce mouvement.

La guerre aux « lents » est-elle alors déclarée ? 

Oui, alors que se mettent en place ces nouvelles technologies industrielles et techniques de travail, il faut – et Marx le dit dès le début des années 1840 – adapter les corps à de nouvelles formes de mouvement, les mains à de nouveaux types de gestes, lutter contre l’inattention des ouvriers etc.

Tout cela trouvera son épiphanie lorsque quelqu’un comme l’ingénieur états-unien Taylor mettra en place sa fameuse méthode d’organisation scientifique du travail et déclarera la « guerre à la flânerie ». 

On entre dans l’ère où le temps est, plus que jamais, « de l'argent »… 

Oui et rappelons que le sociologue allemand Georg Simmel, contemporain de ce mouvement, explique que l'argent a cette particularité que les pièces sont rondes, qu'elles roulent, et que leur roulement est ininterrompu, justement pour être dans ce rythme extrêmement soutenu.

Mais avec cette guerre déclarée aux lents, des résistants, des réfractaires émergent.

La résistance commence un peu avant mais disons qu’elle s'accélère à ce moment-là, qu’il s’agisse d’ouvriers, de dockers – les ports sont des lieux très sensibles à ces phénomènes d'accélérations, ce sont des lieux de contact entre l’industrie et le grand commerce. Un certain nombre d’individus se rendent compte que l’une des possibilités pour résister à ces impératifs rythmiques, c’est justement de créer des ruptures de rythme. La plus simple a été de jeter ses sabots dans les machines, c’est-à-dire se livrer à ce que l’on appellera un sabotage. Et puis, c’est faire grève, c’est-à-dire empêcher la machine productive de continuer. Ou encore diminuer la cadence de travail, ralentir, et ainsi perturber le rythme par tous les moyens.

Il y a aussi des traditions festives comme le « Saint-lundi », qui consiste à chômer volontairement le lundi, échappant ainsi à une double contrainte – économique, qui fait du lundi la première journée de travail de la semaine, et religieuse, qui fait du dimanche un jour de repos sacré.

« Le sabottage », Le Parti ouvrier, 1901

Vous montrez que l’émancipation passe aussi par « l’invention » de nouveaux rythmes, qui se retrouvent par exemple dans la musique jazz ou la samba. En quoi l’exemple de la syncope est-il particulièrement signifiant ?

J’ai observé que dans le domaine du travail, qui est la valeur centrale autour de laquelle s’est construite la modernité, des constats d’impossibilité à tenir ou accompagner le rythme ont induit des phénomènes de résistance et de lutte contre ces rythmes.

Mais en dehors du travail, j’ai découvert que ceux que l’on a rejetés dans cette catégorie des « hommes lents » avaient aussi fait usage de ruptures de rythme pour essayer de ré-exister, c’est-à-dire de déchirer cette temporalité extrêmement contraignante pour s’inventer des espaces de liberté.

C’est le cas de tout un ensemble de musiques qui vont apparaître dans les ports de l'Atlantique, entre la fin du XIXe siècle et le début du XXe, et qui ont toutes un point commun : l'utilisation systématique de la syncope. Symboliquement, c’est quelque chose de fort car c’est une technique musicale qui consiste à prolonger un temps faible vers un temps fort. Métaphoriquement, il s’agit de ramener les marges vers le centre. N’est-ce pas la position des hommes lents qui sont dans les marges et qui reprennent position au centre par cette démarche ?

Mais attention à ne pas trop extrapoler : tous ceux qui, au long de la modernité, ont été rejetés dans cette catégorie des hommes lents n’ont pas systématiquement pris conscience de la force qui est en eux, à savoir qu’ils sont porteurs d’une culture de rythme très différente et que ces rythmes peuvent être un élément pour leur salut.

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« Le No-No-Nanette », article caricatural et ouvertement xénophobe à l'endroit des musiques afro-américaines des années 1920, Le Petit Troyen, 1929

Vous montrez dans votre livre que le rythme est essentiel afin de comprendre la nouvelle organisation sociale qui se met en place après la Révolution, car il est en lui-même porteur des clivages bourgeois / ouvriers, ou villes / campagnes…

Absolument. Je considère que le rythme est une clé de voûte qui est rarement visible mais qui soutient avec constance l’architecture des sociétés modernes.

On le trouve depuis le début de la modernité quand la promptitude a été opposée à la paresse, et on va le retrouver pendant la Révolution industrielle : le bourgeois est toujours en action (on parle alors de « bourgeois conquérants »), alors qu’il dépeint l’ouvrier comme un lambin, un traînard, un fainéant (celui qui ne fait rien, fait-néant, et qui bien souvent ne vaut-rien). Et c’est pour ça que j'utilise cette expression de « sous-texte des sociétés modernes ».

Je pense que parmi les nombreux travaux qui ont lieu sur les découpages des sociétés modernes, on trouve au fondement des hiérarchies une question rythmique. Il y a ceux qui détiennent les capacités de la vitesse… et les autres, « ceux qui n’ont jamais su dompter la vapeur ni l’électricité », selon le vers du poète Aimé Césaire.

Cela fonctionne aussi dans l’opposition ville / campagne. J’ai découvert une chanson populaire anglaise du XVIIe siècle qui a connu diverses versions jusqu’au début du XXe : Slow men of London. Ce sont des gens qui, arrivant des campagnes, essaient de s’embaucher sur les docks à Londres et qui sont pris pour des benêts. Le mot slow veut dire ici lent d’esprit.

« La grève des dockers à Londres – La famine menaçante », Excelsior, 1911 

Dans l’entre-deux-guerres, déjà, des intellectuels et artistes s’élevaient pour dénoncer la « société de la vitesse » et appelaient à ralentir pour mieux vivre.  Un siècle plus tard, nos sociétés n'ont pas cessé d'accélérer. La crise écologique n’est-elle pas la conséquence de cette course effrénée ?

On épuise toutes les ressources de la planète en effet, et il est plus que temps de s'en préoccuper. Mais il y a aussi un épuisement des ressources humaines. Nos sociétés post-modernes sont fatiguées, épuisées nerveusement. Dans les années 1880, on a commencé à s'intéresser à la question de la fatigue dans le travail. Aujourd'hui, ce sujet devient absolument central.

De nombreux mouvements prônent justement un retour à la slow life, aux slows cities

C’est l’une des façons de résister à ces impositions rythmiques, sachant que je considère que c’est plutôt à l'échelle locale que ces expériences ont une chance de fonctionner. 

Mais faisons attention à ce que ça ne devienne pas une mode ; et quand on dit mode, on dit récupération par un système économique capitaliste qui a montré sa capacité à tout récupérer, y compris ce qui semblait s’y opposer : on le voit bien aujourd'hui avec le slow tourism, qui devient finalement une nouvelle composante économique du tourisme.

Que vous a évoqué l’histoire de cet éboueur licencié après avoir été pris en photo en flagrant délit de sieste pendant sa pause ?

C’est absolument fascinant. Quelques jours auparavant, Carlos Ghosn explique sa rocambolesque évasion, et dit en substance : « vous savez je ne suis pas un homme lent, quand j’agis, j’agis vite ». Et l’on est mondialement fasciné par ça.

Et de l’autre côté, cet homme, pris en photo en train de faire la sieste pendant sa pause, réveille un imaginaire discriminatoire. On ne tolère pas son attitude qui incommode, l’attitude d’un homme inutile, « surpris en train de ne rien faire »…

La femme qui a pris cette photo est juriste d’entreprise, peut-être a-t-elle fait partie de séminaires destinés aux managers où l’on valorise la sieste réparatrice au travail pour les cadres. Mais on ne tolère pas la sieste d’un agent de propreté sur son lieu de travail, la rue. Cela dit beaucoup de choses sur l’état de notre société.

Vous-même, est-ce parce que vous avez ressenti, individuellement, la tyrannie de la vitesse, du rythme, que le sujet vous a intéressé au point d’en faire un livre ?  

Je la ressens comme à peu près tout le monde. Dans ma vie quotidienne, j'essaie, un peu comme tout le monde j’imagine (du moins ceux qui ne se rêvent pas en Carlos Ghosn) de tendre vers la lenteur  – mais qu’est-ce que c’est difficile ! Il y a des moments plus difficiles que d’autres. Mes éléments de résistance : la lecture, l’écriture et les promenades le long des plages de l’océan.

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Laurent Vidal est professeur à l’université de La Rochelle et directeur de recherche à l’Institut des Hautes Etudes d’Amérique Latine. Son ouvrage Les Hommes lents. Résister à la modernité est paru aux éditions Flammarion en janvier 2020.