Chronique

XIXe siècle : les débuts de la mondialisation de l’information

le 12/02/2020 par Delphine Diaz et Renaud Meltz, Delphine Diaz - modifié le 30/03/2020
Hommes et femmes lisant le journal en extérieur, gravure, 1822 - source : WikiCommons
Hommes et femmes lisant le journal en extérieur, gravure, 1822 - source : WikiCommons

Des premières revues transnationales des années 1830 à la création des grandes agences de presse quarante ans plus tard, le XIXe siècle aura permis la première révolution informationnelle de masse de l’histoire : la « civilisation du journal ».

Avant l’ère des médias de masse, le XIXe siècle a connu une première révolution médiatique à l’échelle mondiale. Le journal a fait circuler une parole sociale et a institué un espace de discussion. Les lecteurs accédaient à une information internationale grâce aux revues de presse étrangère, aux correspondants étrangers et aux agences de presse qui s’appuyaient sur un réseau télégraphique en pleine croissance.

À défaut de titres dont le public était proprement européen, voire mondial, les journaux nationaux véhiculaient auprès de leur lectorat une information étrangère à laquelle ils se montraient de plus en plus attentifs, non sans retours en arrière, selon les conditions juridiques (censure) et matérielles (conflits) de la circulation des nouvelles. Dès les années 1820, on lisait dans les principaux quotidiens français et britanniques d’abondantes citations et traductions d’articles étrangers ; dans toutes les grandes villes d’Europe, et au-delà, on s’abonnait à des journaux étrangers.

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La révolution médiatique des années 1830 a donné à la presse française une expansion nouvelle. Les progrès juridiques (liberté d’expression reconnue par la Charte constitutionnelle révisée en 1830) et techniques (innovations et baisse des prix du papier) ont permis aux journaux français de dépasser les 100 000 abonnés. Les lecteurs étaient autrement plus nombreux, démultipliés par de nombreux circuits de diffusion.

Telle publicité d’un journal de petites annonces décrit la diversité des lieux où on pouvait le trouver :

« Il est distribué dans tous les cafés, restaurants, hôtels, cabinets de lecture, cercles de commerce et autres, bains publics, bateaux à vapeur partant de tous les points de France, imprimeries, librairies, séminaires, études de notaires, d’avoués, de commissaires-priseurs et d’huissiers (à Paris seulement pour ces derniers) et dans les salons des principaux coiffeurs de Paris. »

Si les journaux étaient alors mieux distribués à l’échelle nationale, l’information sur l’étranger est devenue dans le même temps un passage obligé pour tout périodique qui souhaitait rencontrer un large public. Le Journal des Débats des années 1820 regroupait en première page ses rubriques, à savoir les « nouvelles étrangères » (classées par ordre d’éloignement) et celles de Paris, ainsi que son feuilleton.

Certains journaux reproduisaient des nouvelles venues d’ailleurs en se contentant de les traduire dans leur langue, comme le faisait par exemple La Revue britannique de Sébastien-Louis Saulnier (1790-1835) qui justifiait en 1825 la création de ce mensuel par la volonté de compléter l’information des Français.

Dès les années 1820, Londres et Paris constituaient des foyers de modèles médiatiques pour l’Europe et ailleurs. Diana Cooper-Richet observe que des titres publiés en anglais à Paris, comme le London and Paris Observer or Weekly Chronicle of News, Science, Literature and the Fine Arts (1825-1848), visaient explicitement un public international.

Sous la monarchie de Juillet, la presse de l’émigration allemande comptait une bonne vingtaine de titres à Paris, le plus souvent rédigés en allemand, parfois en français, ou encore édités dans une version bilingue. Créée en 1836 par l’exilé prussien Ludwig Börne, La Balance, comme son nom le suggère, et comme son sous-titre le confirme, se voulait une « revue allemande et française ». Le Monde, à la même époque (1836-1837), entendait « substituer un cosmopolitisme éclairé au nationalisme exclusif ». La Revue du Nord, publiée de 1835 à 1838 sous la direction d’Otto Spazier, proposait tous les mois à ses lecteurs un florilège de la presse allemande, suisse, belge, suédoise, danoise, polonaise et russe.

Sous la Deuxième République, à la faveur de l’effervescence générale de la presse née de l’abolition des contrôles en 1848, de nouveaux titres sont fondés en France par des étrangers qui utilisaient Paris comme une plate-forme pour s’adresser à un public européen. C’était le cas de La Tribune des peuples créée par le poète, professeur et réfugié polonais Adam Mickiewicz, qui concevait son journal, rédigé par un comité de rédaction cosmopolite, comme un organe de défense du mouvement des nationalités ayant une envergure européenne :

« Nous créons un organe populaire européen, une Tribune des peuples.

Décidés à proclamer, à défendre les droits de la France, en tant qu’ils concordent avec les intérêts de la cause populaire en Europe, nous appelons toutes les nations à venir à cette Tribune, chacune avec sa libre parole.

Plusieurs étrangers qui ont acquis chez eux la popularité par une parole conforme à une vie de labeur et de sacrifices, nous prêtent fraternellement leur concours. »

Cette circulation de modèles – dont témoignent les périodiques qui reprenaient et traduisaient les nouvelles de pays étrangers, mais aussi ceux qui cherchaient à s’adresser à un public européen voire extra-européen – atteste l’existence d’une culture médiatique internationale ou même, pourrait-on dire, transnationale.

Les circulations de modèles médiatiques ont accru la place occupée par l’étranger et le lointain dans la presse. Elles ont homogénéisé les formats de diffusion de l’information tout en généralisant de nouvelles professions et des outils techniques dont il faut mesurer l’importance respective.

Parmi ces professions, il y a d’abord celle du correspondant de presse. Dans les feuilles politiques, le recours aux correspondants s’est généralisé dès le début du XIXe siècle. Les correspondances étaient le plus souvent anonymes, même si certaines étaient signées quand il s’agissait de la collaboration occasionnelle d’un voyageur, suscitée par les circonstances – tel ce médecin français assistant les insurgés polonais à Varsovie qui a rendu compte dans Le National de la situation politique et épidémiologique en Pologne en 1831. Le correspondant de presse a ainsi participé à la dilatation de l’espace public européen.

Les exemples les plus notoires nous les représentent comme des passerelles entre les pays, les genres littéraires, les pratiques professionnelles : Heinrich Heine, poète et journaliste, aussi francophile qu’Allemand ; William Thackeray, peintre et propriétaire de journal, correspondant à succès, écrivain couvert de gloire, que son radicalisme situait à l’extrême gauche en Grande-Bretagne comme en France. Les lettres des correspondants étrangers publiées par les grands titres faisaient circuler informations et idées en Europe et au sein de chaque pays, malgré la censure.

Au cours de la seconde moitié du XIXe siècle, la fonction de correspondant étranger s’est encore renforcée dans les rédactions de journaux, faisant toujours office de gagne-pain pour nombre de réfugiés politiques. Depuis son exil londonien, Karl Marx travaillait ainsi dans les années 1853-1862 comme correspondant de six journaux différents, publiés non seulement en Angleterre, mais aussi aux États-Unis, en Prusse, en Autriche et même en Afrique du Sud. La guerre de Crimée (1853-1856), dont Marx a d’ailleurs assuré la couverture pour le New-York Tribune, en captivant ses lecteurs, a représenté un temps fort dans le recours de plus en plus systématique à ces correspondants, moment auquel ont succédé deux autres conflits importants de ce point de vue, participant à la mutation du modèle vers celui du reporter.

D’abord la guerre de Sécession américaine, qui a vu s’intensifier la présence de correspondants des deux côtés du conflit, même si à cette époque les nouvelles mettaient encore plusieurs semaines à traverser l’Atlantique ; puis la guerre franco-prussienne de 1870-1871, durant laquelle s’est par exemple illustré un Archibald Forbes (1838-1900), envoyé spécial du Daily News.

À la fin du siècle, le correspondant de presse n’était donc plus un simple adjuvant de la rédaction d’un journal, recruté au gré des circonstances, mais un acteur essentiel dans la couverture des actualités venues de l’étranger qui occupait une place croissante dans les colonnes des journaux et dans l’horizon d’attente des lecteurs.

L’extension du reportage de guerre, mobilisant des correspondants venus de plusieurs pays, choque jusqu’aux journalistes ; Jules Claretie, dans le Rappel du 22 juillet 1870, qui a envoyé des correspondances à son journal depuis la Moselle, évoquait la couverture de la guerre :

« C’est à Metz que, pour le spectateur, la place est la meilleure. Aussi, quelle affluence de journalistes et de reporters !

La guerre aujourd’hui est devenue une “première” comme une autre. »

Ce nouveau genre participait à la mutation d’une presse devenue plus informative que politique. Le Phare de la Loire, le 29 janvier 1871, regrettait l’affaiblissement de l’arbitrage moral qui en découle, à l’heure de la défaite française face à la Prusse :

« Rien de moins rare, dans la presse européenne, que cette répugnance à juger le côté moral de la guerre actuelle. On dirait que les reporters anglais ont donné le ton partout. »

On voit que dans cette nouvelle économie de la fabrication de l’information, Londres demeurait centrale. Mais le recours croissant aux correspondances à l’étranger – conçues à la fois comme mode d’organisation des rédactions, mais aussi comme mode de construction de l’actualité – s’est mondialisé au fil du siècle.

Cela ne peut se comprendre sans évoquer le rôle des agences de presse qui se sont constituées dès le premier XIXe siècle et ont peu à peu tissé entre elles un réseau dense d’interrelations. En France, le bureau de Charles-Louis Havas a assumé, à partir de 1832, des traductions en français d’articles tirés de la presse étrangère (depuis l’anglais et d’autres langues). Dans l’autre sens, à partir de 1835, le bureau Havas, devenu « agence », a permis à la presse nationale de s’exporter dans de nombreuses langues européennes, en se mettant à expédier des nouvelles françaises vers l’étranger, que ce soit par la vente de dépêches ou même par des abonnements.

Au début des années 1870, quatre agences sont parvenues à établir un véritable cartel, divisant le monde en zones d’influence : Havas exploitait l’Europe méridionale, l’Amérique latine et les possessions françaises outre-mer ; l’agence prussienne Wolff, le centre, l’est et le nord de l’Europe, en incluant la Russie ; Reuter, l’Empire britannique et l’Extrême-Orient. Associated Press, fondée en 1848 par six quotidiens de New York et reliée plus tardivement aux trois agences européennes, dominait l’Amérique du Nord.

Si le quadrillage du monde par les agences de presse semblait désormais assuré, il n’en reste pas moins que la rupture représentée par le recours aux dépêches fournies par les agences, pouvait être abondamment critiquée. Par ailleurs, les journaux qui faisaient appel aux services des agences pouvaient tout à fait continuer de recourir à leurs propres correspondants à l’étranger.

Néanmoins, la prépondérance acquise peu à peu par les agences de presse à la fin du siècle a induit une uniformisation croissante de l’information sur l’étranger, toujours construite à partir des mêmes matériaux. La mondialisation de l’actualité était déjà décriée comme productrice d’uniformité ou comme facteur d’effacement d’un regard critique sur les nouvelles venues de l’étranger.

Ainsi, à la fin du siècle, la quasi-simultanéité de l’information qui permettait aux journalistes de couvrir des faits survenus partout ou presque dans le monde, a peu à peu conduit à « repenser la catégorie même de l’international ». Si la presse de la fin du XIXe siècle n’atteignait pas encore le degré d’immédiateté de l’information obtenu un siècle plus tard par les chaînes de télévision, on peut néanmoins pointer l’imbrication croissante des nouvelles de l’intérieur et de l’extérieur dans le système médiatique d’alors.

Delphine Diaz et Renaud Meltz sont historiens. Ils ont dirigé le 16e numéro de la revue Monde(s) (Presses universitaires de Rennes), consacré à la mondialisation de l’information au XIXe siècle.

Pour en savoir plus :

Jocelyne Arquembourg, « De l’événement international à l’événement global : émergence et manifestations d’une sensibilité mondiale », in: Hermès, La Revue, n° 46, 2006

Dominique Kalifa, Marie-Ève Thérenty, « Ordonner l’information », in : Dominique Kalifa et al. (dir.), La Civilisation du journal, 2011

William Thackeray, L’Album parisien, introduction de Frédéric Chaleil, Éditions de Paris, 1997