Interview

Les fantômes : figures omniprésentes dans l'Europe du XVIe siècle

le 25/02/2020 par Caroline Callard, Mazarine Vertanessian - modifié le 30/04/2020
« Cranch se disposait à adresser la parole au fantôme », estampe de Gustave Doré, 1856 - source : Gallica
« Cranch se disposait à adresser la parole au fantôme », estampe de Gustave Doré, 1856 - source : Gallica

Dans son ouvrage Le Temps des fantômes, Caroline Callard se lance sur la trace des spectres qui envahissent les maisons au XVIe siècle. L’historienne étudie ces apparitions pour comprendre les raisons de leur « retour » auprès des vivants.

Guerres de religion, massacres et pandémies ont plongé les populations  européennes de la fin du Moyen Âge dans un climat d’effroi, où l’existence des fantômes s’est réaffirmée avec une urgence nouvelle. Que firent alors les vivants de ces âmes « refusant de s’en aller » ? Comment organisèrent-ils une forme de cohabitation avec ces hôtes intempestifs ?

En analysant, dans Le Temps des fantômes, de nombreux témoignages de maisons hantées et autres apparitions de l’au-delà, Caroline Callard nous fait revenir au temps des fantômes de la première modernité.

Propos recueillis par Mazarine Vertanessian

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EN SAVOIR PLUS

RetroNews : Depuis quand la figure du fantôme existe-t-elle ?

Caroline Callard : Les apparitions des « ombres » des défunts sont fréquentes dans la littérature dès l’Antiquité. Au XVe et XVIe siècles, les humanistes relisent ces sources et l’imprimé leur donne une audience nouvelle, telle cette lettre, devenue célèbre, de Pline Le Jeune, dans laquelle il raconte l’histoire d’une maison hantée à Athènes.

Personne ne veut y habiter mais le philosophe Athénodore décide d’y passer la nuit. Pour armer son courage, il rassemble ses tablettes et à minuit, comme prévu, une apparition effroyable se dresse devant lui. Elle est pâle, vêtue de haillons et porte des chaînes d’où émane un bruit sinistre. De son doigt squelettique, elle désigne l’endroit où sont cachés les restes de son corps. Athénodore comprend que la créature hante la maison car elle n’a pas été enterrée selon le rite approprié. Le lendemain, il demande aux autorités d’exhumer la dépouille pour lui rendre les honneurs de funérailles publiques et la hantise cesse.

Ce récit est archétypal. On y trouve de nombreuses caractéristiques de la spectralité, comme la pâleur, l’effroi et la chaîne, qui matérialisent le fait que le fantôme réside dans une sorte de prison terrestre. Il y a aussi l’idée que les « mal ensepulturés » sont condamnés à errer tant qu’ils n’ont pas été enterrés selon le rite adéquat.

« Les apparitions des morts », récit de la légende d’Athénodore dans La Revue spirite, mai 1911

Quelles sources avez-vous utilisées pour écrire cet ouvrage ?

Il n’existe pas d’ « archives des fantômes » à proprement parler. Au Moyen Âge, les fantômes étaient plutôt cantonnés aux ouvrages de dévotion (Exempla, Miracula, Mirabilia…). Comme l’a bien montré Jean-Claude Schmitt, ces histoires édifiantes permettaient à l’Église d’étayer la croyance dans le purgatoire, d’où « revenaient » ces morts.

À partir du XVIe siècle, sous l’effet du schisme protestant qui rejette le dogme du purgatoire, un certain nombre d’écrits polémiques et savants prennent en charge la question des apparitions, devenue d’une actualité brûlante. Le plus important est celui du magistrat Pierre Le Loyer. Il publie un Livre des spectres, qui représente une véritable encyclopédie spectrale, dans laquelle il propose de faire du fantôme l’objet d’une science « au moins aussi assurée que celles des mathématiques ». L’imprimé diffuse ces textes à une nouvelle échelle, inventant d’autres formes, notamment des « libelles » de quelques pages, trouvant d’autres publics : déjà, le fantôme fait vendre du papier ! C’est un objet socialement très partagé.

Je suis partie de cette prolifération dans les imprimés, et ce sont eux qui m’ont menée aux archives.

Qu’est-ce donc que la « science spectrale » et comment s’élabore-t-elle ?

Il existait déjà un savoir des apparitions au Moyen Âge, confié à des théologiens : le discernement des esprits. Il s’agissait de savoir si l’apparition était véritable et de connaître son origine. Était-elle divine, diabolique ou humaine ?

Au XVIe siècle, et c’est là quelque chose de neuf, les laïcs s’emparent de la  question. Pierre Le Loyer, après avoir défini le spectre comme « une substance sans corps », établit un répertoire historique et typologique de tout le corpus d’apparition établi durant l’Antiquité et le Moyen Age jusqu’au XVIe siècle.

Il existe donc différentes sortes de fantômes…

Oui, dans les textes le fantôme est d’une grande plasticité : ce peut être celui d’un homme, d’une femme ou d’un enfant ; ce peut-être une voix, un souffle, une sensation. Il est frappeur s’il donne des coups, facétieux s’il joue des tours. Dans les cas de maisons hantées que j’ai pu étudier, les apparitions font trembler meubles et ustensiles ; la nuit, ces dernières grimpent aux lits pour se jeter sur l’estomac du dormeur, ou lui ferment la bouche pour l’empêcher de respirer.

Au XVIe siècle, le fantôme vient également prendre place au sein des familles nobles. La mémoire généalogique s’étire, le fantôme de l’ancêtre s’intègre naturellement, dans la famille nucléaire qui se forme dans l’Europe moderne, constituée désormais par les enfants, les parents, les grands-parents et… le fantôme.

L’humaniste italien Jérôme Cardan évoque ainsi dans son De Rerum Varietate (1567) le fantôme de la famille des Torelli, de Parme, qui apparaît chaque fois que l’un des membres du lignage doit mourir. Cette histoire connaît une grande fortune et, lorsque Pierre Le Loyer la raconte à son tour, il ajoute que le phénomène existe aussi chez beaucoup de nobles familles d’Anjou de sa connaissance…

Courte notice biographique au sujet de Pierre Le Loyer dans La Revue spirite, septembre 1883

Pourquoi les âmes des morts reviennent-elles sur terre ? Vous écrivez qu’elles ont « toujours quelque chose à demander aux vivants »…

Cette croyance était en effet essentielle pour l’Église car elle s’articulait à une économie du salut : les morts revenaient pour demander aux vivants des prières, mais aussi pour commander des pèlerinages ou des messes pour le salut de leur âme – ce qui se traduisait en rentrées d’argent pour l’Église.

Par exemple, il y a le cas de cette apparition touchante à Dole en 1628. Huguette Roy, une jeune femme de condition modeste, est enceinte et souffrante. Son mari, soldat, est parti rejoindre sa caserne. Elle est alors visitée par une mystérieuse chambrière qui la soigne et l’accouche. Huguette ne la reconnaît pas mais au bout d’un mois de visites quotidiennes, l’âme en peine lui dit s’appeler Léonarde Colin. Huguette se renseigne auprès des femmes de son entourage et apprend alors qu’il s’agit de sa tante, morte dix sept ans auparavant en laissant à sa sœur, la mère d’Huguette, un petit héritage dont Huguette a aussi profité. La jeune accouchée comprend qu’elle a une dette envers sa tante et part en pèlerinage pour délivrer son âme du purgatoire.

Cet exemple, qui nous est connu par le récit de son confesseur, est à la fois d’une grande orthodoxie (une âme du purgatoire vient réclamer un pèlerinage à ses descendants), mais il dit aussi davantage : la façon dont les fantômes peuvent prendre soin des vivants en situation de détresse.

Le culte protestant va essayer de se débarrasser des fantômes – mais sans succès. Pourquoi, selon vous ?

Au XVIe siècle, sous l’égide de Luther puis de Calvin, un schisme opère une séparation, dans l’Europe chrétienne, entre protestants et catholiques. Dans la religion protestante, les morts ne « reviennent » pas puisqu’il n’y a plus de lieu d’où « revenir » : le dogme du purgatoire est rejeté. Certes, c'est un soulagement pour les fidèles qui n’ont plus peur d’être persécutés par les fantômes, mais cela engendre dans le même temps un profond désarroi, car la croyance aux fantômes répond aussi à un désir des vivants de pouvoir « faire quelque chose » pour leurs proches disparus.

C’est pour cela qu’au XVIIe siècle, le culte protestant doit revoir ses ambitions à la baisse en ce qui concerne la rupture instaurée entre les vivants et les morts : les prières pour les morts reprennent, et, en Angleterre notamment, les récits édifiants d’apparitions réapparaissent.

« Hommes et choses – Le purgatoire », dans le journal radical républicain (et souvent facétieux vis-à-vis de la religion) L’Homme Libre, novembre 1886

Vous dites que le XVIe siècle est un « moment spectral ». Qu’entendez-vous par là ?

J’utilise cette expression pour essayer de caractériser l’action spécifique des fantômes au cours de cette période, par rapport à la période précédente et celle qui la suit. La polémique avec les protestants entraîne avec elle une promotion savante de l’objet fantôme. Cette promotion « arme » théoriquement les spectres et augmente leur puissance d’agir. Cette action peut se repérer, – c’est un point saillant de mon travail – dans le droit et notamment au tribunal.

Des cas de maison hantée sont portés devant les tribunaux entre les années 1570 et 1670, ce qui est tout à fait nouveau. Les locataires demandent au magistrat de pouvoir quitter la maison qu’ils louent avant l’échéance du bail pour cause « d’infestation d’esprits ». Le tribunal se mue en espace d’exorcisme et de sublimation de la peur. Ces procès indiquent d’ailleurs que les fantômes avoisinent d’autres motifs d’angoisse : ils apparaissent notamment après des cycles de peste meurtriers dans les villes ou dans un contexte de guerre civile – en France au XVIe siècle ou en Angleterre au XVIIe siècle. Mais les menaces ne sont jamais purement physiques ou matérielles, elles ont une forte empreinte spirituelle.

Dans un contexte de schisme, les chrétiens s’inquiètent de leur salut : ils ont le sentiment que Dieu s’éloigne et que sa colère pèse sur eux. L’inhumation elle-même devient problématique. Les catholiques refusent d’être enterrés dans les mêmes cimetières que les protestants. Ils refusent que la terre soit « souillée » par le corps de l’hérétique auquel ils prêtent d’obscurs pouvoirs. Inversement, les troupes protestantes s’attaquent aux tombeaux catholiques dans le cadre de campagnes iconoclastes. L’apparition de fantômes est aussi le fruit de ces violences.

Il faut cependant rappeler qu’au XVIe siècle tout le monde ne croyait pas aux fantômes…

Il est difficile pour l’historien de « sonder les reins et les cœurs » des sociétés du passé, de prétendre mesurer un niveau de croyance. Mais on peut évaluer le niveau d’acceptabilité d’un énoncé. À cet égard, il est certain que prétendre avoir vu un fantôme était socialement mieux accepté et moins disqualifiant qu’aujourd’hui. Des institutions comme l’Église ou la justice autorisaient cette affirmation. Pour autant, le doute aussi était préférable. Pour Érasme, par exemple, les histoires d’apparitions sont des fables.

Il ne faut pas se faire des sociétés du passé l’image d’un amas de superstitions : les fantômes y sont pris en charge par la science et il est admis de douter de leur existence.

« Une maison hantée à Battersea, en Angleterre », Excelsior, janvier 1928

Pensez-vous qu’avec le temps, la fin des superstitions et la chute de la pratique religieuse, les fantômes ont été « oubliés » ?

Ce n’est pas ce que les historiens ont montré, en tout cas ! Leurs études indiquent que la présence des fantômes est continue dans l’expérience des vivants en Europe occidentale : le XIXe siècle spirite fait tourner les tables et se régale de romans gothiques truffés d’apparitions. Au début du XXe siècle, lorsque le physicien Pierre Curie meurt, son épouse Marie Curie se rend auprès de la médium qu’il consultait régulièrement dans l’espoir d’entrer en contact avec lui.

L’histoire montre que le rapport des vivants avec les fantômes est de très, très longue durée et qu’elle n’est pas mécaniquement indexée aux croyances religieuses.

Caroline Callard est historienne, spécialiste de la Renaissance, directrice d’études à l’EHESS. Son dernier ouvrage, Le Temps des fantômes, est paru aux éditions Fayard en 2019.